Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

M. COLLINET fermée. Le pouvoir politique est dépourvu de tout caractère sacré et son prestige est à la merci du moindre remous social. Les classes ne sont fixées par aucun tabou, aucun interdit, et n'existent de fait qu'à travers des conditions soumises aux aléas de la conjoncture économique. La propriété constitue la grande barrière sociale. Y accéder donne droit à la plénitude de la citoyenneté. Mais cette barrière n'est déterminée par aucun règlement. Sa permanence est d'ordre statistique et, dans l'ordre individuel, elle est souvent franchie. La société libérale n'a pas de hiérarchie propre, ou plutôt elle en a de multiples qui sont indépendantes de celle de l'État. Autant de fonctions, autant de hiérarchies qui se chevauchent, s'ignorent ou se contredisent suivant les lieux et les moments. Elle n'a pas non plus de caractère fonctionnel spécifique, parce qu'elle n'est pas construite pour une fin qui polariserait les activités de chaque individu. Chacun a une personnalité d'autant plus riche qu'il participe à des activités indépendantes. Un premier trait de la société ouverte est sa nature extra-fonctionnelle. Un deuxième est l'instabilité relative de ses hiérarchies, la disparition ou la naissance d'activités qui doivent s'adapter à la révolution technique et industrielle. Dominant ces activités, le mythe du progrès illimité unit malgré eux les combattants des luttes politiques. La société militaire, dégagée des grandes aventures qui ouvrirent le siècle, s'oppose par tous ses traits à la société libérale. Les mythes jacobins ou saint-simoniens ne font que l'effleurer, bien qu'on puisse déceler quelques aspects des seconds chez un Bugeaud par exemple. Sa fonction unique est de préparer la guerre et de la faire avec le maximum d'efficacité. Chacun de ses membres est un organe de l'instrument collectif qu'elle représente aux différents échelons de la hiérarchie, un organe dont la mise en place et le rôle ne dépendent en rien de la volonté individuelle. Cette volonté n'est efficace que dans l'exécution d'ordres qui émanent des instances supérieures et qui ne • A • sauratent etre nuses en cause. L'armée de métier pousse jusqu'à l'absurde sa conception de l'obéissance passive dont elle a fait l'unique fondement d'une discipline nécessaire à l'action. Le soldat n'a pas d'existence personnelle, ce que traduit le sens absolu du verbe « servir ». L'armée de métier est la forme la plus achevée d'une société fermée. Elle s'intègre les hommes en leur enlevant jusqu'au désir d'une vie libre ; c'est pour~uoi certains écrivains l'ont indentifiée au socialisme. 11 est vrai que les doctrines socialistes visent à l'intégration des classes souffrantes dans un ensemble organisé; mais elles prétendent le faire en favorisant l'épanouissement des particularités individuelles que détruit la société militaire. Si celle-ci est « socialiste », c'est à la manière des régimes totalitaires. Elle est mieux définie par les conceptions organicistes qui postulent une harmonie nécessaire entre les u: membres » et l' « estomac ,, et leur Biblioteca Gino Bianco • 263 complète adaptation. La division du travail n'y est pas l'effet d'un mécanisme spontané propre à la société libérale, mais celui d'un calcul rationnel au service de la fin poursuivie. Là encore, la société militaire pousse à l'extrême un trait commun aux sociétés industrielles, qui jugent les hommes d'après leur rendement. Dans l'année comme dans l'industrie, le progrès technique multiplie les postes en les différenciant. Le « bétail gris » des phalanges macédoniennes ou prussiennes était le produit d'une « solidarité mécanique » suivant l'image durkheimienne; l'armée moderne possède, au contraire, une « solidarité organique » impliquant la diversité des postes et le difficile problème des liaisons. Au niveau ,individuel, apparaît le rôle essentiel de cette « cohésion morale)> entre combattants qu'avait prévue Ardant du Picq il y a cent ans, ainsi que des aptitudes psychologiques, aujourd'hui si minutieusement classées dans l'armée américaine. « Plus que jamais, il y a des individus dont le chef doit connaître les facultés, les qualités physiques, intellectuelles et morales, afin de pouvoir mettre chacun à la place qui lui convient, de l'exploiter au combat de la meilleure manière, de lui faire rendre, enfin, le maximum ou d'éviter qu'il s'abandonne et lâche les camarades dans le danger. » 16 Cette appréciation du potentiel humain par l' écrivain militaire pourrait se transposer, à un mot près, du monde militaire à celui des relations industrielles. Ici comme là, l'homme est un instrument dont on exige la meilleure adaptation possible. Là s'arrête la comparaison : la société industrielle ne prend à l'homme que sa force de travail, lui laissant la possibilité de compenser, par une activité libre, ce que la discipline lui fait perdre dans l'activité organisée de l'entreprise. Au contraire, la société militaire engage l'homme tout entier jusqu'au sacrifice de son existence et répugne, au moins en principe, à lui permettre une activité indépendante. Elle recherche la fameuse « cohésion morale» par quoi l'homme en vient à s'identifier à son régiment ou à son arme et à transférer sur son chef les qualités qu'il voudrait posséder. Cette fusion de l'homme avec le groupe, si intime chez les peuples primitifs, semble avoir existé prof ondément dans les armées impériales. Depuis ce temps, l'armée n'a jamais ménagé ses efforts pour la recréer, en dépit de circonstances souvent peu favorables. Esprit militaire et conservatisme social ENTRE 1815 et 1870, l'armée de métier se chercha l'âme que Vigny ne lui trouvait pas au début du siècle. Isolée et quelque peu méprisée de la nation jusqu'en 1848, elle perdit son entiment d'infériorité quand J' Ass mblée nationale fit appel à son conc ur pour r 't.1blir I <' Ordr i, 15. n rJl T n nt, op. ic., p. 33 .

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==