revue historique et critique Jes /aits et Jes idées SEPTEMBRE 1958 YVES LÉVY .......... . MICHEL COLLINET ... . LÉON EMERY ........ . MAX NOMAD ......... . MAXIME LEROY ...... . - bimestrielle - Vol. II, N° 5 Le Réformateur L'armée et la société Le << progressisme >> chrétien en France Un méconnu : W. Makhaïski ANNIVERSAIRE Itinéraire intellectuel L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE PAUL BARTON ....... . La législation du travail en URSS PAGES RETROUVÉES GŒTHE •....•.....•..... Valmy DÉBATS ET RECHERCHES DAYA .............•..... Des coefficients politiques QUELQUES LIVRES B. Souv ARINE: The Rise of Khrushchev, de Myron Rush. - BRANKOLAZITCH: Avec Jacque&Duclosau hanc des accusés à la réunionconstitutivedu Komin/orm, d'Eugenio Reale. - MAXRICHARD: La Révolution du xxe siècle, de Thierry Maulnier; Où va la Droite;,, de Paul Sérant. - GERARDREITLINGE:R Conscience in Revoit, d'Annedore Leber. - CLAUDEHARMEL: Le Tour de France d'un Compa,nondu devoir, d'Abel Boyer; La pendule à Salomon, de Raoul Vergez. Quelques revues - Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino Bianco
• Biblioteca Gino Bianco
revllc-historique et critÎ'f"e Jes /11its et Jes iJles SEPTEMBRE 1958 - VOL. Il, N• 5 SOMMAIRE Pœg• Yves Lévy....... LE RÉFORMATEUR............................... 255 . Michel Collinet... L'ARMÉE ET LA SOCIÉTÉ. . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260 Léon Emery . . . . . LE << PROGRESSISME >> CHRÉTIEN EN FRANCE.. . 268 Max Nomad. . . . . UN MÉCONNU : W. MAKHAISKI . . . . . . . . . . . . . . . . 272 Anniversaire Maxime Leroy . . . ITINÉRAIRE INTELLECTUEL.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280 L'Expérience communiste Paul Sarton . . . . . LA LÉGISLATION DU TRAVAIL EN U.R.S.S........ 285 Pages retrouvées Gœthe. . . • . • • • • . VALMY . • • • • • • • • . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • • . . • • • • • . . • • 292 Débats et recherches Daya • • • . . . . . . . . DES COEFFICIENTSPOLITIQUES. . . . . . . . . . . . . . . . . 299 Quelques livres B. Souvarine..... THE.RISEO. FKHRUSHCHE.V, de MYRON RUSH . . . . . . . 303 Sranko Lazitch... AVE.CJACQUESDUCLOS AU BANC DE.S ACCUSB, A LA Rl.UNIONCONSTITUTIVED.UKOMINFORM, d'EUGENIO REALE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 Max Richard. . . . . LARl.VOLUTIONDU XXe SllCLE., deTHIERRYMAULNIER; OU VALADROITE. ?, de PAUL SÉRANT.. . . . . . . . . . . 307 Gerard Reitlinger. CONSCIENCEI .N RE.VOLT, d'ANNEDORE LESER . . . . . . . 310 Claude Harmel. . . LE. TOUR DE. FRANCE. D'UN COMPAGNONDU DE.VOIR, d'ABEL BOYER. Préface de DANIEL HALÉVY; LA PENDULE. ASALOMON, de RAOUL VERGEZ . . . . . . 313 Quelques revues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314 Correapondance LE 9 THERMIDOR • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 316 Livre, reçus • Biblioteca Gino Bianco •
' , OUVRAGES ·RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery: Richard Wagner, poète mage Lyon, Les Cahiers Libres, 37, rue du Pensionnat. Raymond Aron : ·espoir et peur du siècle (ESSAIS NON PARTISANS) Paris, Catmann-Lévy, édPeurs. 1957. Denis de Rougemont: L'Aventure occidentale de l'homme Paris, ·Éditions Albin Michel. 1957. Lucien Laurat: Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-1956) Paris, FasqueUe. 1957. Michel Collinet: Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : Conventions collectives et réalités ouvrières en Europe de l'Est Paris, les Éditions ouvrières, 1957. Emmanuel Berl : La France irréelle Paris, Grasset, 1957. Biblioteca Gino Bianco
revue historique et critique Jes faits et Jes iJées SEPTEMBRE 1958 Vol. II, N° 5 LE RÉFORMATEUR par Yves Lévy DANS les grandes crises politiques, lorsque l'État est livré à la confusion, que les hauts fonctionnaires s'interrogent, et se demandent si le bien commun se confond encore avec l'autorité qui se dissout ou - moins noblement - pèsent les chances des prétendants, lorsque les gouvernants eux-mêmes en viennent à mettre le respect des traditions en balance avec les périls de la nation, les citoyens demandent aux augures la raison du malheur général. Et ceux qui par métier ou par occasion se mêlent de commenter, ne manquent pas de donner l'explication que chacun attend, celle qui est assurée de recueillir une adhésion quasi générale : si le peuple souffre, c'est que les mœurs ont dégénéré. Cette explication, présentée sous vingt, sous cent formes différentes, peut être décelée par l'analyse sous les formules les plus diverses, c'est elle, inlassablement, qui reparaît sous toutes les plumes. Cela fut dit et répété en 1940, cela se dit et se répète aujourd'hui. Écoutons un professeur de droit : « Il faut dénoncer une défaillance de la nation qui dans son ensemble néglige la politique (...) Les principaux responsables de la dégradation de la fonction parlementaire ne sont pas les parlementaires en exercice, ce sont les gens de valeur qui depuis la première guerre mondiale ont déserté la politique». Celui-là dit son fait à la nation. Cet autre met en cause les parlementaires et les partis : u La Constitution et les lois, écrit-il, ne sont que des cadres définissantles règles du jeu: elles ne peuvent m:>difier Biblioteca Gino Bianco • la disposition des joueurs ni leur façon de jouer.» 1 Un de nos observateurs politiques les plus autorisés, qui mainte fois, ces dernières années, a gémi sur les mœurs parlementaires, prononce : « Pour renaître, il faudrait que les partis actuels acceptassent de mourir à eux-mêmes». Le grand journal qui publie ces opinions - mais on en trouverait d'analogues dans tous les journaux, dans tous les partis 2 - cite un passage où Bernanos attribue la dégradation politique à « la défaillance des esprits et des cœurs ». Bernanos, il est vrai, n'était pas un juriste. C'était un poète, c'était un prophète. Et précisément, il ne fait ici que répéter les Prophètes. Que dit Isaïe, dès ses premiers mots ? « Nation pécheresse, peuple chargé d'iniquités, race de malfaiteurs, enfants dégénérés ! (...) Vous serez dévorés par le glaive». Que dit l'Éternel à Jérémie ? « Je ferai valoir mes griefs contre 1. Dans un livre récemment paru ce même professeur de droit, spécialiste de la science politique, nomme le principal coupable du « meurtre de la République •· Des jugements de ce genre, on le sent, ne requièrent pas de longues réflexions scientifiques. Un orateur de meeting, le premier journaliste venu en diront autant avec plus d'excuses. 2. Et chez d'autres professeurs de droit. Voir par exemple, dans le grand Traie, d, science politique que vient d'achever le professeur Bur<ieau, l'explication de la naissance d s régimes autoritaires (tome IV, pp. 372 sq.). L'analyse politique est inexistante. En revanche, on lit une longu analyse psychologique fondée sur les • défaillanc s • ou • déficiences du caractère •·
256 eux et je tiendrai compte de tous leurs méfaits. » Que les malheurs publics soient le châtiment du dérèglement des mœurs, tous les Prophètes le redisent, mais aussi tous les autres livres de l'Ancien Testament. 3 Dès la Genèse, le sort de Sodome nous avertit que les mauvaises mœurs attirent un malheur collectif, où la minorité des gens de bien est elle-même enveloppée. Telle est la leçon qu'a pu légitimement recueillir un Bernanos, en l'animant du souffle épique de sa grande âme. En revanche on peut s'étonner que nos professeurs n'aient pas dépassé la sociologie de la Bible. C'est pourtant, à la réflexion, moins étrange qu'il ne semble d'abord. Car la science politique d'à présent n'est peut-être pas toujours science autant qu'elle le croit. TOUTES les disciplines ont été tardives à se pénétrer d'esprit scientifique. Au bon vieux temps, chacune d'elles parlait à l'imagination. Les astres décrivaient des cercles parfaits, la géométrie donnait les lois du véritable espace. On pouvait supposer le fœtus se formant dans la matrice et mis en forme par elle, ou préformé dès le germe initial : l'une et l'autre doctri..T1e était accessible à l'imagination. Nous avons changé tout cela. Depuis Newton, les astres ont cessé leur course solitaire, et chacun d'eux désormais s'équilibre avec tous les autres. Lobatchevski a détruit dans l'abstrait, Einstein dans le concret, l'espace qui était commun aux géomètres et aux physiciens et que, deux mille ans durant, ils avaient fait passer pour immédiatement connaissable. Bourbaki, par sa mathématique sans chiffres, ruine le monde des nombres, majestueux édifice élevé en plusieurs millénaires. Analysée dans sa source par la biologie, scrutée dans sa formation historique par la psychologie, la personnalité cesse de jouir de cette simplicité qui prenait valeur d'évidence. Partout l'imagination est mise en échec. Partout le calcul et la réflexion supplantent l'évidence. Les adversaires de Pasteur n'ont pas de successeurs, et l'affaire Lysenko n'est qu'une résurgence bouffonne et sans lendemain. Le seul domaine où l'imagination maintienne opiniâtrement ses droits, c'est la politique. La politique est donc livrée à cette évidence immémoriale, à cette évidence biblique que forme la succession de la faute et du châtiment. Et cette évidence est criante, je le sais. Qui osera nier les stupres de l'Ancien Régime finissant, les scandales et la licence du Directoire, les intrigues ourdies dans les couloirs de notre Assemblée 3. Le psaume XLIV, où l'on voit Israël persécuté en raison de sa fidélité à son Dieu-; est sans doute de très basse époque. Le livre de Job pose, sans le résoudre, le problème du malheur immérité. Il peut être assez tardif et, en tout cas, il est contraire à la tradition. Pour la tradition, le malheur est un châtiment divin et implique une défaillance ou déficience antérieure. Dans la plupart des psaumes, Iahvé est « celui qui châtie les nations ~. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nationale ? Eh bien, ne nions rien.' Mais quoi, sont-ce là des évidences plus évidentes que la course du soleil autour de la terre ? Rien n'est .plus évident au monde que le mouvement diurne du soleil, et pourtant nos petits enfants savent qu'ils ne doivent pas en croire leurs yeux. A LA VÉRITÉ, il a été si malaisé, non seulement aux profanes, mais aux sp~ci:tlïstes eux-mêm:s, de se déorendre de leurs 1dees en astrononue, biologie Ôu psychologie, qu'on ne saurait être surpris que l'on soit lent à observer sans préjugés les phénomènes qui touchent à l'organisation sociale. Les hommes tiennent à la spontanéité de leurs jugements moraux, dont l'évidence, pour eux, le dispute à toute autre. Socrate a en vain répété, il y a près de vingt-quatre siècles, que nul ne fait le roll volontairement. Éternels PerrLris Dandins, nous voulons juger. Et nous jugeons. Nous jugeons, dans nos Cours dè justice, ceux qui sont à coup sûr les plus irresponsables de nos. concitoyens, puisqu'ils ont commis des crimes. Et nous jugeons les nations. Parce que, comme nous aimons à dire, chaque peuple a le gouvernement qu'il mérite. Admettons qu'il y ait, parmi les individus, des innocents et des coupables. 5 Il n'en demeurerait pas moins que la notion de responsabilité n'est pas scientifiquement applicable à des collectivités, qu'il s'agisse des nations ou des partis, ou même des individus, en tant qu'ils sont les représentants qualifiés de ces collectivités. Il est étrange qu'on soit obligé de démontrer la vanité de la notion de responsabilité collective. Il y a quelques années, au temps où Hitler l'utilisait dans sa propagande, tous ses adversaires semblaient unanimes à la rejeter. Aujourd'hui elle reparaît de tous côtés. A dire vrai, elle n'avait jamais été abandonnée, et ceux-là mêmes qui en contestaient la valeur lorsque Hitler dénonçait un complot juif, dont tous les Juifs (et beaucoup d'autres) auraient été complices, ne manquaient pas, à l'occasion, de prononcer des jugements collectifs. 6 C'est que l'on condamnait la notion de responsabilité collective pour des raisons morales et Juridiques, sans prendre garde que ces raisons morales et juridiques n'avaient de valeur que parce qu'elles se fondaient sur une analyse rigoureuse de la réalité. Et l'on ne s'avisait pas que, si la notion de responsabilité collective a disparu de nos codes, c'est précisément parce qu'une , 4. Encore que ... 5. Nos sociétés commencent à en douter. Il y a cent vingt ans, c'est par une législation sur le travail des enfants qu'a commencé à se transformer la notion du travail. Aujourd'hui, c'est dans les tribunaux pour enfants et adolescents que les principes de notre justice sont remis en question. 6. Souvent, sur les Juifs eux-mêmes. On désapprouvait Hitler : « Il est vrai, ajoutait-on, qu'ils sont ceci, qu'ils sont cela. » Cependant que d'autres faisaient peser sur les Allemands une semblable responsabilité collective. '
Y. LÉVY réflexion san~ préjugés était incapable de la définir, une ?bservation sans passion impuissante à l' apercevoir. En fait, lorsqu'on prend pour boucs émissaires tel ou tel. homme politique, ou bien les partis, ou la nation elle-même, on isole, à l'intérieur de l'univers politique, des responsables, voire des coupables. 7 Or si, pour nous inspirer de la marche des autres disciplines, nous e:,caminons comment elles sont passées de l'imagination à l'observation scientifique, nous constatons que toutes, s~s exception,. ont fait le pas décisif en cessant d isoler les obJets de leur étude. L'acte scientifique le plus spectaculaire est la découverte de Ne_pt';111e,_x~lusivement obtenue par le calcul des irregular1tes d'autres planètes. 8 Un semblable mouvement a emporté les autres objets· des sciences. Si l'espace physique s'est transfo~é, c'e~t qu'il ~e servait qu'à juxtaposer des obJets. Mais les obJets physiques ne se juxtaposent plus : les coordonnées de la nouvelle physique les privent de leur autonomie intemporelle. Pythagore ne connaissait que des nombres isolés,_ qu'il chargeait de signification et qui formaient une série unique. On a ridiculisé cette série unique en créant quantité d'autres séries mathématiques, en multipliant les intermédiaires, en supprimant finalement les nombres eux-mêmes afin d'obtenir un tissu mathématique encore plus continu. Quant à la biologie, chacun sait qu'elle a mis en communication toutes les espèces et noué mille liens entre l'individu et ses semblables. Transposons ce mouvement dans l'univers politique et, pour avoir accès à la science politique, cessons d'isoler des êtres ou des groupes. Nous observerons alors non seulement leurs caractéristiques, mais leur interdépendance. Il deviendra, il est vrai, difficile de juger les hommes et les groupes, car pour juger, il faut isoler. Mais il faut savoir ce qll:'on veut, et cho_isir entre juger et comprendre : Juger pour sanctionner le passé, ou comprendre pour préparer l'avenir. * ,,. ,,. MA1s, dira-t-on, l'arrivisme, l'ambition des individus, les querelles, les divisions, l'égoïsme des parti~, l'apathie de la nation, ne sont-ce pas là des faits constatables, et dont l'action sur la décadence du régime ne peut guère être mise en doute ? Oui, certes, les faits sont constatables. Mais ce qui n'est pas évident, ·c'est la conclusion qu'on en tire. On peut bien constater une multi7. 11 n'est pas inutile de noter que la nation n'est pas le tout de l'univers politique. En tant qu'elle est considérée du point de vue de la politique, elle est un organe parmi d'autres (partit, a11embl~e1, mini1tère, etc.) 8. Bt un peu de chance. puitque let c■ lc:uls de Le Vcrrier ~taient faux. Mait c:e qui importe, c'est le raisonnement de Bouvard, conttatant 4e, irrf~ularitft non imputable• aux r~==• connue,, et concluant à l'1x.i1tence d'une plan~te ue. Biblioteca Gino Bianco 257 tude de faits regrettables, et constater en même temps que le régime fonctionne de plus en plus mal. Il ne s'en ensuit pas que cela soit à l'origine de ceci. Qu'il y ait un lien entre les deux ordres de faits, c'est vraisemblable, et c'est précisément à la science politique qu'il revient de définir ce lien. Mais il n'est pas vraisemblable qu'elle y parvienne si elle répond à la question sans prendre la peine de rien examiner. A cet égard, on ne saurait trop regretter que la science politique, en _France, soit du ressort des professeurs de droi~. Les professeurs de droit, malgré qu'ils en aient (encore n'en ont-ils pas toujours mauvais gré), sont platoniciens. Juristes, ils définissent l'idée_ avant ~'e:,c_aroiner le fait. Et lorsqu'ils examinent le fait, ils n'y passent guère de temps : tout juste ce qu'il leur en faut pour classer le fait dans leurs catégories préétablies. Ici encore . ' . J emprunterai un exemple au monumental Traité de science politique du professeur Burdeau. On peut y lire 9 les surprenantes phrases suivantes, échantill_on d'un p~ragraphe de plusieurs pages tou! entier d~ la meme encre : « Le système des soviets constitue le prototype d'un aménagement du ~ouv~i~ assurant l'intégration du peuple à la vie politiqu~ .. Il y a là une structure politique absolument originale dont on ne peut méconnaître l'intérêt sous le prétexte (que les conditions actuelles de nos moyens d'information rendent aussi. difficile à justifier qu'à contester) que la ~olonté qui doit .animer cet appareil n'est pas libre. » Il y a de si belles choses dans la suite que j'arrête à regret ma citation. 10 Elle suffit du reste à démontrer que, pour le professeur Burd~au, la science politique aura pour objet le réel s'µ se peut, et au besoin l'imaginaire. Son platorusme est d'ailleurs tout à fait théorique et invétéré. Il écrivait en effet, il y_ a quinze ans 11 : « On partii:a de, l'i_dée de l'Etat pour expliquer le ph~nomene etatlque - et alors l'explication fourme vaudra pour toutes les formes étatiques - au lie_ude parti_r du fait historique : État, pour aboutir, à la suite d'une généralisation nécessairement incomplète, à l'explication de l'État. » Une telle méthode a évi,lemment un défaut : elle risque de nous faire cc,.,naître admirablement les idées des professeurs, et très mal ce qui se passe dans la réalité. La science politique doit suivre le chemin inyerse. Il _c_onvient d'abord de poser que la sci~nce politique est une science, proposition qui ..n'est. peut-être pas aussi évidente qu'elle parait, P?isq~e _quelques-uns. semblent n'y avoir pas songe. L obJet de cette science, c'est l'univers consid~ré ~u point de vue pol_itique. Et cet objet, elle doit 1 observer de son mieux, examiner l'in9. Tome VI, p. 301. Cc Traité compte sept volumes et plus de quatre mille paacs. ' 10. 11 y est notamment qu~Atiô•l ,, de ta multiplicit~ des organes offtrt, aux travailleurs pour faire connaitre leur volont~ •· 11. L, Pouvoir politiqu, ,r Z-~tar. Plris, 1943, p. 251.
258 terdépendance de toutes ses parties. Si l'on constate que la_-nationest apathique, il ne faut pas gémir, mais, à supposer que le fait soit réellement constaté, chercher ce qui dans l'équilibre particulier de l'univers politique, a entraîné cette apathie de la nation. Si l'on constate que les partis se divisent, ne pas gémir, mais trouver les raisons générales qui conduisent à cette division. Et si des dirigeants politiques sont insuffisants ou malhonnêtes, tenter d'apercevoir quels mécanismes ont poussé ces hommes-là au pouvoir et en ont écarté les hommes capables de concevoir le bien commun et de le servir. On voit ici que les fautes mêmes des individus, lorsqu'on traite de politique, ne peuvent faire l'objet d'un jugement moral. On peut bien juger l'individu à titre privé, si l'on en a le désir. Mais en tant qu'homme public, il ne relève pas du jugement : il entre dans un ensemble politique qui doit faire l'objet d'une interprétation globale. AINSI DONC, l'arrivisme, les querelles, les divisions, l'apathie, l'égoïsme, tout cela doit être considéré avec une sérénité scientifique. Et la première chose que nous constaterons alors, c'est une vérité immémoriale, répétée au cours des âges par tous les prophètes, prédicateurs et moralistes, mais qui, curieusement, semble se noyer brusquement dans l'oubli lors des grandes crises politiques. Cette vérité fondamentale, c'est que les hommes sont des êtres passionnés, et que les passions humaines, assez souvent, ne laissent pas d'avoir des affinités précises avec les sept péchés capitaux. Par temps calme, nous laissons les autres à leurs péchés et nous cultivons les nôtres à notre mode, sans trop en parler. Que souffle la tempête, et voici les prophètes qui se réveillent. Mais comme, sans être grand clerc, on peut affirmer que péchés et vices ne sont pas réinventés à neuf à la veille des grands orages de !'Histoire; il faut bien en conclure que si nos vices provoquent les crises, ce n'est pas parce qu'ils sont soudain devenus monstrueux - sans doute ne varient-ils guère - mais faute d'être tenus en lisière par les institutions. La société politique, à cet égard, est comme un torrent coutumier de déborder à la saison des pluies, mais qui ne ravage le pays que lorsque les hommes # lui en donnent licence par leur négligence à construire ou entretenir les digues qui le canaliseront. Je dis : les péchés et les vices. Mais il faut bien voir que les passions les plus nobles n'ont pas nécessairement une action différente sur l'équilibre politique. Toutes les passions quelles qu'elles soient qui, dans une société politique, agitent les individus et les grou12es, forment une sorte de vaste chaos dont la résultante n'a qu'infiniment peu de chances d'être profitable à l'ensemble du corps social. De sorte que, tandis que nos augures gémissent que l'immoralité générale menace la prospérité de l'État, voire son existence, et BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL dénoncent la conduite des dirigeants politiques, les divisions des partis, les querelles et le _jeu deslintérêts, nous devons, nous, constater sunplement que }e ,chaos des passio~s a cessé. d: être masqué et regle par un Etat bien orgam,se, et qu'il apparaît à la surface comme une ec11me confuse et bouillonnante. Les augures prophétisent. Ils se répandent en appels et en objurgations. Que la nation se réveille ! Que les partis se regroupent ! Que les responsables de nos malheurs s'effacent de la scène ! Tout cela est fort bon. Mais les augures ne désignent pas tous les mêmes responsables, et chacun des derniers dirigeants se persuade que d'autres ont commis des fautes : lui-même a seulement été desservi par les circonstances. L'appel au regroupement des partis n'a pas un meilleur effet : nous venons de voir dix tentatives de regroupement, qui en fin de compte doublent le nombre de nos anciens partis, et dont les promoteurs, pour la plupart, semblent avoir les meilleures intentions du monde. Quant à la nation, il est assez futile de s'adresser à elle. En tant que collectivité, elle n'existe que par les organismes qui la représentent. Et si d'ailleurs de simples citoyens se sentaient personnellement visés par cet appel et désiraient agir, on ne voit pas bien ce qu'ils pourraient faire. Cette inutilité totale de la prédication morale et politique s'explique par le chaos même auquel elle voudrait remédier. Là où règne le chaos, chaque bonne volonté est fondée à se juger aussi qualifiée que n'importe quelle autre pour l'œuvre de redressement 12 , chaque conception du bien public tient à défendre sa chance de se réaliser et, tant qu'elle n'a pas été soumise à l'expérience, est fondée à s'estimer la meilleure. Mieux même : une expérience fâcheuse elle-même ne prouve rien ni contre une idée ni contre un homme, puisque le chaos s'est nécessairement opposé à ce que l'idée se manifeste dans sa pureté, à ce que l'homme donne toute sa mesure. Ainsi le chaos s'entretient lui-même et, pour ainsi dire, ·se renforce et se perfectionne par ses propres , consequences. Cela étant, et puisqu'il apparaît que l'ordre ne peut sortir spontanément du chaos, l'homme sage se gardera d'accroître la confusion en exprimant une opinion sur les problèmes politiques. D'ailleurs, lorsque règne le chaos, aucun problème politique ne peut recevoir une solution saine, et par conséquent il n'existe aucune solution saine à aucun problème politique. Le premier point, sans aucun doute, est de substituer au chaos un ordre politique. Mais cela même est un pro12. Descartes nous avertit que « pour ce qui touche les meurs, chascun abonde si fort en son sens, qu'il se pourroit trouver autant de reformateurs que de testes». Et Descartes, cum grano salis, délègue le soin de réformer les mœurs aux souverains... et aux prophètes. (Discours de. la méthode, 6e partie).
Y. L2VY blème politique, donc un problème insoluble tant que règne le chaos. C'est alors qu'intervient le Réformateur. PuISQU'ENEFFETle chaos s'accroît, il vient un moment où les forces se neutralisent les unes les autres, et où gouverner devient à peu près imJ?OSsible. A ce moment-là, quand ses forces serment de médiocre importance, il est possible à un homme d'un peu d'habileté, s'il est servi par des circonstances favorables, de se hisser au. pouvo~ ?u de s'en emparer. Que cet homme, ~~ ~u, n_rut ,pas pour lui les apparences de la legit1m1te, il n ~- porte. Ce qui ~o~pte, c:e~t simp,le~~nt, ,ce? : les dirigeants politiques qw 1ont precede n etatent pas en mesure de s'élever au-dessus du chaos des forces en concurrence. Lui prend la barre moins pour résoudre des problèmes que pour remettre en forme les structures politiques de l'État. Aussi peut-on lui donner le nom de Réformateur~ Le Réformateur s'appelle Solon ou Lycurgue, César O}l ~onaparte, ~u.bien LouisNapoléon, Hitler, Len1_ne,Mu_ssolini. Ou Sylla. Ou encore César Borgia, car il y a des Re~ormatcurs qui échouent. Machiavel l'appelle simplement le Prince. 13 On voit que le Réform~tc1;11"peut être_ un ambitieux ou un homme an1me par le souci du bien public. Et que dans cc_~ernier cas, il l?el!-t avoir du bien public, les 1dees les plus diff ercnte~. Parmi ces hommes la plupart furent l'objet des plus grands éloges et des critiques les plus virulentes. De sorte qu'il n:est pa~ aisé de ~es juger et qu'il est à peu près unposs1ble, du pomt de vue de la science politique, ~e les sépa~er par des cloisons étanches. Soc1olog1quement, ils ont en commun d'avoir substitué, à un régime où le gouvernement n'était que la ré~ul~ante du jeu confus des intérêts et des passions, un État solidement constitué et où une pensée directrice pût se manifester et orienter la vie collective. Nous n'analyserons pas ici les conditions historiques qui permettent au Réformate~r . de se manifester, ni nous ne marquerons les limites historiques de son action .. Car le ~éf o~ateur ne peut tout faire : « Établir une r~p~bl1que .dans un pays propre à faire un royaume, eçnt Machiavel, et là où convient la république, faire un r?yau~e, voilà qui exige une tête et une autorité bien rares. Beaucoup l'ont voulu faire et b,ien peu_y sont parvenus. Car la grandeur de 1entreprise effraye les hommes, et aussi leur crée. de telles difficultés, qu'ils échouent dès les premiers pas. » Nous noterons seulement que la fonction du Réformateur est très précisément de faire une réJ?Ublique ou un royaume, et que toute ~olutlo!} intermédiaire, entretenant le chaos, lw feratt ipsofacto manquer son rôle historique de Réfor13. Le livre de cc nom est caaendellcment u!1 man~cl ,du RHormateur. On aurait moins frmu en le litant 11 1on avait pria aarde à cela. Biblioteca Gino Bianco • 259 mateur. Ce n'est pas ici le lieu d'évoquer les institutions créées par les Réformateurs_ 9u passé, et d'en dire le fort et _le f~ble. On .dira seulement que faire une republique ou un royaume, cela signifie mettre à 13: tête _du p~ys soit à titre perpétuel et sans controle, soit à_t1n:e temporaire et avec contrôle, un ho~~e ...qw so~t en état de dominer le chaos des interets particuliers et des passions, et de s'inspirer d'une conception réfléchie et cohérente de l'intérêt général. * ,,.,,. SI MAINTENANnTous tentons d'appliquer à la situation actuelle les considérations qui précèdent, nous constaterons d'abord qu'une monarchie véritable-:- à la manière de celles qui s'étab~rent naguère en Allemagne et en Italie, ~t dominent encore la Russie, l'Espagne et divers au~res pays - ne pourrait se réaliser prochainement que sous la forme militaire, n'y ayant actuelleme~t pas d'autre force que l'armée 91;ll pût ~o~terur un monarque. Une telle éventualite reste d ailleurs fort douteuse, faute d'un candidat sérieux au pouvoir absolu. C'est d'ailleurs une bien gran~e entreprise, comme dit Machiavel, 9-ue ~e vol!-1oir fonder un royaume dans un pays a qw la republique paraît mieux convenir. Aurons-nous donc une république bien ordonnée ? Cela n'est rien moins que certain. Une , . , république bien ordonnee? .ce seratt une. republique où l'expr~ssi?n politique de_la nat1on ne serait plus constituee par des partis .en nombre infini représentant chacun les p~ssions ~t les intérêts d'une fraction de la nat1on, mais par deux partis dont l'un agirait de façon cohérente tandis que l'autre veillerait à ce que fussent respectés les principes fondamentaux de . la démocratie et les intérêts nationaux. L'actton efficace se substituerait aux idées. 11 n'est pas impossible que nos Réformateurs envi~ag~nt une série d'étapes conduisant à une organisation de ce genre, mais rien, jusqu'à présent, ne permet de le penser. . . , . Or si nous n'avons ru une monarchie veritable ni une république bien ordonnée, nous retro~- verons le chaos. Et comme un changement, dit Machiavel, laisse toujours les pierres d'attente pour un nouveau changement, _c~ttetentative_ de rénovation sera sans doute su1v1e de tentat1ves nouvelles, qui ne cesseront que le jour où une vraie monarchie ou une vraie république aura triomphé du chaos. A l'un des frontons d'Olympie, parmi la violence des Centaures - ces hommes encore prisonniers de la bête, c'est-à-dire des pas~ions - se dresse mystérieusement" Apollon, qw étend le bras, et là où bouillonnait la confusion, il fait régner l'ordre.,Ainsi le Réformateur, par d'heureuses structures politiques, peut assurer durablement la maîtrise de l'esprit sur la mêlée des intérêts. Mais Apollon était un dieu. · YVES Ltvv
L'ARMÉE ET LA SOCIÉTÉ par Michel Collinet L ES RAPPORTS entre· la nation et l'armée sont devenus, à la suite des événements de l'année, d'autant plus brûlants et imprévus que, dans les temps modernes, l'armée française n'était jamais intervenue comme force autonome dans les compétitions politiques. Mais, que ces rapports apparaissent sur le devant de la scène ou qu'ils se dissimulent derrière des textes juridiques, ils n'en sont pas moins indispensables à la connaissance des structures sociales et politiques d'une société déterminée. Dans une certaine mesure, ils peuvent servir à la caractériser. Ainsi dans l'antiquité, à deux types aussi opposés de sociétés que sont la démocratie athénienne et les empires despotiques d'Asie, correspondent deux types d'armées également opposés : dans la première, une troupe de citoyens en armes, dirigés par leurs magistrats civils ; dans les seconds, des mercenaires et des esclaves auxquels peut s'appliquer l'appréciation de Mme de Staël : « Le véritable but des troupes est de mettre entre les mains des rois un pouvoir indépendant des peuples. » Sparte fournit un troisième exemple, où l'armée se confond avec l'oligarchie dirigeante et réalise - mutatis mutandis - ce qu'on nomme une société totalitaire. Athènes et Sparte constituent, à leur échelle, la nation armée. L'équivoque de ce concept devient évidente : il peut désigner autant une armée fondue dans la nation, à la manière d'une milice, qu'une nation absorbée par l'armée et construite à son image. Quand l'armée se réduit à une milice, elle apparaît comme un· groupement de fait temporaire où l'emportent seules les considérations techniques qui doivent assurer le minimum de cohésion, d'ailleurs provisoire, lui permettant d'exercer sa fonction de défense. L'activité milicienne, superposée à d'autres plus décisives dans la vie individuelle de ses membres, n'est pas, en général, suffisante pour les marquer d'un caractère psychologique particulier. C'est dans son antithèse, l'armée de métier, que se trouvent les Biblioteca Gino Bianco traits spécifiques bien déterminés qui la séparent des activités civiles. Dans l'armée du service obligatoire des nations modernes, nous pouvons déceler une complexité de comportements où l'influence du régime politico-social interfère avec la structure cristallisée de l'armée professionnelle. La coupe sociologique dans le temps d'un groupe humain se révèle d'autant plus stérile que ce groupe a derrière lui une plus longue histoire. Traditions et modèles forment alors le cadre, parfois inconscient, où se manifestent ses réactions instantanées. Tel est le cas de la « société militaire ,, 1 que constitue l'armée. Elle dispose de ce que Renan attribuait à la nation, c'est-à-dire .« la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ,, et « la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis ». Cette volonté caractérise l' espn't militaire, que sa permanence à travers régin1es et révolutions fait apparaître comme vivant d'archétypes inaltérables. Toute analyse de la société militaire implique donc l'étude de son histoire, du double point de vue de ses relations internes et de ses · rapports avec la société civile. La volonté d'intégrer un passé même lointain est à première vue d'autant plus paradoxale qu'il n'y a vraiment aucune commune mesure entre l' « armée ,, féodale, par exemple, et l'armée actuelle, pas même la permanence d'une patrie jadis inexistante. Le lien est d'une autre nature et se définit pour nous par la persistance à travers l'histoire humaine de la fonction guerrière, depuis les kshatryas aryens jusqu'aux militaires modernes, en passant par les seigneurs féodaux. Durant des siècles, cette fonction a eu un caractère noble et sacré impliquant avec le rang social des droits et devoirs interdits au profane. La démo- > 1. Expression empruntée à l'ouvrage remarquable de M. Raoul Girardet, La Société militaire (Plon), auquel cet article fait de larges emprunts.
M. COLLINET cratie étant le pouvoir du profane, peut-être faut-il voir dans cette profanation de la politique la méfiance ou l'hostilité que les armées du vieux monde ont toujours témoignées envers elle ? La classe militaire 2 a toujours été une société fermée pratiquant, avec la cooptation pour les postulants, l'hommage du vassal au suzerain ou, si l'on préf èrc, de l'inférieur au supérieur. Une telle société se définit non seulement par ses relations intérieures et extérieures, mais plus encore par sa morale ou son esprit. Héritière de la noblesse féodale, elle a toujours agi pour en conserver la nature sacrée. Sous la monarchie absolue, elle a suivi le sort de cette noblesse et participé au caractère divin du trône et de la dynastie dont elle a été la servante. Après la Révolution, elle s'est représentée elle-même comme l'incarnation de la patrie, nouvelle forme du sacré succédant à celle de la dynastie déchue. La noblesse étant morte comme classe privilégiée, la société spécifiquement militaire s'est constituée avec des traits sociaux particuliers, cristallisée et fermée au milieu des vagues de la poussée libérale et démocratique du x1xe siècle. Après les guerres révolutionnaires et impériales, elle a trouvé un état stable : 1815 est la date de naissance de l'esprit mi1itaire moderne, mais quelques-uns de ses traits se révèlent déjà cent ans plus tôt. L'armée royale combina en elle les séquelles de la féodalité et le caractère d'une profession payée et soumise à l'État. Sous Louis XIV, la direction des armées fut un service civil. Rien ne séparait les officiers nobles d'un membre quelconque de la noblesse appelé à d'autres fonctions. << C'est leur origine nobiliaire qui les marque et non pas leur vie militaire. » 3 Ils détestaient l'uniforme qui, suivant Vigny, cc soumet l'esprit à l'habit et non à l'homme ». En marge de la noblesse, la roture envahit le corps des officiers : en bas par la promotion des soldats aux grades subalternes, en haut par la vénalité des charges qui permettait à un riche bourgeois d'acheter un régiment. Le résultat fut que la noblesse pauvre se trouva en même temps éliminée des hauts grades par les parvenus de la bourgeoisie alliés à la noblesse de cour et concurrencée par les officiers de fortune sortis du peuple. Elle rêvait d'une caste militaire fermée comme celle de Sparte, ou plutôt apparentée à celle des junkers prussiens. L'ordonnance imposant les quatre quartiers de noblesse et précipitant dans la Révolution les sous-officiers roturiers tira son origine de ces rêves archaïques que l'on retrouve, en 1793, dans l'armée de Condé. Des'' volontaires'' d l'armée impériale ENTRE LES BATAILLONSde volontaires et de réquisitionnaires levés en 1792 et 1793 et les débris de l'armée de métier, Carnot réalisa l'amal2. Le terme de "classe" est employ~ ici dans un sens général. 3. t!mile G. Léonard : L'A rm,, et ses probllmes au XVIII• siicle, Plon. Biblioteca Gino Bianco • 261 game et créa ainsi une synthèse originale entre l'élan révolutionnaire et la technique routinière inspirée de Frédéric II. << La discipline dans les armées républicaines, à partir de 1794, écrit le général Tanant, ne ressembla guère à celle que nous concevons aujourd'hui. Elle fut incontestablement une discipline civique, librement acceptée, fortement maintenue, mais elle fut aussi une discipline de guerre, uniquement de guerre. » 4 Cette discipline civique était étroitement liée à la nature révolutionnaire de la guerre menée par les soldats de l'an II. En dépit de sa rudesse, elle substituait à la suborilination mécanique du type prussien une collaboration morale et souvent physique entre la troupe et les cadres, même supérieurs. Elle était étrangère à toute idée de compensation matérielle ou pécuniaire. A ce moment « armée et nation (... ) étaient exactement au même point. Cela, parce que l'armée '' faisait de la politique '', et la même que la nation » 5 • Avec la prolongation des guerres et la baisse du potentiel révolutionnaire, le citoyen et le soldat, d'abord étroitement confondus, se séparaient. Le second acquérait cc assez d'esprit militaire pour accepter de combattre sans se soucier des motifs» 6 • Les motifs de se battre changeaient: ils glissaient plus ou moins vite de l'amour de la liberté vers celui des biens de ce monde. « Les guerres n'avaient plus rien de celles des débuts de la Révolution. Elles devenaient surtout sous le Dirèctoire des guerres alimentaires (...) et les soldats devaient peu à peu s'attacher à ceux des généraux qui, par la victoire, leur procuraient, sinon les jouissances, du moins le nécessaire » 7 • On connaît la célèbre proclamation de Bonaparte entraînant ses soldats affamés vers les fertiles plaines lombardes. Le général prenait volontairement l'allure d'un chef de bande ou d'un condottiere de la guerre de Trente Ans. La guerre nourrissait le soldat pendant qu'elle enrichissait les fournisseurs de l'armée; et, lentement mais sûrement, l'esprit du mercenaire se substituait à l'esprit révolutionnaire. A la solidarité entre l'officier et le soldat s'ajoutait un sentiment de complicité. Ils bravaient la mort ensemble mais démocratiquement se partageaient les dépouilles du vaincu. Sacrifices et profits prenaient un aspect communautaire, inspiré d'un solide esprit de corps. L'armée s'isolait de la nation dès la fin du Directoire. Les engagements volontaires étaient insignifiants et la conscription de 1798 se révéla fort impopulaire. « Les recrues arrivaient dans les régiments sans aucun enthousiasme. » 8 Elles finirent par acquérir elles aussi l'esprit de corps, grâce à l'encadrement des anciens, et parce que le commandement, supprimant la discipline en dehors des combats, laissait la troupe se débander 4. La Dis ip/it,e dans /es armées françaises, p. 153. Le mot en itali uc t s uligné par l'auteur cité. 5. Lé n rd, op. cit., p. 337. 6. Chorle de Gaull : Vers l'armée d méti r, p. 90. 7. Général Tanant op. cit., p. 162. S uligné par l' uteur. 8, G~nér 1Tnnant, op. cil., p. 165.
262 dans de multiples maraudages. La marche victorieuse de l'armée à la veille d'Austerlitz ressembla, d'après un témoin, à« une déroute en avant». A la cadence infernale des guerres, l'armée impériale se séparait de la société civile. Le soldat déraciné vivait dans l'alternance de la discipline et de la licence les plus extrêmes, au service de !'Empereur dont il attendait une pension ou une promotion. «Une classe fermée ou une caste acheva de se constituer, qui groupait les soldats de métier et à leur tête les officiers. » 9 · Armée et bourgeoisie A PARTIR DE 1815, après les aventures guerrières se constitue l'armée de métier. Bien que supprimée en 1872, son esprit va durer jusqu'à notre époque. Elle se crée dans une atmosphère de méfiance et d'hostilité. Les classes dirigeantes la 1 jugent comme une nécessité quelque peu méprisable; l'aristocratie lui trouve un relent de jacobinisme ; et la bourgeoisie pense, avec J.-B. Say et son maître Adam Smith, que les guerres seront vaincues par le commerce, plus profitable que les conquêtes militaires. La paysannerie a horreur de la conscription dont elle fait les frais. Vouée à l'inaction ou à des expéditions de police peu glorieuses, l'armée forme une classe fermée, dépourvue de prestige et étrangère aux préoccupations du pays. « L'armée est une nation dans la nation, écrit A. de Vigny. Elle se sent honteuse d'elle-même et ne sait ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle veut ; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l'État ; ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas. » Par son recrutement, l'armée se compose de deux classes sociales. D'une part, le corps des officiers, issu de la petite bourgeoisie ou de la petite noblesse; isolé de la nation, il s'aventure parfois dans quelque société secrète à tendances républicaines. D'autre part, les soldats se recrutent par la conscription, avec le système du remplacement qui permet au riche de payer un pauvre pour prendre sa place. Seuls les prolétaires et les petits paysans sont astreints au service pendant six ou huit ans, suivant les époques. Le remplacement a un caractère esclavagiste, qu'aux deux pôles de l'opinion dénoncent successivement Bonald et Blanqui. Pour le premier, il est un trafic immoral, une forme nouvelle de la traite. L'homme, devenu soldat, aliène sa liberté pour une somme à peu près équivalente au salaire annuel d'un ouvrier qualifié. Quant à Blanqui, il écrit : «Aujourd'hui l'armée c'est la servitude érigée en devoir, un drapeau hors de la nation. » 10 Des prolétaires industriels « qui vivent de leur travail et sont privés de droits politiques » 11 aux 9. Léonard, op. cit., p. 340. 10. Cité par M. Dommanget: Les Idées politiques et sociales d' Auguste Blanqui, p. 330. . I 1. Ibid., p. 232. Bib1ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL prolétaires militaires qui sont « des machines ambulantes et frappantes, des porte-fusils muets et aveugles, des automates sans souvenir et sans avenir, sans patrie et sans fami11e, sans pitié et sans remords » 12 , la distance est courte pour · !'écrivain révolutionnaire. Les uns et les autres sont des déracinés. Le général catholique Trochu lui fait écho quand, peu d'années avant 1870, il décrit les 200.000 soldats de métier : « Le prolétariat le plus misérable était chargé de garder la richesse. » 13 Au contraire, Thiers, apologiste de la société bourgeoise, voyait dans le système du remplacement la réalisation de l'égalité civile, telle qu'il la comprenait. « Le paysan, transporté dans les rangs de l'armée, disait-il, y trouve une condition supérieure à celle qu'il avait chez lui (...) Mais le service militaire est une tyrannie intolérable pour l'homme destiné aux carrières civiles ». Et assimilant l'obligation des pauvres à la vocation des riches, il ajoutait : « Les bourgeois qui ont le goût militaire vont aux écoles mi1itaires. » 14 Ignorant le système prussien qui allait nous écraser en 1870, Thiers -affirmait que « dans les pays où tout le monde est soldat, tout le monde l'est mal. Sans spécialité, jamais d'armée ! » Un député de l'Assemblée nationale lui répondait à ce sujet (novembre 1848) : «Alors le droit de mourir pour les riches serait la spécialité des pauvres ! » L'armée que Thiers défendait par égoïsme de classe allait, trois ans plus tard, le chasser lui et ses collègues du Parlement. Ce fut l'art de Louis-Napoléon, chef légal de l'armée, d'en faire un instrument exclusif du pouvoir exécutif et, en la couvrant d'honneurs, une servante zélée de s·a dictature. On connaît sa proclamation du 2 décembre : « Soldats (...) on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos vœux. Et cependant vous êtes l'élite de la nation». Pour entretenir cette «élite», le marchandage privé fut «nationalisé » et remplacé par une loi qui exonérait du service militaire les citoyens payant une taxe de. 2.500 francs (environ 600.000 francs d'aujourd'hui). Le résultat fut une perte d'effectifs, les engagements restant inférieurs aux exonérations, mais le privilège de la richesse était reconnu officiellement. Au MILIEU DU xixe siècle, la société bourgeoise, avec ses p.rivilèges de classe, se reflète dans la société militaire par l'intermédiaire du recrutement, mais elle en diffère essentiellement dans ses structures et ses fins. La société bourgeoise est libérale et ouverte, la société militaire hiérarchisée et 12. Ibid:, p. 331. 13. Cité par Monteilhet :. Les Institutions militaires de la France, p. 60. 14. Ibid., p. 30.
M. COLLINET fermée. Le pouvoir politique est dépourvu de tout caractère sacré et son prestige est à la merci du moindre remous social. Les classes ne sont fixées par aucun tabou, aucun interdit, et n'existent de fait qu'à travers des conditions soumises aux aléas de la conjoncture économique. La propriété constitue la grande barrière sociale. Y accéder donne droit à la plénitude de la citoyenneté. Mais cette barrière n'est déterminée par aucun règlement. Sa permanence est d'ordre statistique et, dans l'ordre individuel, elle est souvent franchie. La société libérale n'a pas de hiérarchie propre, ou plutôt elle en a de multiples qui sont indépendantes de celle de l'État. Autant de fonctions, autant de hiérarchies qui se chevauchent, s'ignorent ou se contredisent suivant les lieux et les moments. Elle n'a pas non plus de caractère fonctionnel spécifique, parce qu'elle n'est pas construite pour une fin qui polariserait les activités de chaque individu. Chacun a une personnalité d'autant plus riche qu'il participe à des activités indépendantes. Un premier trait de la société ouverte est sa nature extra-fonctionnelle. Un deuxième est l'instabilité relative de ses hiérarchies, la disparition ou la naissance d'activités qui doivent s'adapter à la révolution technique et industrielle. Dominant ces activités, le mythe du progrès illimité unit malgré eux les combattants des luttes politiques. La société militaire, dégagée des grandes aventures qui ouvrirent le siècle, s'oppose par tous ses traits à la société libérale. Les mythes jacobins ou saint-simoniens ne font que l'effleurer, bien qu'on puisse déceler quelques aspects des seconds chez un Bugeaud par exemple. Sa fonction unique est de préparer la guerre et de la faire avec le maximum d'efficacité. Chacun de ses membres est un organe de l'instrument collectif qu'elle représente aux différents échelons de la hiérarchie, un organe dont la mise en place et le rôle ne dépendent en rien de la volonté individuelle. Cette volonté n'est efficace que dans l'exécution d'ordres qui émanent des instances supérieures et qui ne • A • sauratent etre nuses en cause. L'armée de métier pousse jusqu'à l'absurde sa conception de l'obéissance passive dont elle a fait l'unique fondement d'une discipline nécessaire à l'action. Le soldat n'a pas d'existence personnelle, ce que traduit le sens absolu du verbe « servir ». L'armée de métier est la forme la plus achevée d'une société fermée. Elle s'intègre les hommes en leur enlevant jusqu'au désir d'une vie libre ; c'est pour~uoi certains écrivains l'ont indentifiée au socialisme. 11 est vrai que les doctrines socialistes visent à l'intégration des classes souffrantes dans un ensemble organisé; mais elles prétendent le faire en favorisant l'épanouissement des particularités individuelles que détruit la société militaire. Si celle-ci est « socialiste », c'est à la manière des régimes totalitaires. Elle est mieux définie par les conceptions organicistes qui postulent une harmonie nécessaire entre les u: membres » et l' « estomac ,, et leur Biblioteca Gino Bianco • 263 complète adaptation. La division du travail n'y est pas l'effet d'un mécanisme spontané propre à la société libérale, mais celui d'un calcul rationnel au service de la fin poursuivie. Là encore, la société militaire pousse à l'extrême un trait commun aux sociétés industrielles, qui jugent les hommes d'après leur rendement. Dans l'année comme dans l'industrie, le progrès technique multiplie les postes en les différenciant. Le « bétail gris » des phalanges macédoniennes ou prussiennes était le produit d'une « solidarité mécanique » suivant l'image durkheimienne; l'armée moderne possède, au contraire, une « solidarité organique » impliquant la diversité des postes et le difficile problème des liaisons. Au niveau ,individuel, apparaît le rôle essentiel de cette « cohésion morale)> entre combattants qu'avait prévue Ardant du Picq il y a cent ans, ainsi que des aptitudes psychologiques, aujourd'hui si minutieusement classées dans l'armée américaine. « Plus que jamais, il y a des individus dont le chef doit connaître les facultés, les qualités physiques, intellectuelles et morales, afin de pouvoir mettre chacun à la place qui lui convient, de l'exploiter au combat de la meilleure manière, de lui faire rendre, enfin, le maximum ou d'éviter qu'il s'abandonne et lâche les camarades dans le danger. » 16 Cette appréciation du potentiel humain par l' écrivain militaire pourrait se transposer, à un mot près, du monde militaire à celui des relations industrielles. Ici comme là, l'homme est un instrument dont on exige la meilleure adaptation possible. Là s'arrête la comparaison : la société industrielle ne prend à l'homme que sa force de travail, lui laissant la possibilité de compenser, par une activité libre, ce que la discipline lui fait perdre dans l'activité organisée de l'entreprise. Au contraire, la société militaire engage l'homme tout entier jusqu'au sacrifice de son existence et répugne, au moins en principe, à lui permettre une activité indépendante. Elle recherche la fameuse « cohésion morale» par quoi l'homme en vient à s'identifier à son régiment ou à son arme et à transférer sur son chef les qualités qu'il voudrait posséder. Cette fusion de l'homme avec le groupe, si intime chez les peuples primitifs, semble avoir existé prof ondément dans les armées impériales. Depuis ce temps, l'armée n'a jamais ménagé ses efforts pour la recréer, en dépit de circonstances souvent peu favorables. Esprit militaire et conservatisme social ENTRE 1815 et 1870, l'armée de métier se chercha l'âme que Vigny ne lui trouvait pas au début du siècle. Isolée et quelque peu méprisée de la nation jusqu'en 1848, elle perdit son entiment d'infériorité quand J' Ass mblée nationale fit appel à son conc ur pour r 't.1blir I <' Ordr i, 15. n rJl T n nt, op. ic., p. 33 .
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==