Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

L'ARMÉE ET LA SOCIÉTÉ par Michel Collinet L ES RAPPORTS entre· la nation et l'armée sont devenus, à la suite des événements de l'année, d'autant plus brûlants et imprévus que, dans les temps modernes, l'armée française n'était jamais intervenue comme force autonome dans les compétitions politiques. Mais, que ces rapports apparaissent sur le devant de la scène ou qu'ils se dissimulent derrière des textes juridiques, ils n'en sont pas moins indispensables à la connaissance des structures sociales et politiques d'une société déterminée. Dans une certaine mesure, ils peuvent servir à la caractériser. Ainsi dans l'antiquité, à deux types aussi opposés de sociétés que sont la démocratie athénienne et les empires despotiques d'Asie, correspondent deux types d'armées également opposés : dans la première, une troupe de citoyens en armes, dirigés par leurs magistrats civils ; dans les seconds, des mercenaires et des esclaves auxquels peut s'appliquer l'appréciation de Mme de Staël : « Le véritable but des troupes est de mettre entre les mains des rois un pouvoir indépendant des peuples. » Sparte fournit un troisième exemple, où l'armée se confond avec l'oligarchie dirigeante et réalise - mutatis mutandis - ce qu'on nomme une société totalitaire. Athènes et Sparte constituent, à leur échelle, la nation armée. L'équivoque de ce concept devient évidente : il peut désigner autant une armée fondue dans la nation, à la manière d'une milice, qu'une nation absorbée par l'armée et construite à son image. Quand l'armée se réduit à une milice, elle apparaît comme un· groupement de fait temporaire où l'emportent seules les considérations techniques qui doivent assurer le minimum de cohésion, d'ailleurs provisoire, lui permettant d'exercer sa fonction de défense. L'activité milicienne, superposée à d'autres plus décisives dans la vie individuelle de ses membres, n'est pas, en général, suffisante pour les marquer d'un caractère psychologique particulier. C'est dans son antithèse, l'armée de métier, que se trouvent les Biblioteca Gino Bianco traits spécifiques bien déterminés qui la séparent des activités civiles. Dans l'armée du service obligatoire des nations modernes, nous pouvons déceler une complexité de comportements où l'influence du régime politico-social interfère avec la structure cristallisée de l'armée professionnelle. La coupe sociologique dans le temps d'un groupe humain se révèle d'autant plus stérile que ce groupe a derrière lui une plus longue histoire. Traditions et modèles forment alors le cadre, parfois inconscient, où se manifestent ses réactions instantanées. Tel est le cas de la « société militaire ,, 1 que constitue l'armée. Elle dispose de ce que Renan attribuait à la nation, c'est-à-dire .« la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ,, et « la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis ». Cette volonté caractérise l' espn't militaire, que sa permanence à travers régin1es et révolutions fait apparaître comme vivant d'archétypes inaltérables. Toute analyse de la société militaire implique donc l'étude de son histoire, du double point de vue de ses relations internes et de ses · rapports avec la société civile. La volonté d'intégrer un passé même lointain est à première vue d'autant plus paradoxale qu'il n'y a vraiment aucune commune mesure entre l' « armée ,, féodale, par exemple, et l'armée actuelle, pas même la permanence d'une patrie jadis inexistante. Le lien est d'une autre nature et se définit pour nous par la persistance à travers l'histoire humaine de la fonction guerrière, depuis les kshatryas aryens jusqu'aux militaires modernes, en passant par les seigneurs féodaux. Durant des siècles, cette fonction a eu un caractère noble et sacré impliquant avec le rang social des droits et devoirs interdits au profane. La démo- > 1. Expression empruntée à l'ouvrage remarquable de M. Raoul Girardet, La Société militaire (Plon), auquel cet article fait de larges emprunts.

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