• Recherches POUR UNE THÉORIE ÉLARGIE DES JEUX par Roger Caillois LES JEUX sont infinis et variés. Ceci n'a pas de quoi surprendre et répond plutôt à leur définition. Mais ils sont stables, relativement plus stables que les institutions et les empires. Ils émigrent et s'acclimatent aisément. L'espace ni le temps ne semblent avoir beaucoup de prise sur eux. Leurs règles paraissent quasi immuables. Il est difficile de les modifier ; et si par impossible on y parvient, on n'a pas pour autant détruit le jeu ancien : on en a créé un nouveau. En outre, les jeux sont liés aux aspects les plus élevés d'une culture. Ils en sont l'expression, sinon le miroir. C'est au point qu'il leur arrive parfois de refléter .le caractère psychologique fondamental d'une société. Les ethnographes ont souvent recherché leur origine sacrée : le cerf-volant s'est révélé comme l'instrument de la conquête mythique du ciel, le football comme la dispute rituelle du globe solaire entre deux clans antagonistes. Des amateurs de petite histoire ont suivi patiemment l'évolution du jeu d'échecs ou des figures du jeu de cartes. Les mathématiciens ont appliqué aux différents jeux de hasard les lois du calcul des probabilités. Huizinga, s'attaquant à l'ensemble du problème dans son ouvrage Homo ludens*, a découvert et analysé l'influence du jeu dans le développement de la culture et de la civilisation. Il a montré comment celles-ci, dans la mesure où elles étaient raffinement et respect des conventions, étaient appa- . rentées à la nature profonde du jeu et en dérivaient pour une part. La définition que Huizinga a donnée du jeu reste strictement formelle : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais complètement impérieuse, pourvue d'une fin en soi, accompagnée • J. HUIZINGA: Homo ludens. Essai sur la /onctio11 sociale du jeu. Traduit du néerlandais par CéCILB SBRESBA. Paris, Gallimard, 1951 (7• éd.). Biblioteca Gino Bianco d'un sentiment de tension et de joie, et d'une conscience d'être autrement que dans la vie courante. >> Il demeure utile de partir de cette formule générale qui a l'avantage de bien marquer certains des caractères fondamentaux des jeux. Ceux-ci se révèlent à l'analyse** comme une activité : 1. libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt sa nature de divertissement attirant et . Joyeux; 2. séparée : circonscrite dans des limites d'espace et de temps précises et fixées à l'avance; 3. incertaine : dont le déroulement ne saurait être déterminé, ni le résultat acquis préalablement ; une certaine latitude dans la nécessité d'inventer étant obligatoirement laissée à l'initiative du joueur ; 4. improductive : ne créant ni biens, ni richesse, ni élément nouveau d'aucune sorte ; et, sauf déplacement de propriété au sein du cercle des joueurs, aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie; 5. réglée : soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte; 6. fictive : accompagnée d'une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante. Dès lors, il existe certainement un intérêt primordial à répartir la multitude des jeux entre des •• Voir mon étude, « Nature et Fonction du Jeu», dans Preuves, n° 72, février 1957, pp. 18-25.
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