I QUELQUES LIVRES n'en demeurerait pas moins valable sous bien des rapports. Or, même avec ces restrictions, elle nous paraît discutable, car ce n'est pas ainsi que la question se pose effectivement pour le citoyen soviétique ordinaire. Cette distinction entre cc régime » et «système» ne lui vient pas naturellement à l'esprit - et cela pour une bonne raison, c'est que lorsqu'il parle du sovietskaïa vlast (régime soviétique), il n'a pas simplement en vue les hommes du Kremlin mais, d'une façon générale, l'ensemble de l'appareil gouvernemental qui pèse de sa lourde masse sur le pays et l'enferme dans le cadre rigide du « total-étatisme ». C'est pour lui l'expression politique et la force motrice du sovietskii stroï (système soviétique). Par conséquent l'hostilité au régime tend à se confondre purement et simplement avec l'hostilité au système, avec la condamnation de l' « état de choses ». S'il n'existe pas, croyons-nous, dans l'esprit du public soviétique, de claire différence entre régime et système, il est une dissociation d'idées dont beaucoup de gens en Russie soviétique sont capables sans la moindre peine : c'est la séparation entre la théorie et la pratique du « soviétisme ». Chacun en URSS peut comparer la vie soviétique, telle qu'il la supporte quotidiennement, avec la belle image de propagande qui en est non moins quotidiennement présentée ; chacun peut donc se rendre compte de l'abîme qui sépare la réalité des apologies officielles. Il s'agit d'un État-bourreau qui se présente officiellement comme État-providence.* D'où la réponse classique du citoyen interrogé sur les mérites du régime : « Oui, tout est très joli sur le papier, mais en fait, vous voyez bien comment les choses se passent ... » C'est dans ce sens restreint que l'on peut dire avec quelque raison que l'homme soviétique rejette la pratique (du régime) tout en acceptant la théorie (du système). Apparemment c'est cette réponse caractéristique de l'élément populaire qui a conduit les auteurs de l'ouvrage à leur distinguo artificiel. Ils tendent à faire de la concession purement verbale « Tout est très joli sur le papier » une acceptation des fondements théoriques du système. Ils vont même plus loin. Par exemple, après avoir noté (page 223) « l'acceptation, assez générale dans le peuple, des principes de base de l'État-providence à forme autoritaire », les auteurs enchaînent comme suit quelques lignes plus bas : cc La plupart des citoyens soviétiques paraissent donc accepter et approuver la structure de base de l'État-providence soviétique. » C'est ainsi qu'un consentement (plus ou moins tacite) aux «principes de base » devient insensiblement l'adhésion à une « structure de base ». Ce glissement de sens ne tient en réalité aucun compte de l'abîme existant, dans la conscience du citoyen moyen, entre le soviétisme en théorie • Hardship state et Wei/are state. La nuance péjorative ou sceptique que comprend l'expression ,, Etat-providence J) n'existe pas dans la locution anglaise Wei/are state désormais classique, laquelle signifie simplement un Etat qui, par un système de sécurité sociale plus ou moins étendu, se reconnaît responsable ciu « bien-être n de ses ressortissants. N.d.l.R. BibliotecaGinoBianco 333 et le soviétisme en pratique, entre le systèmeobjet-de-propagande (l'État-providence) et le système-tel-qu'on-le-vit (l'État-bourreau). Comme on le voit, les conclusions de l'enquête distinguent ce qui pratiquement n'a pas lieu d'être séparé, et confondent ce qui est en contraste réel. Cette orientation mériterait d'être relevée, ne serait-ce que par les conclusions qui s'en dégagent et qui s'expriment dans l'ouvrage par la « constatation » suivante : Pour s'assurer un appui populaire beaucoup plus large, il suffirait au nouveau régime de mettre en circulation davantage de biens consommables, de fournir de meilleurs logem~nts, de tempérer la terreur policière, de faire aux paysans quelques concessions et de relâcher quelque peu la tension frénétique imposée à l'ensemble de la populatiJn. En d'autres termes, croyant comme ils le font que l'homme soviétique adhère, pour l'essentiel, au système, les auteurs en infèrent que le régime, lui aussi, peut devenir populaire, au prix de quelques adoucissements peu coûteux, et sans être pour cela <c moins totalitaire qu'auparavant ». Or, certains des cadeaux portés sur la liste de Noël établie par nos auteurs pour le peuple soviétique ont déjà été distribués, dès le début de la période post-stalinienne; et aucun connaisseur des affaires russes ne peut nier que le peuple n'ait éprouvé un réel soulagement devant le relâchement de la terreur, la modération de la cadence, les efforts pour améliorer l'habitat, et ainsi de suite ; mais il n'en est pas moins évident que bien d'autres changements, et de bien plus fondamentaux, seraient nécessaires pour rétablir entre gouvernants et gouvernés des relations plus normales. « L'homme ne vit pas seulement de pain " Le roman déjà célèbre de Vladimir Doudintsev qui porte ce titre * exprime déjà bien des exigences au delà d'une simple amélioration en matière de ravitaillement et de fournitures. Il reflète une protestation humaine contre des mœurs et des méthodes profondément enracinées dans le système soviétique et qui font corps avec la société bureaucratisée. Bref, il postule implicitement une complète rénovation de la vie nationale dans le sens de la propreté 1norale, de la libéralité et de la dignité. La popularité du roman qui alla jusqu'à l'enthousiasme, et l'attaque officielle dont il a été l'objet, donnent à croire que Doudintsev a su aborder là des problèmes auxquels un très grand nombre de gens en Russie soviétique attachent une signification vitale. Ce sont des problèmes moraux ; mais, co1nme le suggère la cor1clusion du livre, ils sont appelés à devenir des problèn1es politiques. Il y a là, peut-être, de quoi justifier un certain optimisme. A la fin de leur ouvrage, les auteurs résument leurs impressions et se posent cette question : • VLADIMIR DOUDINT BV : L'honzn1e ne it Pas sc11/c1,i nt de pain. Traduit du ru se par MAiA MIN UST HINA et RoBRRT PHILIPPON, Paris, Julliurd, 1957.
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