M. NOMAD « conspiration ouvrière» 5 organisée à l'échelle mondiale. Tout cela n'était pas sans rappeler les conceptions mises en œuvre par Bakounine et son Alliance secrète de la Démocratie socialiste dans les années qui précédèrent et suivirent la Commune de 1871, ni sans anticiper sur l'Internationale communiste de Lénine. Cependant, il n'était plus question désormais, dans la propagande de Makhaïski, d'une lutte pour conquérir le pouvoir, mais de revendications purement économiques - augmentation des salaires et travaux publics pour les sans-travail - exigences qui devaient prévaloir grâce aux méthodes des syndicalistes révolutionnaires connues sous le nom d' « action directe ». L'organisation de grèves générales d'ampleur mondiale, selon Makhaïski, permettrait bientôt à la nouvelle organisation de « dicter ses lois » 6 aux classes privilégiées et à leurs gouvernements. Le résultat final de ces grèves et de ce «diktat» serait, pensait-il, un nivellement complet des revenus entre les travailleurs manuels et intellectuels. Dans ses écrits qui reflétaient le dernier état de sa doctrine, Makhaïski se montrait peu explicite quant aux changements de structure politique et éconqmique qui se produiraient au cours des luttes pour l'égalité sociale. Les initiés n'étaient cependant pas sans comprendre que, dans l'impossibilité de consentir aux augmentations considérables de salaires qui leur seraient imposées massivement par la grève générale, les employeurs riposteraient par un lock-out non moins général, ce qui devait contraindre le gouvernement, sous la pression des masses en révolte, à prendre en charge les industries et à organiser des travaux publics pour les chômeurs. Le revenu et les classes Le silence observé par Makhaïski sur la nationalisation des industries s'inspirait de la considération suivante : Makhaïski voulait souligner l'idée que pour les masses ouvrières la seule chose qui importe est l'augmentation des salaires, c'est-à-dire un changement dans la distribution, et non pas la modification du système de production ; car à elle seule, (donc sans changement dans la distribution) la modification du système de production n'entraînerait au fond que l'intronisation d'une nouvelle bureaucratie de managers et de fonctionnaires aux lieu et place des capitalistes. 11 est de fait que s'il avait mis en évidence les changements de structure résultant de la pression économique exercée par l'action directe, Makhaiski aurait vu se retourner contre lui sa propre théorie : au fond, que faisait-il lui-même S· Pr~face à L'Ouvn'er intellectuel, 1r• partie, p. XXIV. Et pp. 61 et 63 de Rabotchi Zagovor (Conspiration ouvri~re), n° 1, aeptembrc-octobrc 1907, 1.l. (Gcn~ve). 6. Expre11ion employ~e dans la pr~facc de L'Ouvri,r int,lhctrul, 1 r• partie. Biblioteca Gino Bianco 275 sinon ·proposer une variante tactique de la lutte pour la nationalisation des industries, but commun à toutes les écoles socialistes ? Il est vrai que les divers théoriciens du socialisme voyaient dans la nationalisation des moyens de production la conclusion et la fin des luttes de classes, tandis que pour Makhaïski, même après la disparition des capitalistes, les ouvriers manuels devraient continuer à combattre pour de plus hauts salaires jusqu'au nivellement des revenus, par résorption des traitements préférentiels accordés aux bureaucrates et aux techniciens. En s'abstenant délibérém~nt de signaler, dans ses écrits, que la nationalisation des moyens de production serait la conséquence inévitable d'une lutte économique victorieuse menée par l'ensemble des prolétaires, Makhaïski égarait ceux de ses lecteurs trop peu avisés pour lire entre les lignes ; il prêtait aussi le flanc aux critiques malintentionnées et aux sarcasmes que devaient plus tard lui adresser ses détracteurs bolchéviks selon qui Makhaïski « tâchait de convaincre les ouvriers qu'ils pourraient atteindre un niveau de salaires égalant les profits capitalistes 7 ». Et dans la première édition russe des œuvres complètes de Lénine, on peut lire en note de bas de page : « Le programme positif des makhaïevtsy se ramenait à la revendication vague d'un revenu égal pour tous - tout en conservant le système des classes. » 8 Cette dernière imputation n'est, bien entendu, qu'une déformation de la théorie de Makhaïski. Il est curieux qu'un tel sarcasme vienne des communistes qui prétendent avoir aboli les classes tout en maintenant les inégalités de revenu les plus criantes. Poursuivant son rêve, Makhaïski arguait avec toutes les apparences de la logique qu'une égalité de revenus assurerait à tous le même accès à une éducation supérieureet mettrait fin du même coup à toute division en classes. Dès qu'une nouvelle génération ainsi égalisée serait adulte, la fonction gouvernementale cessant d'être le privilège d'une minorité instruite, l'État comme instrument d'oppression et d'exploitation ne mmquerait pas de disparaître. 9 Cette conception impliquait, comme on voit, ce que les marxistes appellent le « dépérissement de l'État», bien que la formule n'apparaisse nulle part sous la plume de Makhaïski. Toutefois il faut constater ici une différence essentielle : selon les m1rxistes, le« dépérissement» commence avec l'élimination des capitalistes pour atteindre son terme dans la « phase supérieure du communisme» avec son utopique « à chacun selon ses besoins », et ce, sans plus de lutte des classes, par l'automatisme du développement économique; 7. E. laroslavski, History of Anarchism in Russia, New York, 1937, p. 39. 8. Note 76 au vol. V, p. 414, du recueil des Œuvres de Linine (en russe), Moscou, 192s. 9. Rabotchi Zagooor, n° 1, septembre-octobre 1907, p. 63.
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