240 une· révolution socialiste. Le socialisme s'étant toujours abstenu d'élaborer un programme précis d'édification socialiste (et pour cause, puisqu'il n'entendait pas verser dans l'utopie), le parti bolchévik sembla combler pour la première fois cette lacune en fournissant une expérience pratique susceptible de servir de guide. Rien n'illustre mieux l'état d'esprit de .nombreux socialistes et syndicalistes de l'époque que les lignes suivantes d'un révolutionnaire intègre, demeuré fidèle à son vieil idéal : Cette période transitoire, écrit Alfred Rosmer, 10 ce passage du capitalisme au socialisme, on ne l'avait jamais approfondie, on l'avait même escamotée quand on la trouvait devant soi comme un obstacle : on sautait de la société capitaliste dans une société idéale fabriquée à loisir. Même des militants syndicalistes comme Pataud et Pouget, dans un livre qu'ils avaient intitulé Comment nous ferons la Révolution, n'avaient apporté aucune contribution précise au problème de la période transitoire bien qu'ils y fussent engagés par le titre même de leur ouvrage : une brève grève générale ; le régime s'effondrait... et après quelques jours de troubles et un minimum de violences, les syndicalistes procédaient paisiblement à l'édification de la société nouvelle. Cela restait dans le domaine des contes de fées. A Moscou, en 1920, nous étions devant la réalité. La réalité de 1920 était si intolérable qu'elle incita, quelques mois plus tard, les marins de Cronstadt à la révolte et imposa à Lénine l'abandon du « communisme de guerre» que Boukharine venait de codifier, comme schéma ne varietur de la première étape de toute révolution prolétarienne, dans son Economie de la période de transition, publiée en 1920. Mais si tragique que fût le dénuement de la population russe, dû à l'arrêt quasi complet de tous les r9uages économiques, l'illusion que le coup d'Etat d'Octobre avait fourni un exemple universellement valable pesait d'un tel poids sur la pensée des communistes que dix ans plus tard encore, la commission du programme du Komintern jugeait le communisme de guerre inévitable pour les premiers pays qui s'engageraient dans la voie de la révolution prolétarienne et qu'il ne pourrait être épargné qu'aux derniers venus profitant de l'aide des pays « socialistes » déjà consolidés. Le prestige conféré au bolchévisme par les « dix jours qui ébranlèrent le monde » était si grand que bien des socialistes admettaient, quoique avec une certaine répugnance, cette prétendue « fatalité historique ». La propagande de Moscou en est d'autant moins responsable que les communistes n'avaient pas encore pris l'habitude d'ériger le mensonge en principe majeur. Le mensonge admis par Lénine dans sa Maladie infantile n'a trait qu'à la tactique syndicale, et s'il jure avec la « morale prolétarienne» au nom de laquelle le réprouvaient à juste titre les socialistes, il ne dépasse en rien les us et cout~es des politiciens 10. Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, pp. 89-90. Ouvrage publié en 1953. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES « bourgeois ». Ce n'est pas en cachant la misère créée en Russie par leur politique initiale que les communistes de ce temps faisaient du prosélytisme. Ce n'est pas en parlant du « paradis soviétique >>, mais en révélant la situation désastreuse de leur pays qu'ils faisaient appel à la solidarité du prolétariat international. · Ils ne jugeaient le mensonge profitable que dans les petites manœuvres; la doctrine marxiste à laquelle ils demeurajent attachés (à la lettre plus qu'à l'esprit) leur enseignait au moins que l'évolution générale du mqnde ne laisse pas ruser avec l'histoire. Il était réservé à Staline de démontrer un jour - ce qui n'est guère flatteur pour nos contemporains - que les gigantesques et monstrueuses impostures trouvent infiniment plus de crédulité que les petites duperies sans grande portée d'un Lénine. L'emprise du schéma révolutionnaire né de la révolution d'Octobre s'explique avant tout par le fait que le mouvement socialiste dans son ensemble était encore largement imprégné des conceptions héritées de la période de 1789-1830 et qu'Engels n'avait réfutées qu'en 1895. De plus, l'évolution de la doctrine dans un sens plus réaliste, mentionnée plus haut, était freinée alors par le maintien de structures politiques autoritaires dans lesquelles une accession pacifique au pouvoir grâce au suffrage 11niverselapparaissait à bon droit illusoire. Ce n'est que l'effondrement de l'absolutisme en 1918 qui transforma, dans la plus grande partie de l'Europe, en possibilités réelles les virtualités ébauchées depuis 1895. La crise doctrinale La coïncidence du coup d'État générateur d'un schéma dogmatique arbitraire avec l'instauration de la démocratie en Europe centrale et occidentale est donc à l'origine des vicissitudes que connut le socialisme démocratique au cours des dernières quarante années. Le suffrage universel lui permit d'exercer désormais dans la vie publique l'influence correspondant au nombre de ses adhérents et de ses électeurs. Une seule barrière s'opposait à la réalisation de ses objectifs : l'hostilité ou l'indifférence d'une plus ou moins grande partie de la population laborieuse, et il ne dépendait que de la politique socialiste de vaincre cet obstacle. Or, la scission bolchéviste affaiblit l'influence du socialisme démocratique dans les gouvernaments où.,,pour la première fois, à la différence de Millerand, les ministres socialistes ne faisaient plus figure d'otages. Du fait de la scission, la participation au pouvoir donna des résultats . bien souvent décevants, qui alimentèrent les campagnes démagogiques du comm11nisme et renforcèrent dans les partis socialistes les tendances hostiles. En restant dans l'opposition, les socialistes s'avéraient impuissants, mais ils empêchaient leurs partisans de passer au comm11nisme,
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