Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

292 socialisme. De même la contradiction s'avère en tous points flagrante entre la réalité soviétique et les intentions de Lénine, sans doute utopiques avant de tourner au cynisme. L'anniversaire du régime est célébré, chaque année, comme le 1er mai ci-devant « fête du travail », par un étalage indécent de puissance militaire, une parade de troupes robotisées, un défilé de matériel de guerre qui dépassent de beaucoup ce que le militarisme allemand et la démesure hitlérienne avaient mis en scène. Au lieu de supprimer l'armée permanente, l'Union soviétique et ses vassales entretiennent en Europe cinq à six millions d'hommes sous les armes. Au militarisme soviétique correspond une idéologie nationaliste officielle rendue obligatoire, un chauvinisme effréné, une xénophobie agressive, un néo-racisme panslave, un antisémitisme perfide qui sont à l'antipode du socialisme que prof essait Lénine. L'impérialisme soviétique, non content d'asservir les allogènes du Caucase et du Turkestan auxquels était promise la liberté, a annexé plus de 600.000 kilomètres carrés que peuplaient auparavant 25 millions d'âmes, a soumis plusieurs nations civilisées devenues satellites. Une bureaucratie et une police monstrueuses, non moins permanentes que l'armée gigantesque, forment avec celle-ci une nouvelle classe dominante encadrée par «l'appareil» du Parti détenteur et dispensateur des privilèges. Dans cette classe très différenciée, le Parti qui confère des avantages matériels avec les postes de direction, de surveillance et d'autorité a tous les moyens de mettre à son service une intelligentsia domestiquée. Loin d'égaliser les traitements des fonctionnaires au niveau du salaire d'un bon ouvrier, les parvenus du léninisme ont accentué à l'extrême · l'inégalité économique et sociale. L'exploitation de l'homme par l'homme s'est exercée, sous Staline, avec plus de cruauté que partout ailleurs, exploitation à peine atténuée sous les successeurs qui ont dû relever quelque peu les salaires inférieurs à ceux de l'époque tsariste (un décret du 8 septembre 1956 relevant d'un tiers les bas salaires implique que 8 millions de travailleurs gagnaient jusqu'alors de 200 à 270 roubles mensuels, tandis que les nouveaux riches du Parti et de l'intelligentsia asservie perçoivent jusqu'à 10.000 roubles et davantage). Les mesures révélatrices prises après la mort de Staline pour mieux rémunérer le travail agricole prouvent que les prolétaires kolkhoziens, ex-paysans dépouillés de leurs biens, vivaient dans des conditions proches de la famine. Pour maintenir un état .de choses aussi abominable, il a fallu une police secrète pléthorique, BibliotecaGinoBianco LE CONTRA1~ SOCIAL agissant avec un arbitraire sans limites, usant et abusant du système des otages, exerçant préventivement son droit de vie et de mort sur la population décimée par la répression, terrorisée par une longue oppression atroce. Il a fallu même rétablir la . torture, mais plus raffinée, plus généralisée, que sous Ivan le Terrible. Des millions d'êtres humains avilis, dégradés, ont péri ou dépéri dans les camps de travaux forcés sous des climats meurtriers. Plusieurs collectivités ethniques entières, auxquelles Lénine avait promis le droit de disposer d'elles-mêmes, ont été brutalisées avec une violence inouïe, déportées en masse, sans égard aux femmes et aux enfants, dans des conditions qui ne laissent que très peu d'individus survivre. Sous tous les rapports, la nouvelle classe profiteuse qui prospère sous l'égide du parti communiste a pris le contre-pied des principes socialistes et du programme initial de Lénine. Dans son jargon primaire, elle prétend « construire » le socialisme tout en ne construisant que des usines, des barrages, des casernes, des maisons comme il en existe partout ailleurs, mais à l'échelle du pays et à un prix exorbitant en ressources et en vies humaines. Pour ne s'exposer à aucune critique, elle a supprimé la liberté de la presse et la liberté de conscience. Au lieu r de dépérir, l'Etat policier soviétique hypertrophié sacrifie le bien-être et la dignité de ses sujets à de coûteuses performances scientifiques et techniques étrangères au socialisme, pour souligner sa volonté de puissance et renforc~r son potentiel de guerre. Ses dirigeants sans scrupules ne conçoivent d'autre façon de motiver leur despotisme qu'en inventant de toutes pièces un danger extérieur, en multipliant les provocations au dehors par leur diplomatie de chantage, en attisant les nationalismes arabes et le fanatisme musulman contre le monde occidental. « Le socialisme qui voudrait se passer de liberté politique; d'égalité civique, dégénérerait vite en communisme autocratique... En imitant Pierre le Grand, la révolution sociale ne dépasserait pas l'égalitarisme du bagne et la corvée communiste ... » Cette prédiction d'Alexandre Herzen a été amplement confirmée par les épigones des épigones de Marx et de Lénine. Quarante anniversaires successifs la corroborent, comme si los zélateurs du « marxis1ne-léninisme » avaient voulu démontrer par l'expérience qu'il n'est pas de liberté sans propriété individuelle_ (certes, légitimée par la loi) et que le socialisme, irréalisable selon eux_ par. le parlementarisme,- s'avère non moins inapplicable par la violence. B. SOUVARINE

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==