Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

276 tandis que selon Makhaïski, le processus de « dépérissement » de l'État ne commence qu'après l' « expropriation » générale non seulement des capitalistes, mais des intellectuels, c'est-à-dire après l'égalisation complète des revenus et l'accession complète des fils d'ouvriers aux degrés supérieurs de l'instruction - ces résultats étant obtenus par une lutte de classe ininterrompue des ouvriers et des employés de condition inférieure contre les cadres administratifs et directoriaux de l'État socialisé. L'effet ultime du « dépérissement de l'État>> se manifesterait lorsque tous les travailleurs des deux sexes auraient atteint le statut des professions intellectuelles. Il est à remarquer que l'idée d'une nouvelle classe dirigeante et exploiteuse succédant à celle des capitalistes grâce aux privilèges du savoir avait été _exprimée comme suit par Michel Bakounine, plus de trente ans avant Makhaïski : « Celui qui ·sait davantage dominera naturellement celui qui saura moins ; et n'existât-il d'abord entre deux classes que cette seule différence d'instruction et d'éducation, cette différence produirait en peu de temps toutes les autres, le monde humain se retrouverait à son point actuel, c'est-à-dire qu'il serait divisé de nouveau en une masse . d'esclaves et un petit nombre de dominateurs, les premiers travaillant comme aujourd'hui pour les derniers. » 10 Il n'y avait qu'une pierre d'achoppement dans tout ce schéma qui, partant des revendications de salaires (dirigées d'abord contre les capitalistes, puis, après leur élimination, contre la bureaucratie politique et écot1omique de l'État collectiviste), devait conduire tout droit vers l'utopie égalitaire. Comment les chefs de la conspiration internationale des travailleurs - gens instruits, bien entendu, sortant des universités ou s'étant cultivés par eux-mêmes - se contenteraient-ils de faire en sorte que· les masses « dictassent les lois » au gouvernement ? Ne seraient-ils pas enclins -à prendre le pouvoir pour leur propre compte, établissant ainsi cette « dictature révolu- ·tionnaire » que Makhaïski avait exclue du vocabulaire de sa propagande, depuis son évasion de Sibérie ? En bref, les _arguments employés par Makhaïski contre les marxistes et autres intellectuels socialistes ne pouvaient-ils pas se retourner contre lui et contre ses partisans ? (Le même raisonnement vaut, d'ailleurs, pour cette abolition immédiate de l'État qu'avait jadis prêchée Bakounine ; car selon sa propre analyse, le coup de force victorieux ne ferait que substituer en fait la volonté d'un « petit nombre de dominateurs » instruits -...-parmi lesquels Bakounine et ses compagnons - à celle des « masses d'esclaves » ·non instruites.) Sans doute les militants qui suivaient Makhaïski - qu'ils fussent des intellectuels ou des 10. Michel Bakounine, Œuvres, t. V, Paris, 1911, p. 135. Voir aussi The Political Philosophy of Bakunin, ed. by G.P. Maximoff, Glencoe, Ill., 1953, p. 328. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL ouvriers autodidactes - ne se proposaient point la conquête du pouvoir, du moins pas consciemment; ils avaient accepté la dernière version expurgée, anarchisante, de la théorie, celle qui prévoyait un « dépérissement de l'État » comme conséquence des grèves générales révolutionnaires menées pour élever le niveau de vie et conduisant à l'égalité des revenus ; ils ignoraient délibérément la question du pouvoir, lequel, au cours de cette lutte prolongée, passerait sans . doute des cadres procapitalistes aux intellectuels socialisants et finalement aux politiciens socialistes, tandis que les compagnons de Makhaïski travailleraient clandestinement pour inciter en permanence les masses à de nouvelles revendications économiques de plus en plus exigeantes. De temps en temps les makhaïeviens s'éton- ,. . naient de leur propre désintéressement ; l'un des articles de leur foi voulait que tous les autres réformateurs et révolutionnaires trompassent les masses dans l'intérêt de l'intelligentsia. Qu'est-ce qui faisait agir les makhaïeviens à l'inverse de leurs propres intérêts de classe ? La réponse de leur maître était que lui-même et les siens faisaient passer avant tout leur « vocation révolutionnaire», eux seuls auraient la gloire de changer le monde et de tourner une nouvelle page de l'histoire, car ils étaient les détenteurs de la seule méthode efficacepour réaliser contre la bourgeoisie une révolution de la classe ouvrière. Cependant, quelques années après la mort de Makhaïski (qui eut lieu en 1926), l'auteur de ces lignes eut un entretien avec l'alter ego de Makhaïski-, le confident de toutes ses pensées. Il résuma les vues les plus intimes du maître en disant que « le pouvoir revient toujours à ceux - qui offrent le plus aux masses », ce « plus » consistant, bien entendu, dans la satisfaction immédiate des besoins matériels de l'ouvrier, plutôt que l'illusion du pouvoir qu'offrent les communistes. Ainsi, par inadvertance, le successeur théorique de Makhaïski fit tomber le masque de désintéressement dont se parait son groupe en tant que défenseur de l'exploité aux mains calleuses. Car la lutte purement économique, qui devait mener les travailleurs manuels tout droit au régime égalitaire, se révélait en fin de compte comme un moyen d'assurer le pouvoir aux intellectuels dirigeant la « Conspiration ouvrière ». Maintenant on pouvait comprendre pourquoi Makhaïski n'avait jamais démenti explicitement ses propres déclarations en faveur d'une « dictature révolutionnaire ». Il y avait là une sorte d'alibi théorique pour le cas où une occasion s'offrirait à son groupe de jouer un rôle dominant, comme Lénine le fit en novembre 1.917. Et sans doute Makhaïski était-il certain que ses disciples, malgré la répulsion que le pouvoir paraissait leur inspirer aussi longtemps qu'il était hors de leur portée, ne se seraient pas refusés à y participer s'il leur était présenté sur un plat d'argent. (Il ne faut pas oublier que pendant la guerre civile espagnole (1936-1939) les anarchistes, en dépit des prin-

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