revue kistorique et critique Jes /aits et Jes idées NOVEMBRE 1957 - bimestrielle - Vol. I, N° 5 ln memoriam : Maxime Leroy MAXIMEI,EROY. ... . H. DUBREUIL. ...... . B. SOUVARINE ...... . ISAIAHBERLIN. .... . N. VALENTINO.V.... . MAXIMEGORKI..... Stimer contre Proudhon Maxime Leroy et la classe ouvrière Un anniversaire Le '' père '' du marxisme russe Le mausolée de Lénine PAGES OUBLIÉES Le coup d'État bolchévik L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE BRANKOLAZITCH.. . PAUL LANDY ....... . Z. BRZEZJNSKI..... . ROGERCAILLOIS .... Milovan Djilas et '' La Nouvelle Classe '' La Hongrie un an après Coup d'œil sur la Pologne RECHERCHES Pour une théorie élargie des jeux QUELQUES LIVRES R. C. TucKER: How the Soviet System Works, de R. A. Bauer, A. lnkeles et C:--Ktckhohn. - Branko LAZITCH: Du Bolchévisme, de Michel Collinet. - Sylvain , ,-i:--. MEYÉR: La DeuxièmeInternationale, 1899-1923, de P. van der Esch; préface de Georges Bourgin. - B. SouVARINE: Cuir de Russie, de Jacques Lanzmann. CHRONIQUE Falsifications historiques INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca G"no Bianco • • •
DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 20 : Octobre 1957 SOMMAIRE KarlKérényi . ...... . Dionysos, le Crêtois. Eloy Benito Rua no. . . La Notion d'Époque contemporaine. Maxime Rodinson .. . LaVie de Mahomet et le Problème sociologique des Origines de l'Islam. LadislasTatarkiewicz. L'Histoire de la Philosophie et I'Art d'écrire. FranciscoDavila : Le bon Pasteur (Sermon de Pâques 1646) traduit du quechua et présenté par GEORGES DUMÉZIL Chroniques Arvid Brodersen • • • • • Caractères nationaux : nouvel Examen d'un vieux Problème. Jean Cardinet ...... . L'Analysedes Performances intellectuelles. • ' RÉDACTIONET ADMINISTRAT/ON: 19, avenue Kléber, Paris 168 (Kléber 52-00) Revue trimestrielle paraissant en six langues : allemand, anglais, arabe, espagnol, françai!I et italien L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien Bottin, Paris 78 Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-3 3, Paris) Prix de vente au numéro : 200 fr. Tarifs d'abonnement : France : 700 fr. ; Étranger : 87 5 fr. Biblioteca Gino Bianco
revue historique et critique Jes faits et Jes idées NO VE MBR E 19 S 7 - VOL. 1, N° 5 SOMMAIRE IN MEMORIAM : MAXIME LEROY • . . . . . . . . . . . . . . . 2 77 Maxime Leroy . . . STIRNER CONTRE PROUDHON • . . . . . . . . . . . . . . . . 2 82 H. Dubreuil . . . . . MAXIME LEROY ET LA CLASSE OUVRIÈRE . . . . . . 287 B. Souvarine..... UN ANNIVERSAIRE • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 lsaiah Berlin . . . . . LE " PÈRE" DU MARXISME RUSSE . . . . . . . . . . . . . . 2 93 N. Valentinov . . . LE MAUSOLÉE DE LÉNINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 98 Pages oubliées Maxime Gorki... LE COUP D'ÉTAT BOLCHÉVIK.................. 304 L•Ex,périence communiste Branko Lazitch . . DJILAS ET " LA NOUVELLE CLASSE" . . . . . . . . . . . . 3 10 Paul Landy . . . . . . LA HONGRIE UN AN APRÈS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 15 Z. Brzezinski... . COUP D'ŒIL SUR LA POLOGNE . . . . . . . . . . . . . . . . 322 Recherches Roger Caillois . . . POUR UNE THÉORIE ÉLARGIE DES JEUX . . . . . . . . 32 7 Quelques livres Robert C. Tucker. . HOW THE SOVIET SYSTEM WORKS, de R. A. BAUER, A. INKELES et C. KLUCKHOHN . • • • . • • • • • . . . . • . • • • 3 32 Branko Lazitch . . . . DU BOLCHÉVISMEÉ. VOLUTIONET VARIATIONSDUMARXISMELÉNIN/SME, de MICHEL COLLIN ET • • • • • • • . . • • • • • . • . 33 4 Sylvain Meyer . . . . . LA DEUXIÈME INTERNATIONALE, 1889-19 23, de P. VAN DER ESCH. Préface de GEORGES BOURGIN • . . . . . . . . 3 3 5 B. Souvarine. . . . . . . CUIRDE RUSSIE, de JACQUES LANZMANN . . . . . . . . . . . . 33 7 Livres reçus Chronique FALSIFICATIONS HISTORIQUES. . . . . . . . . • . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 9 Biblioteca Gino Bianco Correspondance TABLESDU VOLUME I ( 1957) •
Roland MASPETIOL Consei/!er d'État LASOCIÉTPÉOLITIQUEET LEDROIT '' L'État, force mystérieuse dont l'Histoire n'a jamais osé s'occuper.'' SHAKESPEARE 1.800 F,. 432 pages * René PASSET PROBLÈMEÉSCONOMIQUDESL'AUTOMATION. '' Demain commence aujourd'hui ... ,, 960 Fr. 168 pages ÉDITIONS MONTCHRESTIEN ,=========l 160 rue Saint-Jacques, Paris, Ve ' LIBRAIRIE MARCEL RIVIERE & Cie 3/, rue Jacob, Paris V/e Francs CUVILLIER(Armand) ......... . Où va la sociologie française? . . . . 450 DURAND (Charles) .......... . Confédération d'États et État Fédéral 500 - DURKHEIM (Émile) . . . . . . . .. . Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie . . . . . . . . . 4 50 HALBWACHS (Maurice) ...... . Esquisse d'une psychologie des classes sociales ..... ·. . . . . . . . . . . 540 HYPPOLITE (Jean) ........... . Études sur Marx et Hegel . . . . . . . 600 LÉVY-BRUHL(Henri) ........ . Aspects sociologiques du droit . . . 49 5 MANNHEIM (l<arl)............ . Idéologie et Utopie . . . . . . . . . . . . . 6 00 MENDIETA Y NUNEZ (Lucio) Théorie des groupements sociaux. Le Droit Social . . . . . . . . . . . . . . . 690 RUBEL (Maximilien) .......... . Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.250 SORRE (Max.) ............... . Rencontres de la Géographie et de la Sociologie ................. . 570 VEXLIARD (Alexandre) ....... . Introduction à la sociologie du vagabondage, ................. . 600 Bibl-ioteca Gino Bianco
rev11elzistorique et critique Jes faits et Jes idées. NOVEMBRE 1957 Vol. 1, N° 5 IN MEMORIAM : MAXIME AXIME LEROY est mort dans la nuit du 15 au 16 septembre, après une courte maladie, à la surprise et à la consternation prof ondes de ses nombreux amis qui n'avaient pu imaginer une fin aussi soudaine. Malgré ses quatre-vingt-quatre ans, il avait travaillé jusqu'au bout à son Histoire des idées sociales· en France, dont trois forts volumes ont paru, et à l'édition critique des Œuvres de Sainte-Beuve, en cours de publication dans la collection dite de la Pléiade. En même temps, il écrivait pour « L'heure de culture française», émission radiophonique, des pages régionalistes, après avoir donné à ces émissions des causeries très écoutées sur Sainte-Beuve et sur les réformateurs sociaux du dernier siècle. Enfin, il n'a cessé d'animer de sa présence et de son rayonnement un cercle d'amis fidèles, qui se réunissait tous les mercredis, et des agapes périodiques où tant d'éminentes personnalités ont pris part à ses côtés pour lui témoigner leur sympathie et parler des problèmes de notre temps. Brusquement, tout cela n'est plus : un cerveau si brillant a cessé de penser, un cœur si sensible a cessé de battre. Les « mercredistes » du Port-Royal de l'amitié, expression de Maxime Leroy, sont en deuil pour toujours. Ils ont perdu en quelques années Paul Crouzet, Michel Augé-Laribé, Georges Guy-Grand, et voilà que Maxime Leroy les quitte, suivi à peu de jours par Jules L. Puech, son ami, le biographe de Flora Tristan, décédé dans son village du Tarn avant d'avoir pu écrire la nécrologie de Guy-Grand et sans avoir su la mort de Maxime Leroy. 11 convient d'associer BibliotecaGinoBianco LEROY ces hommes d'élite dans un même souvenir. Du petit groupe des Amis de Proudhon qui avait entrepris, sous la direction de Camille Bouglé et d'Henri Moysset, la réédition des œuvres complètes de P. J. Proudhon, où après Roger Picard et Aimé Berthod ont participé Maxime Leroy, Augé-Laribé, Guy-Grand et Jules L. Puech, il ne reste plus que Daniel Halévy, qui a pris une autre voie que celle des « mercredistes », et Armand Cuvillier, qui en suit encore une différente. Les derniers proudhoniens ne laissent pas de descendance intellectuelle. lvlAXIMELEROY,né à Paris le 28 mars 1873, se sentait tout particulièrement attaché à l'Alsace, pays natal de sa mère. Il aimait passer chaque année un mois d'été à Saverne où l'attendaient des amis très chers. Ce qu'il entendait par des « circonstances particulières à l'auteur » l'avait incité à écrire un livre : L'Alsace et la Lorraine, porte de France et porte d'Allemagne, paru en 1914 à la veille de la guerre, et le juriste qu'il était consacra un autre livre, vers la fin de la guerre, au Statut des Alsaciens-Lorrains ( 1917). Ayant fait son droit à Nancy, l'affaire Dreyfus lui inspira une orientation définitive dans l'action civique pour la justice. Ainsi commençait sa noble carrière de magistrat, de philosophe politique, de sociologue, d'historien, de professeur, de moraliste. Un hommage collectif a été rendu à la mémoire de Maxime Leroy par quelques amis procl1es,
278 le 17 octobre, à la Radiodiffusion française qu'il avait illustrée de sa parole érudite pendant des années. M. Roger Lutigneaux, directeur des Émissions culturelles, parla d'abord de l'ami, dans une brève allocution introductive. Et en effet, le mot ami pris dans son vrai sens se présente tout d'abord à l'esprit quand on pense à Maxime Leroy et au cercle d'amitié qui se formait autour de lui. Roger Lutigneaux parla « de l'homme incomparable qu'il fut et de l'ami que nul autre ne pourra remplacer ». Il l'avait connu par Paul Crouzet, « auteur de cette Grammaire latine et de cette Grammaire grecque avec lesquelles tant d'élèves, depuis plus d'un demi-siècle, ont fait leurs humanités ». Peu après, Maxime Leroy entrait à l'Institut de France, « mais l'âge n'avait pas eu raison de sa magnifique jeunesse ... , et il me pressait de l'employer à m'aider, à rédiger des lettres, à faire des courses» ... ~- APRÈS ROGER LUTIGNEAUX,ce fut un ami d'enfance du défunt, Fernand Gregh, son condisciple au lycée de Vanves (devenu lycée Michelet) à l'âge de huit ans, qui évoqua l'écolier avec « sa figure douce sous des cheveux épais », , . . . . . , avec << ce ser1eux que corr1gea1ent sa v1vac1te d'esprit et un charmant sourire », un sérieux qu'il a gardé « à travers toutes ses études au lycée, puis à la Sorbonne, puis à l'École de Droit, et enfin dans la magistrature qu'il a longte1nps exercée et qui assurait honorablement sa vie matérielle ». Tout naturellement, l'académicien tint à dire le bien qu'il pense àe Maxime Leroy saintebeuvien le plus érudit et le plus éclairé : « Son livre sur la politique cle Sainte-Beuve est magistral. Il montre en cet homme qui a découragé ses meilleurs amis par ses apparentes volte-face un libéral profond, ayant le sens de l'ordre dans la passion de la liberté, ce qui est une assez belle définition. Il aurait d'ailleurs pu se définir ainsi lui-même. Il était l'un des derniers représentants de cette génération élevée dans les lycées de la Troisième République où la science n'avait pas encore pris la primauté nécessaire, et où les lettres formaient sans esprit de spécialité des esprits _naturellement ouverts aux idées et qui continuaient la tradition la plus française, celle d'un généreux et large humanisme. « La publication des œuvres de Sainte-Beuve dans l'édition de la Pléiade; conclut M. Fernand Gregh, est un monument qui fait à Maxime Leroy le plus grand honneur. De cet esprit complexe ondoyant et varié de Sainte-Beuve BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL et de sa vie publique et privée, celle-ci parfois assez mystérieuse, il a tout su, et il en éclaire tout par des notes qui font de ces volumes des modèles de critique historique et littéraire. » 11 revenait à M. André I thier, avocat général à la Cour de Cassation, d'exalter le juriste : « Ce n'est pas seulement la justice en soi dont Maxime Leroy avait la nostalgie, mais encore la justice qui s'applique aux faits, celle qui, autrefois, était rendue sous un chêne. C'est ainsi qu'il a été impérieusement attiré vers une activité judiciaire dont le ressort premier est l'équité. » Autrement dit, Maxime Leroy devint juge de paix à une époque où ce magistrat, seul en France, « avait le droit de juger sans s'attacher au texte de la loi - en quelque sorte maître après ? Dieu en son prétoire». 11 assuma cette charge pendant trente-cinq ans, à Paris et en banlieue, après la publication retentissante d'une lettre que lui avait inspirée la sentence du président Magnaud, « le bon Juge » fameux à l'époque. « Juge de paix à Paris alors que Joubert s'était contenté de Montignac, quel merveilleux poste d'écoute pour celui qui se disait modestement observateur social », poursuivit M. Ithier qui, avec raison, fit allusion à certaines anecdotes de prétoire que Maxime Leroy se plaisait à raconter, et qu'il faut avoir entendues pour approuver en parfaite connaissance de cause M. Ithier quand celui-ci loue notre ami qui mettait au service de ses administrés, cc-en même temps que son savoir, les mouvements d'une grande â1ne », sachant éviter de nombreux procès, « insensible aux habiletés du pharisien, mais attentif à la faiblesse de l'ignorant qui n'a d'autre argument que l'innocence de son cœur ». M. Ithier rappela le labeur du juge de paix pendant les années tragiques, de 1914 à 1918. Maxime Leroy « est prodigue non seulement de son temps et de son travail, mais aussi d'une· certaine chaleur humai11e, celle qu'on retrouve dans tout son comportement et dans toute son œuvre ». « Animateur, Maxime Leroy l'a été parmi ses collègues, comme auprès de ses élèves de la rue Saint-Guillaume ou pour les convives du célèbre dîner. C'est pourquoi il fut amené à présider la Conférence des Juges de Paix de Paris et de la Seine. » M. I thier l'y a bien connu dans l"e' xercice de ce rôle, ce qui lui permet d'esquisser en quelques lignes ces traits , . . caracter1st1ques : ccUniversitaire né, son propos comme l'expression de son regard avait quelque chose de socratique ; l'intelligence de son raisonnement, tempérée par une ironie bienveillante, était irrésistible. Je le vis entouré de la sympathie défé-
IN MEMORIAM rente de ses collègues, car, sans qu'il y paraisse, il enseignait à cette conférence comme il devait enseigner les plaideurs, comme il avait toujours enseigné ses étudiants, ceux de l'Université populaire qu'il avait créée en Lorraine quand il avait vingt ans, et puis ceux de la Fondation des Sciences Politiques, et comme il désirait que l'on enseignât les jeunes magistrats. » En terminant son hommage, M. Ithier exprima bien le sentiment unanime des collègues en magistrature ainsi que des professeurs et des élèves de Maxime Leroy aux Sciences Politiques en mettant l'accent sur ces qualités qui, dans des fonctions judiciaires assez exceptionnelles, ont permis à Maxime Leroy d'être, « par sa science et sa conscience, en même temps qu'un grand penseur, un grand magistrat». Qualités que Maxime Leroy cumulait avec d'autres, trop sommairement indiquées dans les allocutions suivantes. B. Souv ARINE parla de l' « écrivain social » en évoquant d'abord « la période héroïque du syndicalisme français, et notamment le congrès de la Confédération générale du travail qui se tint à Amiens en 1906 et vota la fameuse motion dite charte confédérale, définissant les rapports entre l'organisation syndicale ouvrière et les partis politiques ». Peu de survivants de cette époque et des deux guerres savent que Maxime Leroy, qui avait discrètement assisté au congrès d'Amiens, mit la main (pour la rédaction) à la charte qui fit couler tant d'encre. En effet, Maxime Leroy était alors l'ami et confident de Victor Griffuelhes, l'ex-ouvrier cordonnier devenu secrétaire de la CGT au début du siècle et jusqu'à 1908, qu'il aida de ses conseils et de ses connaissances. Il devint aussi l'ami d'Alphonse Merrheim, autre militant éminent du mouvement ouvrier dans les temps difficiles, futur secrétaire de la Fédération syndicale des Métaux, avec lequel il échangea une correspondance suivie qui fut déposée au Centre confédéral d'Éducation ouvrière, peu avant la dernière guerre. B. Souvarine résuma en ces termes la contribution du regretté président de l'Institut d'Histoire Sociale à l'étude du mouvement syndical et des doctrines sociales réformatrices uo révolutionnaires : « Sans appartenir à aucune école socialiste ni à aucun parti, et sans être d'origine ouvrière, Maxime Leroy est le premier juriste et sociologue français qui se soit intéressé à fond au syndicalisme naissant, qui l'ait étudié avec une ardente sympathie compréhensive et qui lui ait consacré BibliotecaGinoBianco 279 des ouvrages désormais indispensables à l'intelligence de ce grand fait social contemporain. « Déjà dans son livre intitulé Les Transf ormations de la puissance publique, qui fut un événement intellectuel en 1907, Maxime Leroy avait montré la force croissante du syndicalisme derrière la façade des institutions issues des principes de la Révolution française. Un ouvrage précédent analysait le Droit des fonctionnaires (1906) et l'ouvrage suivant traita des Syndicats et services publics (1909), avant la publication mémorable en 1913 des deux volumes de La Coutume ouvrière, œuvre originale et d'une érudition sans égale en cette matière. « Dans La Coutume ouvrière, Maxime Leroy se défend d'écrire une histoire du mouvement ouvrier. Il veut '' tenter l'œuvre nouvelle d'une systématisation de la pratique syndicale actuelle, qui s'est développée librement, en dehors de la loi '', il entreprend, '' loin des anciennes disciplines '', '' une explication descriptive de la coutume ouvrière, selon la méthode générale proposée par la nouvelle sociologie qui s'est mise à l'école de l'histoire''. Plus tard, dans Les Techniques nouvelles du syndicalisme, en 1921, il décrira et commentera avec maîtrise l'évolution des syndicats après la guerre ainsi que les méthodes de leur action revendicative. « Le juriste et philosophe politique s'est fait historien des doctrines sociales et biographe des grands réformateurs sociaux avec ses deux livres si remarquables sur Le Socialisme des producteurs, le saint-simonisme, et sur La Vie véritable du comte de Saint-Simon (1924 et 1925). En même temps, il rééditait en l'annotant une œuvre capitale de Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières. Et dans les années suivantes, ce grand travailleur donnait coup sur coup des travaux de premier ordre sur Fénelon et ses idées morales, sur Stendhal et ses idées politiques, sur Taine et ses idées historiques, même sur Descartes social, de 1928 à 1933, et sur La Politique de Sainte-Beuve, en 1941. On lui doit encore un précieux recueil de textes sur Les Précurseurs français du socialisme, de Condorcet à Proudhon, publié en 1948. « Enfin, Maxime Leroy laisse trois tomes d'une œuvre monumentale, hélas inachevée, son Histoire des idées sociales en France, de Montesquieu à Robespierre, de Babeuf à Tocqueville, d' Auguste Comte à Proudhon, où la richesse documentaire et le talent d'exposition égalent la finesse de l'analyse. Nul autre que lui n'aurait pu entreprendre, sur un tel sujet, une tâche aussi considérable. « Ces quelques mots sur Maxime Leroy écrivain social ne donnent évidemment qu'une
280 trop faible idée de son vaste savoir mis, comme disait Saint-Simon, au service '' du plus grand nombre '' ~ Souhaitons que son exemple éveille des vocations et suscite des disciples dignes de leur maître. » IL ÉTAIT NATUREL, dans le Contrat Social, de s'arrêter plus longuement sur l'« écrivain social » expression vague et insuffisante, mais la seul; qu'offre la langue fr~nçaise pour ~ifférencier cette part de la pensee et du trav?il de Maxime Leroy. Après cela, M. Jules Mih~ra, président honoraire à la Cour de Cassation, prononça les paroles les plus émou~an~es en souvenir du régionaliste que fut l'ami disparu. Cet aspect de la vie de Maxime Le:o~ r~ste un des moins connus. Membre de la Federation régionaliste française depuis_ plus d'un deII?: siècle, le Parisien alsacien avait longtemps habite Hossegor et observé notamment le sud-~uest de la France (son dernier écrit, lu à la radio le 17 octobre est sur les Landes). Ce que dit M. Mihur; sur Maxime Leroy régionaliste vaut pour tous les autres aspects de la riche personnalité intellectuelle dont on déplore la p~r~e; « Son savoir était immense et son activite s'exerça dans des domaines fort différents, mais tendant essentiellement, à travers tous ses ouvrages, à présenter un panorama social aussi objectivement que possible, avec un constant souci scientifique, tout fait de patience et de prodigieuse assimilation. Le _secret de sa réus~ite, le voici sans doute : Maxime Leroy soucieux de l'avenir était d'abord curieux du passé et c'est cette recherche attentive du passé, ces minutieuses informations dans le bouillonnement des coutumes, des métiers, des courants sociaux qui tout naturellement devaient faire de Maxime Leroy un régionaliste. Et il l'a été, dans toute l'acception du terme, en pleine efficacité. » M. Mihura rappelle le mot de Charles-Brun, fondateur de la Fédération régionaliste, définissant le régionalisme comme « la conscience d'un passé et la préparation d'un avenir », ce qui caractérise aussi Maxime Leroy et s'applique à toute son œuvre, à ses recherches, à ses travaux d'historien, de critique, de sociologue. Il souligne l'opportunité «de maintenir et de renforcer les salutaires tentatives de défense contre le péril de nivellement et d'uniformisation», opinion que partageait Maxime Leroy, « horrifié par les perspectives même encore lointaines d'une humanité de moins en moins différenciée », toujours enclin à encourager «les efforts faits pour maintenir les contacts directs de l'homme avec le coin de terre qui l'a vu naître et pour BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL empêcher les particularités ~on~ il av2it le culte de se dissoudre dans la grisaille montante de l'impersonnel ». , . D'autres amis ou collegues de Maxime Leroy ne manqueront pas, sans doute, d'apporter leur hommage à cette mémoire si chère dans les publications où ils prennent part.* Déjà M. Max Richard, dans Le xxe siècle du 28 septembre, a noté justement qu'on_oubliait, l'âg~ de _M~m~ Leroy «à le voir si Jeune d esprit, si vif, s1 attentif au mouvement des idées et des hommes » (il participait encore activement au Comité de rédaction de la revue Fédération, entre autres). «Cet homme modeste, courtois, bienveillant était un grand travailleur. Il laisse une œuvre considérable qui déborde la notoriété qu'!l s'était acquise parmi les happy few », poursuit M. Max Richard, rappelant le Sainte-Beuve de la Pléiade, les ouvrages sur Stendhal, sur Taine, sur Saint-Simon, sur Fénelon - et surtout que «Maxime Leroy, premier entre tous, a exploré en France un domaine neuf: la signification du syndicalisme. (...) Sa Coutume ouvrière reste un ouvrage irremplaçable et irremplacé. Co~plétée quelque dix ans plus tard par Les Techniques nouvelles du syndicalisme, elle trace les grandes lignes d'un droit social coutumier fondé sur les traditions ouvrières et non sur le juridisme d'État». Dans le Journal de Genève du 18 septembre, M. Henri de Ziegler dit, de la mort de Maxime Leroy : «Cette triste nouvelle affectera prof ondément les amis nombreux qu'il comptait dans notre ville. Ils espéraient l'y revoir aux dernières Rencontres internationales. Depuis douze ans, il y prenait part avec une invariable fidélité. » Le même écrivain évoque « la longue carrière de Maxime Leroy ... exemplairement laborieuse et féconde », son activité dans des domaines fort différents, ses œuvres principales, et il dépeint l'homme si humain : « Il était un causeur incomparable, et l'on ne pouvait conter mieux. Sa mémoire était un trésor de souvenirs et d'anecdotes. Mais sa bonté prof onde émoussait les pointes de sa malice. Nul ne se montrait ni plus sensible, ni plus fin. Il faudrait encore parler des dîners Maxime Leroy. Ceux qui ont eu le privilège d'y être accueillis au moins une fois savent quelles fêtes de l'esprit ils pouvaient être. Octogénaire, ce savant si humain et si discret demeurait merveilleusement Jeune, recherché par des amis bien moins âgés que lui. » Le Monde du 19 septembre, dans une notice nécrologique, a mentionné les titres de Maxime Leroy : professeur honoraire à !'École des • On li;a J;)lusloin l'article que lui consacre Hyacinthe Dubreuil. · · •
N MEMORIAM Sciences Politiques, membre de l'Institut de Sociologie, de l'Académie internationale de Science politique et du Centre international de Synthèse, élu à l'Académie des Sciences morales et politiques en novembre 1954. Ajoutons qu'il avait succédé à Émile Henriot pour présider la Société Sainte-Beuve. De ces divers titres, il 281 ne tirait ni avantage, ni vanité. On comprendra que pour notre revue, sa qualité de président de l'Institut d'Histoire Sociale ait primé toute autre. Sa dernière communication à l'Académie des Sciences morales et politiques traitait de Sainte-Beuve politique et social : elle a été publiée dans le n ° 1 du Contrat Social. ŒUVRES DE MAXIME LEROY MAXIME LEROY groupait ses œuvres sous quatre rubriques générales, comme suit : * Histoire du travail dans ses relations avec les organisatiotis professionnelles, les institutions et les services administratifs : La Coutume ouvrière, 2 vol. Giard et Brière, 1913. Syndicats et services publics. Armand Colin, 1909. Les Techniques nouvelles du syndicalisme. Marcel Rivière, 1921. La Société des Nations. Pédone, 1932. La Société des Nations. Giard et Brière, 1917. Histoire de l'influence des groupements professionnels sur l'évolution des institutions du droit public et privé, en particulier sur celle du contrat de travail : Le Code Civil et le droit nouveau. Société Nouvelle de Librairie et d'Édition, · 1904. Les Transformations de la puissance publique. Les Syndicats de fonctionnaires. Giard et Brière, 1907. La Loi. Essai sur la théorie de l'autorité dans la démocratie. Giard et Brière, 1908. Pour gouverner. Grasset, 1908. La Ville francaise. Institutions et libertés locales. Marcel Rivière, 1927. Histoire des doctrines politiques, écotiomiques et sociales : Les Tendances du pouvoir et de la liberté en France au XXe siècle. Recueil Sirey, 1937. Histoire des idées sociales en France. 3 volumes parus : I. De Montesquieu à Robespierre. Gallimard, 1946. II. De Babeuf à Tocqueville. Gallimard, 1950. III. D' Auguste Comte à P. J. Proudhon. Gallimard, 1954. • Nous res~ectons ~aalcment l'ordre non chronologique adopté par 1 auteur. BibliotecaGinoBianco Le Socialisme des producteurs. Henri de Saint- . Simon. Marcel Rivière, 1924. Les Précurseurs f rancais du socialisme. De Condorcet à Proudhon. Temps Présent, 1948. (Actuellement : Le Seuil.) Pour gouverner. Grasset, 1918. Introduction à l'art de gou·verner. Recueil Sirey, 1937. Biographies à tendances sociales : La Vie véritable de Saint-Simon. Grasset, 1925 Descartes, le philosophe au masque. 2 vol.· Rieder, 1929. (Actuellement : Presses Universitaires de France.) Fénelon. Alcan, 1928. (Actuellement : Presses Universitaires de France.) Taine. Rieder, 1933. (Actuellement : Presses Universitaires de France.) La Pensée de Sainte-Beuve. Gallimard, 1940. La Politique de Sainte-Beuve. Gallimard, 1941. Vie de Sainte-Beuve. Janin, 1947. A ces ouvrages, on ajoutera deux éditions critiques : Sainte-Beuve : Œuvres co,nplètes. Bibliotl1èque de la Pléiadl!, Gallimard. P. J. Proudhon : De la cap2cité politique des classes ou 11 1ères. Marcel Rivière. Enfin, deux autres ouvrages dont M1xime Leroy nous dit qu'ils « doivent leur origine à des circonstances particulières à l'auteur » : L'Alsace et la Lorrain , porte de France et ports d' Allem:igne. Ollendorff, 1914. Les premi rs a,nis français de Richard Wagntr Albin Michel, 1925. * . Le Dère de Maxime Leroy était un an1i di.:W ..i ~ncr.
STIRNER CONTRE PROUDHON* par Maxime Leroy DU TEMPS de Louis-Philippe et de Napoléon III, il ne semblait pas possible qu'un esprit pût pousser l'audace de la négation plus loin que Proudhon. Il combattait avec la même force tous les partis, toutes les idées : le suffrage universel et les dogmes de l'Église, Dieu, la propriété, l'autorité, le socialisme et le libéralisme, et, crime moins pardonnable, il traitait les hommes avec plus d'irrévérence encore que les livres, ridiculisait par de terribles sarcasmes l'archevêque Mathieu, le socialiste Louis Blanc, l'économiste orthodoxe Bastiat et l'ondoyant et divers Prince-Président. Il résumait ses audaces en de courtes formules blasphématoires : la propriété, c'est le vol ; Dieu, c'est le mal ; Satan, c'est le bien. On se rappelle peut-être son invocation lyrique à Satan, intelligence de l'univers. Il effrayait, épouvantait. Le pape l'excommuniait, les tribunaux le condamnaient, les curés le dénonçaient en chaire comme l'antéchrist, toute l'opinion enfin en faisait l'être foncièrement antisocial. Ce petit homme à lunettes, pendant trente ans, fut tout l'irrespect et tout le blasphème. Le monde civilisé finissait à ses livres, comme le monde antique aux colonnes d'Hercule. Aujourd'hui il faut changer cette géographie. Un négateur plus dirimant, un blasphémateur plus irréligieux, un plus vorace « idéophage » a été révélé au public : Max Stirner, l'auteur de L' Unique et sa propriété. Peu connu en Allemagne, Stirner 1 est en France beaucoup plus un nom qu'une doctrine. On le cite cepe'ldant et son livre a eu les honneurs de deux tra<..tUCtionsM. . Victor Basch lui a consacré une importante étude. 2 Si on le cite, si on l'étudie même, il semble que l'on ait trop tendance à le situer en dehors de la pensée contemporaine, à le considérer comme un excentrique, un cas d'intellectualisme morbide. Vue inexacte, car Stirner est * Les pages de Maxime Leroy reproduites ici gardent toute la valeur de l'inédit, puisqu'elles ont paru en 1905 dans La Renaissance Latine et ne se trouvent dans aucun recueil accessible. Après un demi-siècle, cette étude n'a pas vieilli et, en outre, elle offre l'intérêt d'exprimer à propos de Stirner et Proudhon des idées chères à l'auteur dont. elles caractérisent bien la tournure d'esprit si libre .et st ouverte. Biblioteca Gino Bianco bien de son époque ; il est même un des types qui la représentent le mieux, comme un des promoteurs de l'extension de la méthode scientifique à la morale et au gouvernement des sociétés. Reconnaissons en lui un de ceux qui auront participé à la formation du scepticisme moderne. SCEPTIQUE, Proudhon l'était certes, mais il croyait encore, il croyait trop; Stirner, lui, ne veut plus croire, rien croire. Par là, il a été au delà de l'auteur de La Révolution sociale, qui avait, en effet, laissé quelque chose à démolir après lui : la Justice. « C'est une ennemie, une vieille ennemie qui a pris un visage nouveau. » C'est à cette dernière autorité, intacte chez les plus laïcs et les plus révolutionnaires de nos contemporains, que Stirner s'attaquera. Proudhon pensait avoir donné à la civilisation post-révolutionnaire sa spécifique et irréfutable formule philosophique. Stirner s'insurgera contre cet optimisme et contre Proudhon, le plus dangereux continuateur de la tradition, le plus dangereux parce qu'il s'ignorait. Mais Stirner, en combattant ce polémiste terrible, le continuait inconscient, lui aussi, de ses attaches traditionnelles ~ il le suit contre les mêmes ennemis, il est de 1~ lignée proudhonienne. · Proudhon donnait une foi, et il s'en faisait l'apôtre; il alla même jusqu'au martyre pour la défendre : le martyre de la prison. Il était sceptique cependant, et d'un scepticisme, au fond, voisin de celui de Stirner ; c'est là qu'est la filiation. Il faut, écrivait-il dans son plus célèbre livre il faut, tandis que la multitude est à genoux, arrache: la vertu au vieux mysticisme, extirper du cœur de l'homme le reste de latrie qui, entretenant la superstition détruit en eux la justice et éternise l'immoralité. ' 1. Max Stimer est le pseudonyme du professeur bavarois J~an-Gaspar~ Schmitt. Il est né en 1806 à Bayreuth, future ville .wagnéri~nne. ~lève de Hegel et de Schleiermacher, il étudia la philosophie et la théologie; il séjourna successi.:. vement à B~rlin, à. Erlangen, à ~œnigsberg, à Kulm, et revint finalement a Berlin. Il y devmt professeur de jeunes filles et y mouru,t pauvre en 1856. - 2. Victor Basch : L' Individualisme anarchiste - Max Stirner. Paris, Félix Ale~, 1904.
MAXIME LEROY Dans une prosopopée., artifice qui lui est familier., Proudhon· avait déjà invoqué l'ironie., devançant Stirner et notre Anatole France. Elle forme l'épilogue des Con:fessions d'un révolutionnaire. Ironie, vraie liberté ! C'est toi qui me délivres de l'ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l'admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l'adoration de • A mo1-meme. Et Proudhon continuait., sur un mode de tendresse : Douce ironie ! Toi seule es pure, chaste et discrète. Tu donnes la grâce à la beauté et l'assaisonnement à l'amour; tu inspires la charité par la tolérance; tu dissipes le préjugé homicide ; tu enseignes la modestie à la femme, l'audace au guerrier, la prudence à l'homme d'État ... Tu fais la paix entre les frères, tu procures la guérison au fanatique et au sectaire. Cette prosopopée est stirnérienne par toute la force d'irrespect qui l'anime : dans ces quelques lignes est virtuellement toute la philosophie de L'Unique. _ Mais la foi l'emporte. La critique n'a guère signalé que les négations de Proudhon. C'est une grave erreur : Proudhon a une doctrine positive; Stirner ne le vit que trop. Les querelles de Stimer nous auront aidé à mieux discerner tout ce qu'il y eut de dogmatique dans l'œuvre de ce négateur : il dénonce à son tour la latrie qui demeure dans l'esprit de cet ennemi de l'Église. « Nous appelons sceptiques., dit l'auteur du Jardin d'Epicure., ceux qui n'ont point nos propres illusions., sans même nous inquiéter s'ils en ont d'autres. » Proudhon précisément avait d'autres illusions que ses adversaires. Si Proudhon a combattu avec vigueur les concepts de l'Église et de l'École., il est très éloigné de l' acroyance. Ce sceptique a horreur du pyrrhonisme. Il disait, en effet : Pour former un État, pour conférer au pouvoir l'adhésion et la stabilité, il faut une / oi politique, sans laquelle les citoyens, livrés aux pures abstractions de l'individualisme, ne sauraient, quoi qu'ils fassent, être autre chose qu'une agrégation d'existences incohérentes. On voit déjà si Proudhon laissait encore à nier : il avait désaffecté la cathédrale; Stirner voudra la démolir. Stirner ne fut pas moins brutal que l'auteur de L' Anti-Proudhon; il le prend à la gorge et le rudoie comme un malhonnête homme ; Proudhon., d'ailleurs., avait traité Rousseau de cc charlatan . genevois ». « Ainsi, écrit l'auteur de L' Unique., Proudhon a dit effrontément : « L'homme est fait pour vivre « sans religion, mais la loi morale est éternelle et u absolue, qui oserait attaquer la morale? » Le professeur berlinois osa. 8 Il eut tort d'oublier 3. L' Unique et sa propriété, traduction de Henry Lasvignes. Ed. de La Revue Blanche. BibliotecaGinoBianco 283 que Proudhon., malgré sa foi, avait préparé la voie à tous ses doutes. Stirner, par d'autres points encore., touche à Proudhon. Comme lui, il met au centre de sa philosophie la volonté individuelle ; non sans modification, car sa volonté à lui restera individuelle, farouchement : jamais il ne la fera servir à reconstruire la société., comme fit Proudhon avec Rousseau. Proudhon reprochait à Rousseau d'avoir mal reconstruit la société; Stirner fera à Proudhon le reproche de ne pas l'avoir assez détruite : c'est ici que les différences commencent. Stirner se sépare de Proudhon., ou mieux., il le dépasse., lorsqu'il considère la morale comme une transformation purement extérieure de la religion. Elle est à l'État démocratique., pense-t-il., ce que la religion était à l'État autocratique de naguère. Son essence est la même, elle est autoritaire., c'est une intolérance., un autre Indiscutable; Dieu s'est réincarné dans l'impératif populaire. C'est la même tutelle : les lois morales commandent., elles n'admettent point la discussion., elles sont l'absolu, elles exigent le respect., provoquent l'apostolat., inspirent le fanatisme ; une orthodoxie suit une autre orthodoxie; c'est de l'orthodoxie dans son sens étroit. Même modifiée dans un sens laïque, la morale est composée de (< mots-Dieux », vérité., droit, lumière, justice., qui dès qu'on ose les toucher provoquent une formidable clameur dans toute la société. L'individu qui les discute ou seulement les raille est traité de profanateur, de sacrilège, appelé dans l'actuelle terminologie criminel., utopiste~ révolutionnaire. En quoi nous libère-t-""lle de la religion? La morale est un dogme enc-cre, le rite le plus récent de notre crédulité. « La foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse. » Stirner nous montre alors, avec vivacité et colère,. comment l'homme est la chose., l'esclave du bien. et du juste qu'il veut réaliser : « L'homme moral agit pour servir un but ou une idée, il se faitl'instrument de l'idée de bien, absolument comme l'homme religieux se glorifie d'être l'instrument de Dieu. » Et., toujours riche en métaphores, comme son maître., il compare en divers endroits l'homme· à un « possédé : et par là nous ne sommes guère moins crédules que nos grand-mères qui font dévo-- tement leurs pâques. Celui qui ne croit plus aux: fantômes n'a qu'à être conséquent, il doit pousser plus avant dans son incroyance pour voir qu'il ne se cache aucun être particulier derrière les choses, aucun fantôme, ou, ce qui revient au même, en prenant le mot dans son acception naïve, aucun esprit». Stirner insiste : Les vérités sont des phrases, des façons de parler, des paroles reliées entre elles, c'est-à-dire mises à la file, elles forment la logique, la science, la philosophie. Il conclut finalement que la vérité est ennemie de l'homme : Tant que tu crois à la vérité, tu ne crois pas à toi, tu es un serviteur, un homme religieux. Toi seul es la vérité, ou plutôt tu es plus que la vérité, qui pour toi n'est • rien . •
284 La volonté humaine ne sera donc libérée que par le scepticisme. « Puis-je me dire libre, ter1nine le contempteur de Proudhon, si des puissances verbales aussi vaines que des idoles me commandent encore? » Dès maintenant, la question n'est plus comment acquérir la vie, mais comment en user, comment en jouir ; en d'autres termes, il ne s'agit plus de rétablir en soi le vrai moi, mais de se résoudre et d'user de soi par la vie même. N'ayons plus soif d'idéal, plus de « détresse spirituelle », plus de « détresse temporelle ». Plus d'extase : Stirner nous fait baisser les yeux vers la terre ; il nous montre le vaste monde qui est à nous, puis nous jette sur lui. Mais il nous met immédiatement en garde contre l'enthousiasme qui guette le laïque en mal d'un nouveau paradis terrestre. Et ici l'auteur de L' Unique note la même transposition que dans la morale. Jadis, il s'agissait de réaliser la patrie céleste ; aujourd'hui, la patrie terrestre. L'ennemi a changé de visage. C'est encore une collectivité qui veut m'oppresser, un au-delà à moi-même qui prend ma liberté. Des concepts, encore des concepts, un respect chasse l'autre, l'autorité se renouvelle insidieusement, les formes d'esclavage se diversifient et je reste éternellement l'esclave craintif de la première désobéissance. Le monde est peuplé de respectpersonen _; les saints catholiques avaient pris aux bords des sources et dans le creux des vieux chênes la place des hamadryades et des naïades du paganisme. Le compagnon de Bacchus n'est pas mort, Pan se survit, le « maroufle » ressuscite : Je suis Pan, je suis tout; Jupiter, à genoux! Que faire ? si le ciel et la terre sont fermés. L'individu ne doit pas se préoccuper des hommes qui l'entourent, de la famille, des peuples, de l'humanité, de la philosophie; il doit se considérer comme un unique, il n'est la propriété, la dépendance ni d'un homme, ni d'une idée, ni d'une organisation politique. Il est à lui-même son Dieu, son État, sa Famille, son Humanité. Plus de devoirs, plus d'obligation : toute obligation est une restriction à ma liberté. Ni socialisme, ni justice proudhonienne, ni morale chrétienne : le scepticisme absolu. Que m'importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien? Que ce soit humain ou inhumain, libéral ou non libéral, du moment que cela mène au but que je poursuis, du moment que cela me satisfait, c'est bien. Et à l'obligation d'aide mutuelle, il répond : Je ne connais pas d'obligation d'aimer. Stirner ne se contente pas de cette formidable négation qui fait trembler la sagesse des siècles ; il la pousse plus avant sur le chemin que lui ouvrit naguère Machiavel. Il s'y engagea san.s doute trop avant, car il aboutit lui aussi à un bréviaire inspiré. Peut-être se rappelle-t-on quelques-unes des fortes pensées de cet habile homme d'État : Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion : car, s'il n'est que lion, il n'apercevra pas les pièges; s'il n'est que renard, il BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible ... : tel est le précepte à donner. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État : s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. 4 Cette morale que le secrétaire florentin préconisait pour les seuls souverains, Stirner veut l'étendre à tout individu dans la société : ce n'est pas Montesquieu, c'est Machiavel qui lui semble avoir « retrouvé les titres de l'esprit humain ». L'idéophage conseille donc à son « unique » de suivre les maximes du Prince pour devenir habile à donner et à retenir, à ruser, à tromper, à . ' , . mentir, a reuss1r. Je contourne les lois d'un peuple, dit-il sans artifice, jusqu'à ce que j'aie pu rassembler mes forces pour le renverser. Il dit encore : Fais-toi valoir ! Guizot disait à la même époque : Enrichissezvous ! C'est là toute la sagesse de la concurrence industrielle. L'œuvre d'égoïsme accomplie, Stirner pousse, comme jadis le hérault royal à Saint-Denis, le cri de délivrance et de salut : « Mort est le peuple ! Bonjour moi ! » LE LIVRE de L' Unique est un carnage d'idées, . l'acte le plus sauvage d'idéophagie que le monde ait jamais connu. C'est une dévastation qui ne laisse rien derrière elle. Cet intellectuel aura tourné ses armes contre lui-même; il crie : « Plus d'idées ! Rien que des volontés instinctives se poussant rudement à la félicité. Tuons l'esprit pour nous rendre à la joie de vivre librement. » On peut noter ici un moment du travail de désagrégation de l'absolu kantien. Kant ne nous avait libérés que partiellement en nous débarrassant de l'absolu de la foi : il lui substitua l'absolu de la raison. Lui aussi avait transposé, il avait substitué un impératif collectif à un autre impératif collectif, malgré toutes les apparences d'un franc individualisme ; quelque chose de l'Église y restait attaché. D'autres aujourd'hui veulent nous débarrasser de ~e dernier maître et rendent l'homme à lui-même, le débrident et le dessellent et le lancent, libre enfin de tout le harnachement .social, par le grand air et les champs sans limites. Mais aura-t-il la chance de ne pas se casser les reins ? Stirner se souvenait plus ou moins confusément de l'idolâtrie révolutionnaire, de la déesse Raison. 4. Le Prince, chap. XVIII. ·
Jv!AXIME LEROY C'est contre le culte nouveau qu'il a protesté avec véhémence, avec mépris, avec cruauté. La science, en s'opposant à la religion, n'a pas supprimé sa rivale, elle lui a même pris sa tendance à l'apostolat; la raison, comme la foi, tend à la souveraineté, elle se dit universelle et irrésistible. En somme, Stirner n'a vu dans la science qu'une façon de religion et dans la raison que la mère d'un autre dogme : il entendait le forgeage des nouvelles chaînes, il fut épouvanté. Et moi? cria-t-il. Son livre est né de cette épouvante, et, de fait, on sent comme une angoisse d'homme qui étouffe dans les pages furieuses de L' Unique. Mais l'épouvante fut trop vive, maladive même, car elle a conduit l'auteur de L' Unique à des conclusions que l'expérience ne permet pas de conserver. Qu'est-ce donc quel' « Unique »? Les Papiniens, au dire de Rabelais, connaissaient déjà un personnage de ce nom. Ne serait-ce pas le même? Il s'agit précisément d'un contemporain de Machiavel: L'avez-vous vu, gents passagers? - Qui? demanda Pantagruel?... - Comment, dirent-ils, gents pérégrins ne cognoissiez-vous l' «Unique»? - Seigneurs, dist Epistemon, nous n'entendons tels termes. Mais exposeznous, s'il vous plaist, de qui entendez et nous vous dirons la vérité sans dissimulation. - C'est, dirent-ils, cellui qui est : l'avez-vous jamais vu? Cellui qui est, respondit Pantagruel, par nostre théologique doctrine, est Dieu ; et en tel mot se déclaira à Moses. Onques certes ne le vîmes et n'est visible à œils corporels. L' « Unique » de Stirner paraît ressembler beaucoup à celui des Papiniens : onques ne le vîmes. Le stirnérisme n'a pas vu quelle nécessité a fait de l'homme un phénomène social. Stirner a cru trop facilement, à la suite de la plùlosophie du dix-huitième siècle, que la volonté humaine pourrait être maîtresse de la vie rien que par la raison plus ou moins abstraite et la dompter à son gré. Nous savons aujourd'hui qu'il est aussi chimérique de vouloir échapper au déterminisme des idées et de la structure économique qu'au déterminisme des lois de la nature. L'homme suit un chemin qu'il n'a pas tracé; comme disaient les saint-simoniens, « il est la fonction obligée du vaste phénomène dont il fait partie. » Il ne peut s'évader de la vie sociale, il est son prisonnier. Prisonnier des lois, des institutions, des besoins, de l'histoire. Où aller? Dans les étoiles ! Ou tomber dans un puits ? « L'homme ne peut pas plus sauter hors de cette action du droit, qu'il ne peut sauter hors de son ombre. » (Edmond Picard.) L'optimisme des hommes de la Révolution ne s'est pas réalisé; l'homme n'a pu se libérer de ce qu'ils appelaient l'arbitraire et le monde s'est développé en dehors de leurs prévisions. Un anarchiste quj a fait quelque bruit dans le monde a insisté sur ces nécessités sociales. " L'homme, a-t-il écrit dans Dieu et l'État, ne devient homme et n'arrive à la conscience, à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l'action collective de la société tout entière ... En dehors de la société, l'homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, BibliotecaGinoBianco 285 ce qui signifie à peu près la même chose ... La liberté n'est point un fait d'isolement, mais de réflexion mutuelle. » Là où Stirner voit le maximum de liberté., Kropotkine signale le maximum de dépendance : « Je ne suis humain et libre moi-même qu'autant que je reconnais la liberté et l'humanité de tous les hommes qui m'entourent ... Un maître d'esclaves n'est pas un homme, mais un maître. » C'est d'ailleurs la théorie courante des anarchistes contemporains. « L'homme le plus individualiste est l'homme le plus solidarisant, » a écrit un des principaux rédacteurs du Libertaire. Les publicistes et juristes de l'école classique ne pensent plus autrement ; ils ne font plus de distinction antagonique entre la liberté et l'association. On trouvera sur cette philosophie nouvelle les plus fortes et justes pensées dans l'admirable roman de J.-H. Rosny, La Charpente. Mais la leçon d'idéophagie du philosophe bavarois ne doit pas être perdue malgré cette critique fondamentale ; elle est pleine de sens ; pour qui voudra la comprendre, elle sera l'affranchissement. Remaniée, elle est la meilleure objection à l'antidogmatisme négatif, qui ne peut plus suffire. Nous sommes des idéolâtres, c'est-à-dire encore des idolâtres. Stirner combat justement cette nouvelle foi. Les idées ont remplacé les idoles de pierre et de bois, c'est un changement de matière, mais elles ne sont ni moins folles ni moins inhumaines. Nos croyances laïques, au fond, restent religieuses : aucun doute n'en corrige suffisamment l'intransigeance. Chacun s'imagine posséder la vérité ; on se tue pour des idées laïques ; les hommes modernes ne sont guère que des sacristains irrespectueux. « Nos athées sont des gens pieux, » dit encore Stirner. Nous ne savons pas encore douter selon la méthode scientifique ; nous donnons et retenons en même temps, contrairement au vieux précepte de l'École de droit. S'il est naturel que beaucoup d'opinions naissent, que les différences entre les idéologies s'accentuent sans cesse avec la pensée plus abondante parmi les hommes, il l'est moins que cette multiplication d'idées ne nous préserve pas des maux de l'ancienne croyance. Nous avons encore une mentalité de propriétaires romains et de croyants catholiques : chacun ferme soigneusement les portes de sa maison. Ainsi, naturellement, nous constatons comment les idées les plus émancipatrices deviennent bien vite des instruments d'oppression : que d'hommes sont morts dans les usines, au fond des mines ; que d'enfants, de femmes irrémédiablement anémiés au nom de la liberté du commerce et de l'industrie ! Le christianisme, élément d'émancipation, devint le catholicisme, le plus effroyable instrument d'oppression morale et économique que le monde ait jamais connu. Ne faudrait-il pas conclure que si l'homme spontanément va à la croyance, à l'absolu, et tend le dos à la houlette du berger, ce n'est pas la croyance qu'il faut prêcher : c'est le scepticisme, c'est le doute, c'est la défiance de la Vérité. On pourrait objecter, il est vrai, que l'intolérance •
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