266 Un homme comme Lyautey, alors jeune capitaine, eut conscience du fossé qui coupait en deux l'armée. Pour le combler, il préconisa une mission éducatrice de l'officier, empreinte du christianisme social proposé par Albert de ~un. Mai~ 1~ corps des officiers ne semble pas avoir mesure 1importance de la rupture entre l'armée et la démocratie. « La plupart des grands chefs de l'armée, écrit le général Tanant, imbus eux-mêmes du vieil esprit militaire dont ils s'étaient imprégnés au cours de leur longue carrière, n'avaient pas encore compris qu'une armée d'appel - une armée citoyenne si l'on veut - (...) ne se mène pas avec les mêmes moyens et suivant les mêmes principes qu'une armée de métier » 25 • Que ce soit par esprit de classe, par culte d'une immuable tradition, ou simplement pour des raisons élémentaires et techniques de commandement, la plupart des officiers n'ont jamais dissimulé leur préférence pour une armée de métier où l'obéissance passive n'a pas besoin de justification morale. Le. ré~u~tat fut que « les règlements concernant la discipline ont été presque littéralement copiés sur ceux de l'ancienne armée, c'est-à-dire de l'armée de métier » 26 • . Cet état de choses et l'affaiblissement du mythe de la revanche ont été à la source du mouvement antimilitariste qui s'est étendu à partir des dix dernières années du x1xe siècle. Il s'est exprimé d'abord dans une partie de la bourgeoisie r ~publicaine et de l'intelligentsia, jusque là très favorables au principe militaire. Les souvenirs de 1848 et de la Commune, et surtout l'usage constant de l'année dans les grèves, ont réveillé parallèlement l'antimilitarisme dans les masses ouvrières, retrouvant dans l'armée du service obligatoire tout ce qu'elles haïssaient dans l'armée de métier. Une des tâches du mouvement syndical unifié en 1895 fut justement d'opposer le type du soldat prolétaire à celui de l'officier réactionnaire et de soutenir le premier par la création, dans les syndicats, du « sou du soldat », cotisation supplémentaire que s'imposait l'adhérent pour soutenir l'ouvrier mobilisé. Réciproquement, le corps des officiers devint un « cercle de famille» d'où l'officier républicain, considéré comme un traître en puissance, l' « âne rouge», était banni. Ce n'est plus l'armée comme telle, mais ce corps qui s'érigeait en société d'autant plus close qu'elle suscitait dans l'opinion des critiques nombreuses. Un~ comm~nauté de ce ~e secrète sa morale propre, a usage mterne, destmee non à satisfaire au principe de la justice individuelle, mais à assurer la cohésion du groupe. Elle est d'autant plus opposée aux droits de l'homme que ceux-ci menacent évidemment l'existence même de la fonction militaire, comprise dans l'esprit de l'anci~nne armée. L~affaire Dreyf~s en a été une consequence dramatique .. Elle a tn1s à nu l'abîme qui séparait la notion de justice 25. Op. cit., p. 217. 26. Ibid., p. 266. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL individuelle d'une morale collective fondée exclusivement sur la conservation d'un groupe fermé, se plaçant hors de l'évolution historique. Le conservatisme de l'appareil militaire s'appliqua même à des problèmes qui ne touchaient en rien à ses prérogatives. L'armée protesta quand un ministre introduisit à l'École supérieure de guerre des co1:1rs_d'économie politique, d~ philosophie de l'histoire et de .. . psychologie, do~t aujourd'hui elle fait un usage peut-être abusif. Elle protesta quand le même ministr~ projeta timidement de substituer une tenue gris bleuté à l'uniforme de 1914 avec son célèbre pantalon rouge. Elle protesta contre les foyers du soldat - préconisés par Lyautey - considérés par elle comme « sources d'humanitarisme» 27 • Elle protesta naturellement quand Gallifet, ministre de la guerre, supprima la cooptation par quoi se perpétuent les tendances conservatrices de toute société fermée. Ces protestations furent surtout vives parmi les cadres moyens qui accusaient les grands chefs de « profiter intimement des privilèges attachés à leur fonction », en refusant de couvrir indistinctement les attitudes antirépublicaines de leurs subordonnés. 28 L'AFFAIREDREYFUS,malgré la crise virulente qu'elle suscita entre la nation républicaine et l'armée traditionnelle, ne dégénéra jamais en une lutte ouverte entre le pouvoir légal et l'institution militaire. Repliée sur elle-même, l'armée défendit ses prérogatives, sa loi intérieure et ce qu'elle croyait être sa raison d'exister, sa forme cristal-. lisée en un organisme défiant le temps et les opinions. Elle n'hésita pas à provoquer de larges secteurs de la nation, mais resta loyale au· régime républicain qu'elle ne portait pas dans son cœur. Jamais elle ne chercha à suivre les « appels au soldat» d'un Déroulède, pas plus qu'elle ne prit part à la tentative personnelle du général Boulanger. Si l'on remonte le temps, on constate, malgré certaines apparences, la constance d'une attitude opposée à tout pronundamiento. Bien qu'elle ait toujours montré de la sympathie pour un État « fort » et de la méfiance, sinon de la haine, pour les tendances démocratiqu~s ou révolutionnaires, l'armée n'est jamais intervenue, de son propre chef, dans les guerres civiles pour y faire prévaloir une politique à elle. Elle a toujours été aux ordres du pouvoir dont elle éprouvait la réalité et la force. Elle n'aimait pas Louis-Philippe, mais lui. resta loyale alors que l'abandonnait sa propre garde nationale. Elle n'intervint eri 1848 qu;à l'appel de l'Assemblée national~ affolée. par J . . , - . . .. . . - . - . - . - -· 27. En, témoignage de ce comportement, cf. Jacques Haroué : La Détresse de l'armée, 1904, où ~'~x_primesans_ nuances l'esprit de corps dont nous parlons. 28. Ibid., p. 24. .
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