286 des partis en présence a des origines économiques et que par conséquent aucune diffusion de la théorie sceptique ne pourra empêcher les hommes de défendre durement leurs intérêts de caste, leur dogmatisme étant précisément la forme de l'attaque et de la résistance de leur puissance, de leur force de domination. On répondra assez facilement, semble-t-il, que des esprits très pénétrés, dès leur enfance, du principe de l'évolution auront moins de répugnance à admettre des transformations sociales qui lèsent leurs intérêts particuliers, que des hommes habitués à considérer les institutions comme éternelles et immodifiables. Or, il est bien certain que tout l'enseignement, toute la morale, les académies, les salons, les églises, nous poussent à la croyance, au dogmatisme, aux conceptions absolues. En ce sens, Stirner a raison. Seulement, si l'on ne croit plus, agira-t-on encore? Mais toute action impliquant une affirmation préalable, étant même une affirmation, douter et agir ne sont-ils pas des termes exclusifs, contradictoires? Mais que l'on veuille bien observer qu'il n'est point question de ne plus croire, mais de la manière de croire. Le stirnérien croit encore - au moins à lui. Au lieu de croyances définies, absolues, demandons des croyances provisoires. Parce que je sais que pour agir il faut croire, au dogmatisme tout court s'opposeront les dogmatismes transitoires. Nous agirons encore au nom de nos croyances, mais sans impétuosité, sans brutalité. L'esprit humain sera en perpétuel mouvement, il croira, comme on va d'étape en étape, successivement : ses croyances, filles de sa curiosité, ne devront jamais être assez fortes pour tuer cette curiosité et lui fermer le monde de l'étape suivante. L'homme doit être sceptique : c'est la leçon du laboratoire. La science est sceptique. Stirner aura vu juste sur ce point et il n'aura fait que donner une autre forme à la pensée formulée plus tard par Claude Bernard : Les théories sont comme les degrés successifs que monte la science en élargissant de plus en plus son horizon. Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières, jusqu'à ce qu'on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de faits. 5 Et toujours ainsi. Ne pensons point que l'homme futur croira comme hier; sa mentalité aura des complexités et des délicatesses qui peuvent nous sembler contradictoires aujourd'hui ; il croira et ne croira pas tout à la fois. L'esprit d'un vrai savant peut nous donner l'intuition de la spiritualité probable de l'avenir. Un personnage de La Charpente, Duhamel, représente, en type littéraire, l'homme que nous pourrions rêver d'être. « Les doutes qu'il avait, écrit J.-H. Rosny, demeuraient individuels, n'atteignaient pas l'effort pour le bien public. >> Le romancier a prévu, lui aussi, le type mental de l'avenir. 5. Int1·oduction à la médecine expérimentale, I, II. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL Ceci réhabilite le sceptique, que la sagesse courante considère comme étant nécessairement dilettante; il regarde, goûte la tiédeur de cette matinée de printemps, cherche à comprendre et, dans la multiplicité des croyances qui sollicitent son adhésion, reste neutre, indifférent ou amusé. Le monde · va sans lui. Les hommes sont ainsi partagés en deux classes : les croyants qui agissent, les sceptiques qui n'agissent pas, les croyants sociaux, les sceptiques antisociaux. Dis-moi le degré de ta foi et je te dirai la force et l'utilité de ton action et même le degré de ton humanité. Loin que cette incroyance méthodique soit l'acceptation résignée d'une impuissance à trouver la solution du problème, elle signifie tout au contraire l'activité, la joie; c'est le geste du semeur qui marche. Le scepticisme antique était un cri de défaite ; le nôtre est un patient espoir que les défaites répétées ne lassent pas. Grâce à la science, Stirner a pu compléter Descartes. L'auteur du Discours de la méthode a posé le doute au commencement de son livre pour arriver à la vérité. C'est chez lui un procédé provisoire qui mène à l'affirmation définitive. Il faudrait que le doute fût une méthode permanente qui permît d'arriver à des affirmations simplement provisoires, à des vérités d'actualité, reconnues momentanées, qui ne soient pas les ennemis des vérités de demain. Le dogmatisme est immanent dans le cartésianisme, le doute est secondaire ; la science demande que le doute devienne, au contraire, fait essentiel; il ne mènerait à aucun absolu, il n'en permettrait pas même l'espoir. Cet~e philosophie n'est pas une façon de renouveler le commandement de Tolstoï : ne pas résister au mal, tendre incessamment la figure à d'autres soufflets, courber le dos sous le joug, sans révolte, sans colère. Il y a une différence assez profonde entre les deux théories. Ce n'est point de résignation, mais d'atténuation à la brutalité de la lutte qu'il s'agit. 11 y a là une dialectique nouvelle à instaurer. · Tolstoï se borne à nous ramener à la sagesse d'un temps qui ignorait la science. Ne nous résignons, certes, jamais; mais en luttant, sachons d'une façon bien distincte que nous ne combattons pas au nom de ·1avérité, du droit, de la justice, mais d'une vérité, d'un droit, d'une justice périssables, pleins d'erreur, qui ne sont que des moments de l'histoire, l'expression de nos besoins et de nos intérêts actuels. Stirner nous a donné ici les plus utiles conseils : il n'y a qu'à en changer le développement, qui vraiment n'est pas solide. Soyons sceptiques, sans cependant devenir des fripons, à la suite des princes, tels que les concevaient irrévérencieusement le secrétaire florentin et son disciple bavarois, et comprenons notre fonction dans le phénomène social. Stirner nous a donné une règle qui sera profitable : ne pas avoir d'idées souveraines. Son erreur aura été de croire possible de disposer dans son cabinet de travail du temps et de la civilisation. MAXIME LEROY
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