300 il ne puisa que deux observations et conclusions : « Drôles de gens, ces Autrichiens. Ils n'ont pas les mêmes poids que nous, pas des pouds et des livres, mais des kilos » ; et « Tous les Autrichiens sont des koulaks, tous portent des bottes ou des chaussures de cuir. » C'est ce Stepan Antonovitch qui me confia qu'il regrettait beaucoup, beaucoup que « Lénine soit mort». Quand je lui demandai pourquoi, il répondit : « Mais c'est Lénine qui a donné l'ordre d'ouvrir les marchés et les boutiques, c'est lui qui a permis qu'on vende ce qu'il faut. C'est après son ordre -que le pain blanc a réapparu, et le vrai pain de -seigle, et les pommes de terre, et le sucre. S'il ne l'avait pas fait, nous en serions encore aujourd'hui à faire la queue, le ventre creux. » L'homme qui sauva le pays de graves calamités et du pillage - cette idée de Lénine, les paysans se la faisaient aussi. C'est en 1923, me trouvant au village de Vassilevski, à 60 verstes de Moscou, que je me rendis compte pour la première fois du grand respect des paysans à son égard. Un villagois m'expliqua avec un grand luxe de détails que « Lénine est un Russe, il respecte les paysans et ne les laisse ni piller, ni pousser de force dans les kolkhozes... >> LE VINGT-TROIS JANVIER, le cercueil de Lénine fut transporté de Gorki à Moscou et installé dans la splendide salle aux colonnes de la Maison des syndicats. Je rappelle en passant que cet édifice, construit en 1784, s'appelait avant la révolution « Cercle de la noblesse >>et qu'on y organisait des réceptions, des réunions aristocratiques, des soirées de bienfaisance et des concerts. Trois jours durant, des centaines de milliers de personnes défilèrent en un flot ininterrompu devant le cercueil pour « dire adieu à Lénine ». On défila de jour et de nuit. Il gelait à pierre fendre, les gens étaient transis, prenaient froid, mais ils n'en attendaient pas moins stoïquement pendant des heures leur tour de s'approcher du cercueil. Il me semble que bien plus qu'aucun autre peuple, le peuple russe éprouve une curiosité mystique particulière devant un cadavre, une sorte d'attirance pour le regarder, surtout si le mort sort en quelque façon de l'ordinaire. Dans le pélerinage au cercueil de Lénine, il y avait de cette curiosité, mais indiscutablement aussi un autre sentiment : témoigner au disparu le respect qu'on avait pour lui, la considération ou la gratitude. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL Notre rédaction de la Gazette commerciale et indi,strielleJ à qui le comité d'organisation des obsèques avait donné la possibilité de s'approcher du cercueil sans . de longues heures d'attente, y alla aussi. J'accompagnai mes collaborateurs. Je n'aurais d'ailleurs pas pu m'abstenir. Aux yeux de mes subordonnés au journal comme de mes chefs du Conseil suprême de l'économie, c'eût été de ma part une démonstration aussitôt remarquée de tous. Or, je n'avais aucun motif de m'y livrer. Au contraire. Tout d'abord je voulais vraiment voir Lénine . une dernière fois, mettons « dire adieu>> à celui dont j'avais subi l'influence politique au temps de ma jeunesse en 1901-1904. Ensuite Lénine avait été pour moi, les derniers temps, surtout le hardi .initiateur de la NEPJ l'homme de 1921, et non l'homme de 1917 qui s'empara du pouvoir, dispersa l'Assemblée constituante, entreprit de mettre en pratique les idées dont notre cercle (la « Ligue des observateurs ») devait établir avec un grand plaisir l'échec dans une note intitulée « Le sort des idées fondamentales de la révolution d'Octobre ». Le cercueil dans la salle aux colonnes était placé si haut, entouré de tant de palmiers, de couronnes, de fleurs, et l'on devait passer si vite qu'en réalité je ne vis pas Lénine mort. Trois ou quatre ans plus tard, en. 1927 ou 1928, passant par la place Rouge, je décidai d'entrer dans le mausolée. L'impression que me laissa ce que j'y vis fut accablante, odieuse. Sous une cloche de verre reposait une petite poupée vernie, avec une moustache jaunâtre. Le visage était recouvert d'on ne sait quel enduit. Rien, absolument rien qui ressemblât tant soit peu à l'homme que j'avais connu. Une douzaine d'années plus tôt, me trouvant à Paris, j'étais entré un jour au musée Grévin, boulevard Montmartre. Là des spécialistes font très habilement avec de la cire et d'autres matières des « portraits » fidèles, grandeur nature, de personnages qui pour une raison ou une autre retiennent l'attention publique, qu'il s'agisse d'un roi ou d'un général, d'un savant, d'un homme politique, d'un artiste ou d'un assassin. Les figures de cire du musée Grévin sont le comble de la perfection à côté de la grossière fabrication placée sous la cloche de verre dans le mausolée. Les reliques d' Ilitch me parurent la plus grande insulte au Lénine vivant. Et 'tout naturellement la question surgit : · comment, qui eut l'idée d'évider complètement le cadavre et, du peu qui en restait, faire un simulacre d'homme, une momie? Qui avait conçu l'idée de conserver cette chose, sous l'apparence de la dépouille de Lénine, dans un mausolée spécial ? ·
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