Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

MAXIME LEROY Dans une prosopopée., artifice qui lui est familier., Proudhon· avait déjà invoqué l'ironie., devançant Stirner et notre Anatole France. Elle forme l'épilogue des Con:fessions d'un révolutionnaire. Ironie, vraie liberté ! C'est toi qui me délivres de l'ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l'admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l'adoration de • A mo1-meme. Et Proudhon continuait., sur un mode de tendresse : Douce ironie ! Toi seule es pure, chaste et discrète. Tu donnes la grâce à la beauté et l'assaisonnement à l'amour; tu inspires la charité par la tolérance; tu dissipes le préjugé homicide ; tu enseignes la modestie à la femme, l'audace au guerrier, la prudence à l'homme d'État ... Tu fais la paix entre les frères, tu procures la guérison au fanatique et au sectaire. Cette prosopopée est stirnérienne par toute la force d'irrespect qui l'anime : dans ces quelques lignes est virtuellement toute la philosophie de L'Unique. _ Mais la foi l'emporte. La critique n'a guère signalé que les négations de Proudhon. C'est une grave erreur : Proudhon a une doctrine positive; Stirner ne le vit que trop. Les querelles de Stimer nous auront aidé à mieux discerner tout ce qu'il y eut de dogmatique dans l'œuvre de ce négateur : il dénonce à son tour la latrie qui demeure dans l'esprit de cet ennemi de l'Église. « Nous appelons sceptiques., dit l'auteur du Jardin d'Epicure., ceux qui n'ont point nos propres illusions., sans même nous inquiéter s'ils en ont d'autres. » Proudhon précisément avait d'autres illusions que ses adversaires. Si Proudhon a combattu avec vigueur les concepts de l'Église et de l'École., il est très éloigné de l' acroyance. Ce sceptique a horreur du pyrrhonisme. Il disait, en effet : Pour former un État, pour conférer au pouvoir l'adhésion et la stabilité, il faut une / oi politique, sans laquelle les citoyens, livrés aux pures abstractions de l'individualisme, ne sauraient, quoi qu'ils fassent, être autre chose qu'une agrégation d'existences incohérentes. On voit déjà si Proudhon laissait encore à nier : il avait désaffecté la cathédrale; Stirner voudra la démolir. Stirner ne fut pas moins brutal que l'auteur de L' Anti-Proudhon; il le prend à la gorge et le rudoie comme un malhonnête homme ; Proudhon., d'ailleurs., avait traité Rousseau de cc charlatan . genevois ». « Ainsi, écrit l'auteur de L' Unique., Proudhon a dit effrontément : « L'homme est fait pour vivre « sans religion, mais la loi morale est éternelle et u absolue, qui oserait attaquer la morale? » Le professeur berlinois osa. 8 Il eut tort d'oublier 3. L' Unique et sa propriété, traduction de Henry Lasvignes. Ed. de La Revue Blanche. BibliotecaGinoBianco 283 que Proudhon., malgré sa foi, avait préparé la voie à tous ses doutes. Stirner, par d'autres points encore., touche à Proudhon. Comme lui, il met au centre de sa philosophie la volonté individuelle ; non sans modification, car sa volonté à lui restera individuelle, farouchement : jamais il ne la fera servir à reconstruire la société., comme fit Proudhon avec Rousseau. Proudhon reprochait à Rousseau d'avoir mal reconstruit la société; Stirner fera à Proudhon le reproche de ne pas l'avoir assez détruite : c'est ici que les différences commencent. Stirner se sépare de Proudhon., ou mieux., il le dépasse., lorsqu'il considère la morale comme une transformation purement extérieure de la religion. Elle est à l'État démocratique., pense-t-il., ce que la religion était à l'État autocratique de naguère. Son essence est la même, elle est autoritaire., c'est une intolérance., un autre Indiscutable; Dieu s'est réincarné dans l'impératif populaire. C'est la même tutelle : les lois morales commandent., elles n'admettent point la discussion., elles sont l'absolu, elles exigent le respect., provoquent l'apostolat., inspirent le fanatisme ; une orthodoxie suit une autre orthodoxie; c'est de l'orthodoxie dans son sens étroit. Même modifiée dans un sens laïque, la morale est composée de (< mots-Dieux », vérité., droit, lumière, justice., qui dès qu'on ose les toucher provoquent une formidable clameur dans toute la société. L'individu qui les discute ou seulement les raille est traité de profanateur, de sacrilège, appelé dans l'actuelle terminologie criminel., utopiste~ révolutionnaire. En quoi nous libère-t-""lle de la religion? La morale est un dogme enc-cre, le rite le plus récent de notre crédulité. « La foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse. » Stirner nous montre alors, avec vivacité et colère,. comment l'homme est la chose., l'esclave du bien. et du juste qu'il veut réaliser : « L'homme moral agit pour servir un but ou une idée, il se faitl'instrument de l'idée de bien, absolument comme l'homme religieux se glorifie d'être l'instrument de Dieu. » Et., toujours riche en métaphores, comme son maître., il compare en divers endroits l'homme· à un « possédé : et par là nous ne sommes guère moins crédules que nos grand-mères qui font dévo-- tement leurs pâques. Celui qui ne croit plus aux: fantômes n'a qu'à être conséquent, il doit pousser plus avant dans son incroyance pour voir qu'il ne se cache aucun être particulier derrière les choses, aucun fantôme, ou, ce qui revient au même, en prenant le mot dans son acception naïve, aucun esprit». Stirner insiste : Les vérités sont des phrases, des façons de parler, des paroles reliées entre elles, c'est-à-dire mises à la file, elles forment la logique, la science, la philosophie. Il conclut finalement que la vérité est ennemie de l'homme : Tant que tu crois à la vérité, tu ne crois pas à toi, tu es un serviteur, un homme religieux. Toi seul es la vérité, ou plutôt tu es plus que la vérité, qui pour toi n'est • rien . •

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