Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

296 · · L'instant était venu de mettre cette théorie en pratique. Quittant aussitôt la partie encombrée du village, je me dirigeai, suivi de mon ami, vers l'extrémité du village la plus éloignée de la route par laquelle nous étions entrés. Deux soldats tranquillement assis à la fenêtre d'une des dernières maisons, avaient l'air de s'y trouver si bien, que nous crûmes devoir entrer pour leur conter notre détresse, car il me semblait qu'ils pourraient nous venir en aide. Après les avoir salués en camarades, nous commençâmes nos lamentations. Ils se regardèrent d'abord avec un sourire mystérieux, puis ils nous firent promettre de ne pas trahir le secret qu'ils allaient nous confier. Ce secret consistait dans la découverte d'une cave très-bien montée, dont l'entrée avait été cachée par des pierres et des bourrées. Ils nous y firent descendre, et eurent même la complaisance de nous indiquer les bouteilles qui contenaient les meilleures qualités. J'en cachai quatre sous mon manteau, mon ami en fit autant, et nous retournâmes sur la place trèsheureux de notre trouvaille. Non loin d'un feu autour duquel se chauffaient plusieurs officiers, on avait laissé une herse sur laquelle je m'assis, en laissant glisser mes bouteilles entre les dents de cette herse, que je recouvris de mon manteau. Après avoir causé un instant avec ces messieurs, je tirai tout doucement une bouteille et je la débouchai avec fracas. C'était à qui me féliciterait sur mon bonheur; j'offris généreusement de partager avec eux. Les premiers burent un bon coup, les derniers se modérèrent afin de m'en laisser une petite part, la bouteille n'en était pas moins presque vide lorsqu'elle me revint. L'échangeant aussitôt adroitement contre une pleine, je bus à longs traits à la santé de ces messieurs, puis je les engageai à me faire raison en leur rendant la bouteille. Comme elle était presque pleine, tout le monde se mit à crier au sortilège. A la troisième, on trépignait de joie, et -ma plaisanterie nous a procuré à tous un moment de gaieté bien précieux dans la triste situation où nous nous trouvions. Le mystère dont on ·avait cherché à couvrir notre marche, nous avait fait présumer qu'on se remettrait en route pendant la même nuit, mais il faisait déjà grand jour lorsque nous avons quitté le village. Le régiment de Weimar avait le pas sur tous les autres et marchait à la tête de la colonne, aussi lui avait-on donné pour guides des hussards qui étaient censés connaître la route. C'est sous leur direction et par une petite pluie fine, que nous avons traversé, et souvent au grand trot, des champs et des prairies sans arbres et sans buissons ; à notre gauche cependant nous voyions toujours les monts d'Argonne avec leurs épaisses forêts. La pluie était devenue plus forte et nous fouettait le visage, lorsque nous arrivâmes sur une grande et belle route bordée de peupliers ; c'était Biblioteca Gino Bianco PAGES RETROUVÉES celle qui de Sainte-Menehould coµduit à Châlons et à Paris. Bientôt cependant il a fallu la quitter pour traverser des prairies bourbeuses. Pendant cette marche, nous voyions distinctement l'ennemi aller et venir dans ses retranchements, et nous ne pouvions plus douter qu'il ne lui fût arrivé des troupes nouvelles ;. Kellermann venait en effet de se joindre à Dumouriez et de former l'aile gauche de son armée. Nos officiers et nos soldats brûlaient du désir de commencer l'attaque, et notre marche précipitée leur faisait espérer qu'ils ne tarderaient pas à en recevoir l'ordre; mais Kellermann s'était emparé d'une position trop avantageuse pour qu'il nous fût possible de prendre l'offensive. La canonnade cependant venait de commencer; on_ a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur cette canonnade, dont· il est impossible de décrire le terrible effet ; on essayerait même en vain de faire revivre cet effet en imagination. Déjà nous avions laissé la grande route loin de nous en nous précipitant toujours vers l'occident, lorsqu'un aide de camp arriva à bride abattue. On nous avait conduits trop loin ; il a fallu retourner sur nos pas, repasser la grande route et nous poster à sa gauche, afin d'appuyer l'aile droite de notre armée. Ainsi placés, nous faisions face aux travaux avancés de l'ennemi, connus sous le nom de camp de la Lune. Notre commandant, qui venait de conduire sur les hauteurs une· batterie volante, vint presque aussitôt nous donner l'ordre d'avancer sous la protection de cette batterie. A peine avions-nous fait quelques pas que nous trouvâmes un vieux maître d'équipage· étendu mort sur le terrain ; c'était la première victime de cette mémorable . , Joumee. A mesure que nous nous avancions, nous voyions le camp de la Lune de plus près, et bientôt nous nous trouvâmes dans une position fort étrange. Les boulets nous assiégeaient d'une . ' . maruere sauvage, sans que nous pussions corn- . prendre d'où ils nous venaient ; car nous marchions ·sous la protection d'une batterie amie, ,, et celle de l'ennemi était trop éloignée pour pouvoir nous atteindre. Arrêté sur le côté de notre front, je voyais les boulets tomber par douzaines devant notre escadron. Heureusement qu'au lieu de ricocher, ils s'enfonçaient dans le sol humide et fraîchement remué, en couvrant de boue nos cavaliers et leurs chevaux, qui reniflaient avec tant de fureur qu'il fallait beaucoup de force pour les maint~nir. Au premier rang de cette masse d'hommes et de chevaux si cruellement agitée, je vis un tout jeune porte-enseigne qui, quoique fortement balancé par sa monture, n'abandonnait point son drapeau. La gracieuse figure de cet adolescent me rappela celle, plus gracieuse encore, de sa mère ; et malgré l'horreur du danger qui nous menaçait tous, ma mémoire me retraçait les moments heureux que j'avais passés près d'elle.

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