Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

STIRNER CONTRE PROUDHON* par Maxime Leroy DU TEMPS de Louis-Philippe et de Napoléon III, il ne semblait pas possible qu'un esprit pût pousser l'audace de la négation plus loin que Proudhon. Il combattait avec la même force tous les partis, toutes les idées : le suffrage universel et les dogmes de l'Église, Dieu, la propriété, l'autorité, le socialisme et le libéralisme, et, crime moins pardonnable, il traitait les hommes avec plus d'irrévérence encore que les livres, ridiculisait par de terribles sarcasmes l'archevêque Mathieu, le socialiste Louis Blanc, l'économiste orthodoxe Bastiat et l'ondoyant et divers Prince-Président. Il résumait ses audaces en de courtes formules blasphématoires : la propriété, c'est le vol ; Dieu, c'est le mal ; Satan, c'est le bien. On se rappelle peut-être son invocation lyrique à Satan, intelligence de l'univers. Il effrayait, épouvantait. Le pape l'excommuniait, les tribunaux le condamnaient, les curés le dénonçaient en chaire comme l'antéchrist, toute l'opinion enfin en faisait l'être foncièrement antisocial. Ce petit homme à lunettes, pendant trente ans, fut tout l'irrespect et tout le blasphème. Le monde civilisé finissait à ses livres, comme le monde antique aux colonnes d'Hercule. Aujourd'hui il faut changer cette géographie. Un négateur plus dirimant, un blasphémateur plus irréligieux, un plus vorace « idéophage » a été révélé au public : Max Stirner, l'auteur de L' Unique et sa propriété. Peu connu en Allemagne, Stirner 1 est en France beaucoup plus un nom qu'une doctrine. On le cite cepe'ldant et son livre a eu les honneurs de deux tra<..tUCtionsM. . Victor Basch lui a consacré une importante étude. 2 Si on le cite, si on l'étudie même, il semble que l'on ait trop tendance à le situer en dehors de la pensée contemporaine, à le considérer comme un excentrique, un cas d'intellectualisme morbide. Vue inexacte, car Stirner est * Les pages de Maxime Leroy reproduites ici gardent toute la valeur de l'inédit, puisqu'elles ont paru en 1905 dans La Renaissance Latine et ne se trouvent dans aucun recueil accessible. Après un demi-siècle, cette étude n'a pas vieilli et, en outre, elle offre l'intérêt d'exprimer à propos de Stirner et Proudhon des idées chères à l'auteur dont. elles caractérisent bien la tournure d'esprit si libre .et st ouverte. Biblioteca Gino Bianco bien de son époque ; il est même un des types qui la représentent le mieux, comme un des promoteurs de l'extension de la méthode scientifique à la morale et au gouvernement des sociétés. Reconnaissons en lui un de ceux qui auront participé à la formation du scepticisme moderne. SCEPTIQUE, Proudhon l'était certes, mais il croyait encore, il croyait trop; Stirner, lui, ne veut plus croire, rien croire. Par là, il a été au delà de l'auteur de La Révolution sociale, qui avait, en effet, laissé quelque chose à démolir après lui : la Justice. « C'est une ennemie, une vieille ennemie qui a pris un visage nouveau. » C'est à cette dernière autorité, intacte chez les plus laïcs et les plus révolutionnaires de nos contemporains, que Stirner s'attaquera. Proudhon pensait avoir donné à la civilisation post-révolutionnaire sa spécifique et irréfutable formule philosophique. Stirner s'insurgera contre cet optimisme et contre Proudhon, le plus dangereux continuateur de la tradition, le plus dangereux parce qu'il s'ignorait. Mais Stirner, en combattant ce polémiste terrible, le continuait inconscient, lui aussi, de ses attaches traditionnelles ~ il le suit contre les mêmes ennemis, il est de 1~ lignée proudhonienne. · Proudhon donnait une foi, et il s'en faisait l'apôtre; il alla même jusqu'au martyre pour la défendre : le martyre de la prison. Il était sceptique cependant, et d'un scepticisme, au fond, voisin de celui de Stirner ; c'est là qu'est la filiation. Il faut, écrivait-il dans son plus célèbre livre il faut, tandis que la multitude est à genoux, arrache: la vertu au vieux mysticisme, extirper du cœur de l'homme le reste de latrie qui, entretenant la superstition détruit en eux la justice et éternise l'immoralité. ' 1. Max Stimer est le pseudonyme du professeur bavarois J~an-Gaspar~ Schmitt. Il est né en 1806 à Bayreuth, future ville .wagnéri~nne. ~lève de Hegel et de Schleiermacher, il étudia la philosophie et la théologie; il séjourna successi.:. vement à B~rlin, à. Erlangen, à ~œnigsberg, à Kulm, et revint finalement a Berlin. Il y devmt professeur de jeunes filles et y mouru,t pauvre en 1856. - 2. Victor Basch : L' Individualisme anarchiste - Max Stirner. Paris, Félix Ale~, 1904.

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