Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

284 La volonté humaine ne sera donc libérée que par le scepticisme. « Puis-je me dire libre, ter1nine le contempteur de Proudhon, si des puissances verbales aussi vaines que des idoles me commandent encore? » Dès maintenant, la question n'est plus comment acquérir la vie, mais comment en user, comment en jouir ; en d'autres termes, il ne s'agit plus de rétablir en soi le vrai moi, mais de se résoudre et d'user de soi par la vie même. N'ayons plus soif d'idéal, plus de « détresse spirituelle », plus de « détresse temporelle ». Plus d'extase : Stirner nous fait baisser les yeux vers la terre ; il nous montre le vaste monde qui est à nous, puis nous jette sur lui. Mais il nous met immédiatement en garde contre l'enthousiasme qui guette le laïque en mal d'un nouveau paradis terrestre. Et ici l'auteur de L' Unique note la même transposition que dans la morale. Jadis, il s'agissait de réaliser la patrie céleste ; aujourd'hui, la patrie terrestre. L'ennemi a changé de visage. C'est encore une collectivité qui veut m'oppresser, un au-delà à moi-même qui prend ma liberté. Des concepts, encore des concepts, un respect chasse l'autre, l'autorité se renouvelle insidieusement, les formes d'esclavage se diversifient et je reste éternellement l'esclave craintif de la première désobéissance. Le monde est peuplé de respectpersonen _; les saints catholiques avaient pris aux bords des sources et dans le creux des vieux chênes la place des hamadryades et des naïades du paganisme. Le compagnon de Bacchus n'est pas mort, Pan se survit, le « maroufle » ressuscite : Je suis Pan, je suis tout; Jupiter, à genoux! Que faire ? si le ciel et la terre sont fermés. L'individu ne doit pas se préoccuper des hommes qui l'entourent, de la famille, des peuples, de l'humanité, de la philosophie; il doit se considérer comme un unique, il n'est la propriété, la dépendance ni d'un homme, ni d'une idée, ni d'une organisation politique. Il est à lui-même son Dieu, son État, sa Famille, son Humanité. Plus de devoirs, plus d'obligation : toute obligation est une restriction à ma liberté. Ni socialisme, ni justice proudhonienne, ni morale chrétienne : le scepticisme absolu. Que m'importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien? Que ce soit humain ou inhumain, libéral ou non libéral, du moment que cela mène au but que je poursuis, du moment que cela me satisfait, c'est bien. Et à l'obligation d'aide mutuelle, il répond : Je ne connais pas d'obligation d'aimer. Stirner ne se contente pas de cette formidable négation qui fait trembler la sagesse des siècles ; il la pousse plus avant sur le chemin que lui ouvrit naguère Machiavel. Il s'y engagea san.s doute trop avant, car il aboutit lui aussi à un bréviaire inspiré. Peut-être se rappelle-t-on quelques-unes des fortes pensées de cet habile homme d'État : Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion : car, s'il n'est que lion, il n'apercevra pas les pièges; s'il n'est que renard, il BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible ... : tel est le précepte à donner. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État : s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. 4 Cette morale que le secrétaire florentin préconisait pour les seuls souverains, Stirner veut l'étendre à tout individu dans la société : ce n'est pas Montesquieu, c'est Machiavel qui lui semble avoir « retrouvé les titres de l'esprit humain ». L'idéophage conseille donc à son « unique » de suivre les maximes du Prince pour devenir habile à donner et à retenir, à ruser, à tromper, à . ' , . mentir, a reuss1r. Je contourne les lois d'un peuple, dit-il sans artifice, jusqu'à ce que j'aie pu rassembler mes forces pour le renverser. Il dit encore : Fais-toi valoir ! Guizot disait à la même époque : Enrichissezvous ! C'est là toute la sagesse de la concurrence industrielle. L'œuvre d'égoïsme accomplie, Stirner pousse, comme jadis le hérault royal à Saint-Denis, le cri de délivrance et de salut : « Mort est le peuple ! Bonjour moi ! » LE LIVRE de L' Unique est un carnage d'idées, . l'acte le plus sauvage d'idéophagie que le monde ait jamais connu. C'est une dévastation qui ne laisse rien derrière elle. Cet intellectuel aura tourné ses armes contre lui-même; il crie : « Plus d'idées ! Rien que des volontés instinctives se poussant rudement à la félicité. Tuons l'esprit pour nous rendre à la joie de vivre librement. » On peut noter ici un moment du travail de désagrégation de l'absolu kantien. Kant ne nous avait libérés que partiellement en nous débarrassant de l'absolu de la foi : il lui substitua l'absolu de la raison. Lui aussi avait transposé, il avait substitué un impératif collectif à un autre impératif collectif, malgré toutes les apparences d'un franc individualisme ; quelque chose de l'Église y restait attaché. D'autres aujourd'hui veulent nous débarrasser de ~e dernier maître et rendent l'homme à lui-même, le débrident et le dessellent et le lancent, libre enfin de tout le harnachement .social, par le grand air et les champs sans limites. Mais aura-t-il la chance de ne pas se casser les reins ? Stirner se souvenait plus ou moins confusément de l'idolâtrie révolutionnaire, de la déesse Raison. 4. Le Prince, chap. XVIII. ·

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