Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

258 terdépendance de toutes ses parties. Si l'on constate que la_-nationest apathique, il ne faut pas gémir, mais, à supposer que le fait soit réellement constaté, chercher ce qui dans l'équilibre particulier de l'univers politique, a entraîné cette apathie de la nation. Si l'on constate que les partis se divisent, ne pas gémir, mais trouver les raisons générales qui conduisent à cette division. Et si des dirigeants politiques sont insuffisants ou malhonnêtes, tenter d'apercevoir quels mécanismes ont poussé ces hommes-là au pouvoir et en ont écarté les hommes capables de concevoir le bien commun et de le servir. On voit ici que les fautes mêmes des individus, lorsqu'on traite de politique, ne peuvent faire l'objet d'un jugement moral. On peut bien juger l'individu à titre privé, si l'on en a le désir. Mais en tant qu'homme public, il ne relève pas du jugement : il entre dans un ensemble politique qui doit faire l'objet d'une interprétation globale. AINSI DONC, l'arrivisme, les querelles, les divisions, l'apathie, l'égoïsme, tout cela doit être considéré avec une sérénité scientifique. Et la première chose que nous constaterons alors, c'est une vérité immémoriale, répétée au cours des âges par tous les prophètes, prédicateurs et moralistes, mais qui, curieusement, semble se noyer brusquement dans l'oubli lors des grandes crises politiques. Cette vérité fondamentale, c'est que les hommes sont des êtres passionnés, et que les passions humaines, assez souvent, ne laissent pas d'avoir des affinités précises avec les sept péchés capitaux. Par temps calme, nous laissons les autres à leurs péchés et nous cultivons les nôtres à notre mode, sans trop en parler. Que souffle la tempête, et voici les prophètes qui se réveillent. Mais comme, sans être grand clerc, on peut affirmer que péchés et vices ne sont pas réinventés à neuf à la veille des grands orages de !'Histoire; il faut bien en conclure que si nos vices provoquent les crises, ce n'est pas parce qu'ils sont soudain devenus monstrueux - sans doute ne varient-ils guère - mais faute d'être tenus en lisière par les institutions. La société politique, à cet égard, est comme un torrent coutumier de déborder à la saison des pluies, mais qui ne ravage le pays que lorsque les hommes # lui en donnent licence par leur négligence à construire ou entretenir les digues qui le canaliseront. Je dis : les péchés et les vices. Mais il faut bien voir que les passions les plus nobles n'ont pas nécessairement une action différente sur l'équilibre politique. Toutes les passions quelles qu'elles soient qui, dans une société politique, agitent les individus et les grou12es, forment une sorte de vaste chaos dont la résultante n'a qu'infiniment peu de chances d'être profitable à l'ensemble du corps social. De sorte que, tandis que nos augures gémissent que l'immoralité générale menace la prospérité de l'État, voire son existence, et BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL dénoncent la conduite des dirigeants politiques, les divisions des partis, les querelles et le _jeu deslintérêts, nous devons, nous, constater sunplement que }e ,chaos des passio~s a cessé. d: être masqué et regle par un Etat bien orgam,se, et qu'il apparaît à la surface comme une ec11me confuse et bouillonnante. Les augures prophétisent. Ils se répandent en appels et en objurgations. Que la nation se réveille ! Que les partis se regroupent ! Que les responsables de nos malheurs s'effacent de la scène ! Tout cela est fort bon. Mais les augures ne désignent pas tous les mêmes responsables, et chacun des derniers dirigeants se persuade que d'autres ont commis des fautes : lui-même a seulement été desservi par les circonstances. L'appel au regroupement des partis n'a pas un meilleur effet : nous venons de voir dix tentatives de regroupement, qui en fin de compte doublent le nombre de nos anciens partis, et dont les promoteurs, pour la plupart, semblent avoir les meilleures intentions du monde. Quant à la nation, il est assez futile de s'adresser à elle. En tant que collectivité, elle n'existe que par les organismes qui la représentent. Et si d'ailleurs de simples citoyens se sentaient personnellement visés par cet appel et désiraient agir, on ne voit pas bien ce qu'ils pourraient faire. Cette inutilité totale de la prédication morale et politique s'explique par le chaos même auquel elle voudrait remédier. Là où règne le chaos, chaque bonne volonté est fondée à se juger aussi qualifiée que n'importe quelle autre pour l'œuvre de redressement 12 , chaque conception du bien public tient à défendre sa chance de se réaliser et, tant qu'elle n'a pas été soumise à l'expérience, est fondée à s'estimer la meilleure. Mieux même : une expérience fâcheuse elle-même ne prouve rien ni contre une idée ni contre un homme, puisque le chaos s'est nécessairement opposé à ce que l'idée se manifeste dans sa pureté, à ce que l'homme donne toute sa mesure. Ainsi le chaos s'entretient lui-même et, pour ainsi dire, ·se renforce et se perfectionne par ses propres , consequences. Cela étant, et puisqu'il apparaît que l'ordre ne peut sortir spontanément du chaos, l'homme sage se gardera d'accroître la confusion en exprimant une opinion sur les problèmes politiques. D'ailleurs, lorsque règne le chaos, aucun problème politique ne peut recevoir une solution saine, et par conséquent il n'existe aucune solution saine à aucun problème politique. Le premier point, sans aucun doute, est de substituer au chaos un ordre politique. Mais cela même est un pro12. Descartes nous avertit que « pour ce qui touche les meurs, chascun abonde si fort en son sens, qu'il se pourroit trouver autant de reformateurs que de testes». Et Descartes, cum grano salis, délègue le soin de réformer les mœurs aux souverains... et aux prophètes. (Discours de. la méthode, 6e partie).

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