Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

294 ce programme pût être facilement réalisable en Occident, parce que la révolution industrielle y avait détruit la base du socialisme en pulvérisant la société jusqu'à en faire un amas d'individus égoïstes engagés dans une concurrence acharnée. Certains d'entre eux soutenaient qu'en ce qui concerne l'Occident, Marx et ses disciples voyaient peut-être juste en prédisant que l'expansion industrielle elle-même grouperait à la lon.gue les prolétaires en de vastes unités homogènes dans les cartels monopolisateurs qui se développaient sans cesse; et qu'ainsi, qu'on le veuille ou non, une armée prolétarienne cohérente et disciplinée serait créée, destinée par « l'histoire elle-même » à se révolter et à rendre libres tous les hommes. Mais en Russie, aucune révolution industrielle comparable n'avait eu lieu. Là une communauté paysanne compacte, étroitement liée aux travailleurs des villes qui étaient eux-mêmes des paysans encore à peine urbanisés, servirait de base naturelle à une société socialiste. Les populistes affirmaient que le fait même d'être si arriérée offrait à la Russie une bien meilleure chance de bâtir une société nouvelle, juste et libre, sur une base coopérative, que ce n'était le cas dans les pays occidentaux si âprement individualistes. Plékhanov croyait à tout cela, mais d'une manière différente. La plupart des populistes étaient des idéalistes mi-instruits, confus, exaltés, qui se jetaient dans le mouvement sacré avec tout ce qu'ils possédaient. Pour eux, comme pour un de leurs héros et maîtres, Michel Bakounine, l'idée même de prudence et de patience suggérait quelque chose de mesquin, de peureux et d'insincère. Plékhanov n'était pas moins dévoué à la cause révolutionnaire, mais sa foi dans la raison, dans la connaissance scientifique était inébranlable ; il voulait une , . . . . . preparation minutieuse et patiente, et son esprit restait clair et calme en toutes circonstances. Son socialisme n'était ni un rêve poétique, ni une vision religieuse ou métaphysique, ni non plus une rationalisation d'échecs ou de ressentiments personnels, mais une croyance à la possibilité de fonder une organisation sociale à la fois raisonnable et juste. Cet édifice devait être construit sur des fondations permanentes - c'est-à-dire sur une connaissance sérieuse de l'histoire et des sciences naturelles. Mais, contrairement au positivisme autoritaire d'aujourd'hui, il devait être créé d'une façon démocratique et seulement lorsque la majorité d'une société donnée serait suffisamment éclairée pour comprendre ce qui seul pourrait la rendre libre, heureuse et égalitaire - alors seulement, et pas avant. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL La plupart des populistes trouvaient que cette évolution par l'éducation prendrait trop de temps. De plus en plus, ils en vinrent à croire que le terrorisme était la seule méthode offerte à une minorité révolutionnaire pour renverser un régime néfaste ; ils étaient convaincus qu'aussitôt après, un nouveau monde libre, moralement pur, surgirait spontanément des cendres de l'ancien. Plékhanov condamna ce « conte de fées » toute sa vie. Il croyait au · contraire que le monde ne serait transformé d'une façon permanente que par la connaissance des lois permanentes qui gouvernent l'activité sociale et individuelle ; tant que la majorité dans une société n'a pas atteint cette maturité, des gouvernements infâmes et stupides sont inévitables ; les balles et les bombes resteraient sans effet contre l'ignorance et la barbarie des deux camps. Il rompit avec ses camarades à ce sujet, et ne prit aucune part dans les conspirations qui aboutirent à l'assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Si, dans les années 70, le programme populiste lui semblait praticable, c'est que la Russie était encore largement dans un état pré-industriel. Mais dans les années 80, il renonça à ce diagnostic. Sous l'influence des œuvres de Marx et d'Engels et à la suite de ses études sur la vie économique russe de son temps, il changea d'opinion. Alors et jusqu'à la fin de sa vie, il s'était persuadé que l'évolution de la Russie, tout en retardant sur celle de l'Occident, passerait par les mêmes stades inévitables vers une industrialisation croissante. Il croyait que l'histoire est une science dont les lois peuvent être découvertes ; que ces lois sont celles du développement des ·facultés productrices de l'homme ; que si les hommes ne parviennent pas à les comprendre, ils en deviendront les victimes, et que leurs efforts en vue d'améliorer leur sort · seront .vains et s'annuleront eux-mêmes. Bref, Plékhanov était devenu marxiste. Tandis qu'auparavant il pensait que les lois auxquelles obéissait le. développement économique et social russe étaient particulières et sui generis, il s'est convaincu du contraire peu après 1880. Alors il déclara que l'économie villageoise russe se trouvait en voie de dissolution. La possibilité de préserver la commune rurale, en laquelle les populistes avaient mis leur foi prof onde, n'était plus qu'une chimère. La lutte des classes y commençait déjà son œuvre destructrice. Ce que désiraient les paysans, comme tous les paysans du monde, c'était la propriété non pas communale, mais privée; en d'autres termes, ils vottlaient devenir eux-mêmes capitalistes. Une phase capitaliste en Russie apparaissait

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