R. CAILLOI .. f Rien de plus fertile qu'une telle ambition. L' alea • A • , au contraire apparait comme une acceptation prealable, inconditionnelle, du verdict du destin. Ce désistement signifie que le joueur s'en remet à un coup de dés, qu'il ne fera rien d'autre que les lancer et lire le résultat. La règle est qu'il s'abstienne d'agir, afin de ne pas fausser ou forcer la décision du sort. Certes, ce sont bien là deux manières symétriques d'assurer un parfait équilibre, une équité absolue entre les concurrents. Mais l'une est lutte de la volonté contre les obstacles extérieurs, la seconde démission du vouloir devant un signe de conv~ntion. Aussi l'émulation est-elle perpétuel exercice et entraînement efficace pour les facultés et les vertus humaines, alors que le fatalisme est paresse fondamentale. L'une commande de développer toute supériorité personnelle, l'autre d'attendre immobile et muet une consécration ou une condamnation toute externe. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le savoir et la technique assistent et récompensent l' agôn, tandis que la magie et la superstition, l'étude des prodiges et des coïncidences accompagnent immanquablement les incertitudes de l'alea. * Dans l'univers chaotique du simulacre et du vertige, une polarité identique se laisse constater. Dans la mimicry, le jeu consiste à représenter délibérément un personnage, ce qui est d'œuvre d'art, de calcul, d'astuce. L'acteur doit composer son rôle et créer l'illusion dramatique. Il est contraint d'être attentif et obligé à une présence d'esprit continue, tout comme celui qui dispute une compétition. A l'inverse, dans l'ilinx, semblable sur ce point à l' alea, il y a démission et non plus seulement * Ces attitudes opposées - est-il besoin de le dire ? - sont rarement pures. Les champions se munissent de fétiches (mais ils n'en comptent pas moins sur leurs muscles ou leur adresse ou leur intelligence), les joueurs se livrent avant de miser à de savants calculs presque vains (mais ils pressentent sans avoir lu Poincaré ni Borel que le hasard n'a ni cœur ni mémoire). L'homme ne saurait être tout entier du côté de l' agôn ou du côté de l' alea. Choisissant l'un, il consent aussitôt à l'autre une sorte de honteuse contrepartie. BibliotecaGinoBianco 331 de la volonté, mais encore de la conscience. Le patient la laisse aller à la dérive et s'enivre de la sentir dirigée, dominée, possédée par des forces étrangères. Pour y parvenir, il n'a besoin que de la capacité de s'abandonner, laquelle n'exige ni n'exerce aucune aptitude particulière. Comme le péril dans les jeux du hasard est de ne pouvoir limiter l'enjeu, il est ici de ne pas pouvoir mettre fin au désarroi consenti. De ces jeux négatifs, il senble au moins pouvoir sortir une capacité croissante de résister à une fascination donnée. Mais c'est le contraire qui est vrai. Car cette aptitude n'a de sens que par rapport à la tentation obsédante, de sorte qu'elle est constam- . . , ment rermse en question et comme vouee par nature à la déroute. On ne l'éduque pas. On l'expose jusqu'à ce qu'elle succombe. Les jeux de simulacre édifient les arts du spectacle, expression et illustration d'une culture. La poursuite de la transe et de la panique intime subjugue en l'homme le discernement et le vouloir. Il est comme prisonnier des extases équivoques et exaltantes où il se croit dieu, qui le dispensent d'être homme, et qui l'anéantissent. Ainsi, à l'intérieur des deux grandes coalitions, une seule catégorie de jeux est véritablement créatrice : la mimicry, dans la conjuration du masque et du vertige ; l' agôn, dans celle de la rivalité réglée et de la chance. Les autres sont d'abord inexpiables et dévastatrices. Elles traduisent une sollicitation démesurée, inhumaine, sans issue, une sorte d'attirance affreuse et funeste, dont il importe de neutraliser la séduction. Dans les sociétés où règnent le simulacre et l'hypnose, l'issue est parfois trouvée au moment où le spectacle l'emporte sur la transe, c'est-à-dire quand le masque de sorcier devient masque de théâtre. Dans les sociétés fondées sur la composition du mérite et de la chance, il existe de même un effort incessant, inégalement heureux et rapide, d'augmenter la part de la justice au détriment de celle du hasard. On appelle cet effort le progrès. RoG ER CAILLOIS •
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