Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

• GŒTHB Nous reçûmes enfin l'ordre de revenir sur nos pas, ce qui se fit sans confusion et sans accident ; un seul cheval avait été tué dans cette expédition qui aurait pu nous coûter la vie à tous. A peine revenus de la surprise que nous avait causée le feu meurtrier et inexplicable que nous venions de subir, nous trouvâmes la batterie volante par laquelle nous nous croyions protégés, établie dans un bas-fond. Elle avait été chassée des hauteurs et s'était retirée là, sans que nous ayons pu nous en apercevoir ; une batterie ennemie était venue occuper sa place et c'était elle qui avait tiré sur nous. Je blâmai d'abord les canonniers, d'avoir ainsi abandonné leur poste, mais je ne tardai pas à les excuser; car j'eus bientôt occasion de voir combien il faut déployer de force et de courage, et braver de fatigues et de dangers, pour transporter une batterie volante à travers des terrains marécageux et inconnus. Ces expériences ne me rassurèrent point sur l'état de notre armée. La canonnade continuait toujours; Kellermann s'était posté près du moulin de Valmy, et c'était sur lui que nous dirigions notre feu. Un chariot de poudre sauta dans son camp, et l'on se réjouit beaucoup chez nous, du désastre que cet accident ne pouvait manquer d'avoir causé. De retour sur la grande route qu'on nous avait fait quitter si mal à propos, nous fîmes halte près d'un poteau de bois étendant un de ses bras vers Paris ; ce qui me fit voir que nous tournions le dos à cette capitale, et que l'armée française était , postee entre nous et notre pays. · Jamais peut-être, une armée entrée en pays ennemi, ne s'est trouvée dans une position plus terrible; j'en comprenais tous les dangers, moi qui, depuis notre entrée en campagne, étudiais sans cesse le théâtre de la guerre. Nos hussards s'étaient emparés de quelques chariots de pain qui, de Châlons, se rendaient à Valmy ; moyennant un modique pourboire, je m'en fis céder une certaine quantité que je distribuai à mes amis, à la condition qu'ils me garderaient une part pour les jours suivants. Ce pain était fort bon et surtout très-blanc; les Français ont horreur du pain noir. Je pris en même temps une autre mesure de précaution. Un chasseur de notre suite avait acheté une couverture de laine à ces mêmes hussards ; il ne voulait pas me la céder, mais je le décidai à me la louer à raison de vingt-quatre sous par nuit; car celle que j'avais achetée à Longwy était restée avec les bagages, et je n'avais plus que mon manteau pour me garantir du froid et de la pluie. Tous ces marchés s'étaient conclus au milieu du tonnerre du canon. Plus de mille boulets déjà avaient été tirés de chaque côté, sans amener aucun résultat, et les alliés avaient inutilement perdu douze cents hommes. Biblioteca Gino Bianco 297 La canonnade, qui se suivait comme un feu de peloton, avait éclairci le temps ; vers midi il y eut une pause, puis le feu recommença avec tant de fureur, que le sol tremblait sous nos pieds. Les deux armées cependant restaient toujours à la même place, et personne ne savait comment cela finirait. J'avais tant entendu parler de la fièvre de canon, qu'il me prit envie d'apprendre à la connaître par moi-même. Poussé par l'ennui et par les dispositions naturelles de mon esprit, que le danger surexcite jusqu'à la témérité, je dirigeai mon cheval vers le camp de la Lune, occupé en ce moment par les nôtres. Ce n'était plus qu'une scène de dévastation au milieu de laquelle gisaient des blessés étendus sur des bottes de paille; tandis que parfois un boulet de canon, qui venait se perdre par là, achevait de renverser un pan de mur ou d'enlever les derniers restes d'une • toiture. Seul, abandonné à moi-même, je continuai à suivre les sommets des montagnes à gauche du camp de la Lune, et j'ai pu enfin apprécier complètement la position avantageuse des Français. Placés en amphithéâtre, ils pouvaient, avec calme et sans crainte, attendre nos attaques ; l'aile gauche seule était moins invulnérable, c'est là que commandait Kellermann. Des généraux et des officiers d'état-major qui passaient par là, ne pouvant s'expliquer ma présence, voulurent me ramener avec eux. Je déclarai que j'avais mes projets à moi; et comme ils savaient que j'étais sujet à des accès d'entêtement bizarres, ils me laissèrent agir à ma guise. Continuant ma route, j'atteignis bientôt la véritable région des boulets ; le son dont ils remplissaient l'air me paraissait un composé du bourdonnement d'une toupie, du clapotement de l'eau et du sifflement d'un oiseau. Le sol était tellement détrempé par la pluie, que les boulets y restaient enfoncés à mesure qu'ils tombaient ; ce qui me garantit du danger des ricochets. J'étais assez de sang-froid pour m'apercevoir qu'il se passait en moi quelque chose de singulier, que je ne pourrais décrire que par comparaison. Il me semblait que j'étais dans un endroit très-chaud, et cette chaleur me pénétrait tellement, que je me sentais au niveau de l'élément au milieu duquel je me trouvais. Dans cet état, la vue ne perd rien de sa force et de sa clarté, mais on eût dit que le monde s'était tout à coup teint d'un rouge brunâtre. Loin de sentir le cours de mon sang s'accélérer, je trouvais au contraire que tout mon être s'absorbait dans le brasier dont j'étais entouré ; ce qui explique, jusqu'à un certain point du moins, pourquoi on a donné à cette sensation le nom de fièvre. Il est toutefois digne de remarque que, ce qu'il y a d'horrible dans cette sensation, nous est transmis par les oreilles ; c'est-à-dire par les craquements, les hurlements, les sifflements, les bourdonnements des boulets. •

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