Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

B. LAZITCH résulté ùn best-seller, du genre c< Staline m'a dit» ou « J'accuse Tito», dont les exemplaires auraient facilement trouvé le chemin du grand public. Mais Djilas s'est condamné à faire, sans utiliser ses souvenirs personnels, et sans se mettre en scène, « une analyse de la société communiste » dont il fut en Yougoslavie l'un des principaux bâtisseurs. Le résultat a été à la mesure de cet effort; car la publication d'un simple témoignage vécu n'aurait pu provoquer la discussion profonde, ni susciter un large déploiement d'opinions contradictoires comme l'a fait un livre tel que celui qui a paru. Les uns y ont vu le réquisitoire le plus écrasant jamais prononcé contre le communisme, tandis que d'autres déclaraient n'y avoir rien trouvé èe neuf, Djilas, selon eux, n'ayant rien dit que chaque citoyen yougoslave ne sût depuis bien longtemps (ce qui, d'ailleurs, n'est nullement contradictoire, la définition classique de la grande découverte ou du chefd'œuvre étant l'énergique mise en lumière d'un lieu commun). * L' ,, ennemi du peuple" S'il est un point qui est hors de discussion, c'est le courage physique de l'auteur, qui ne pouvait se faire d'illusions sur ce qui l'attendait ; c'est aussi son courage moral, plus grand encore, puisqu'il rompait avec la foi à laquelle il avait donné le meilleur de lui-même pendant plus de vingt ans. Dès avant l'arrestation, Djilas était à Belgrade un homme seul : tous ses ex-amis communistes faisaient semblant de ne pas le voir dans la rue, ou même détournaient ostensiblement la tête; il n'y avait, pour lui, de regards sympathiques, de signes d'intelligence ou de hâtives salutations que de la part de «réactionnaires» que l'ancien héros ne connaissait même pas. Abandonné des siens, taxé de * Ce dernier point de vue a été exposé de manière fort pertinente par le professeur Nikita D. Rodkowski dans une lettre adressée à la rédaction du New York Times et publiée le 11 août dernier. En voici le texte intégral, traduit de l'anglais: Dans votre éditorial du 28 juillet, vous rendez compte du livre de Milovan Djilas, dans lequel celui-ci se dresse en accusateur du régime communiste, dénoncant la tyrannie exercée par un groupe relativement restreint qui « vit en parasite des fruits du travail accompli par la grande masse des citoyens dans chaque pays communiste». Il est intéressant de noter que cette dénonciation du communisme par un ancien camarade de Staline et de Tito présente une ressemblance frappante avec les critiques cinglantes et pénétrantes infligées au marxisme, bien des années avant sa mise en application russe, consécutive à la révolution bolchévique de 1917. Fait significatif, la majorité de ces réquisitoires émanait, soit d'anciens adhérents du marxisme, comme l'est aujourd'hui Djilas, soit de participants actifs au mouvement révolutionnaire européen. L'idée que le marxisme, une fois mis en Pratique, se présenterait comme un régime despotique, a été énoncée il y a plus d'un siècle déjà, et tout au début de la carrière militante de Marx. Un homme qui fut quelque temps l'ami de Marx et qui édita avec lui les Annales franco-allemandes en 1844, Arnold Ruge, n'Jiésita pas à prédire que le programme de Marx conduirait à un « Etat policier esclavagiste ». Dans les années 40 du siècle dernier, l'anarchiste francais P.J. Proudhon adressa à Marx un avertissement cordial, l'adjurant de ne Point se faire l'ap6tre d'une nouvelle religion et d'une intolérance nouvelle. Quelques dizaines d'années plus tard, l'anarchiste russe Bakounine accusa Marx de vouloir BibliotecaGinoBianco 311 trahison par la nouvelle classe qu'il a reniée, détesté des nombreux adversaires du communisme qui n'ont pas oublié son sanglant passé, le « renégat >) Djilas est l'hôte de la Loi et l'avenir reste pour lui plus qu'incertain. En cas de troubles ou de crises, éventualités à ne jamais exclure lorsqu'il s'agit de la Yougoslavie, il aurait fort à faire pour se protéger à la fois des épurateurs titistes, des éléments pro-soviétiques et de leurs adversaires communs; et tous seraient enchantés de procéder à son élimination. Tel est le sort de ceux qui osent évoluer individuellement, et trop vite ; dauphin du régime jusqu'en janvier 1954, Djilas a mis deux ans pour rompre totalement avec le communisme ; c'est peu, lorsque l'on pense que Trotski est demeuré, sa vie durant, prisonnier du mythe dictatorial d'un prolétariat-messie, et que, dix ans après son expulsion de l'URSS, il n'osait pas encore mettre en doute les fétiches de l'État socialiste. S'il est un mot qui revient constamment sous la plume de Djilas, c'est le mot « inévitable ». C'est là un reste de son éducation marxiste-léniniste, et contre lequel son propre exemple s'inscrit ~n faux ; car l'inévitable ne devrait plus exister pour le lieutenant d'un dictateur qui sait choisir l'isolement, l'impopularité et la détention pénitentiaire. Que le communisme, même dans sa totalité fermée, comporte un élément d'imprévu, voilà qui est humainement démontré une fois de plus. Personne n'avait pu prévoir que Staline jetterait l'anathème sur Tito qui répondrait du tac au tac ; ni que Gomulka, proscrit et arrêté, redeviendrait le chef du PC polonais; ni que la révolution antisoviétique en Hongrie soulèverait tout le peuple, y compris les communistes eux-mêmes, contre le communisme russe ; et pareillement, avant l'éclatement de l'affaire Djilas, personne n'aurait pu prévoir l'étrange prise de conscience du leader soumettre les peuples à un enregimentement et un encasernement autoritaires. . Dans le camp des conservateurs, ce fut Bismarck qui, dans un discours prononcé le 17 septembre 1878 au Reichstag, montra que la réalisation des buts marxistes signifierait le règne d'implacables tyrans réduisant au servage le reste de la population. Des membres de la clandestinité révolutionnaire russe, sous le régime tsariste, se sont prononcés à bien des reprises sur les dangers Potentiels du marxisme. C'est ainsi qu'au tournant du siècle, Makhaïski publia une brochure expliquant que dans l'ordre social établi par le marxisme, bureaucrates, politiciens, ingéni·eurs et économistes prendraient la place des capitalistes comme exploiteurs du travai"l. Il restait à un groupe de Russes exilés - composé d'anciens théoriciens marxi·stes tels que Boulgakov, Struve et Berdiaeff - de démontrer que le marxisme conduit au désastre non seulement politique, mais spirituel et culturel. Dans Poteaux indicateurs, ouvrage publié en 1909, ils montrèrent que l'athéisme et le matériali"sme de Marx ouvraient un abîme entre l'intelligentsia russe et les masses, et que cet abîme ne pouvait être conzblé que Par un retour à la religion et aux traditions spirituelles. De ce qui précède, on peut tirer la conclusion que le despotis,ne, l'iné1alité et l'exploitation sont implicites dans le système ,narxiste; ainsi l'ont parfaitement compris bon nombre de critiques qui se sont penchés sur ce sujet durant les soixante-dix ans précédant la victoire de Lénine en Russie. Malheureusement ce lien organique entre la théorie du communisme et sa pratique n'est aue trop souvent oublié, et l'on exprime souvent l'opinion. aue l'une est sans relation avec l'autre, De ce fait, l'efficacité de nos efforts dans la lutte idéologique contre le monde totalitaire se trouve considérablement diminute. NIKITA D. RODKOWSKI •

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