revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - MARS-AVRIL 1967 B. SOUV ARINE . . . . . . . .. . . DAVID ANINE ............ . JACQUES DE KADT .•••••• SIDNEY HOOK ........... . N. VALENTINOV ......... . Vol. XI, N° 2 Cinquante ans après 1917 : de Février à Octobre Chez Trotski : controverse et déception Le deuxième avènement de Marx Le « marxisme » soviétique PAGES OUBLIÉES A la veille et au lendemain de la révolution de 1917 DOCUMENTS Lénine contre Mao L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE KARL A. Wfl*l'FOGEL ..... Lin Piao et les « gardes rouges ~ CONTES ET NOUVELLES G. KROTKOV ............. . Confession d'un juif soviétique QUELQUES LIVRES Comptes rendus par LUCIEN LAURAT, AUGUSTIN TARCBL et JEAN-PAUL DELBÈGUE INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au sommaire des derniers· numéros du CONTRAT· SOCIAL JUIL.-AOUT 1966 . . B. Souvarinè Perspective. d'anniversaire G. Aronson Ouvriersrusses contre le bolchévisme Basile Kerblay Aspects de l'agriculture soviétique ( 1954-1965) Stephen· Uhalley Les « quatre histoires » en Chine Yves Lévy RaymCJndAron et la sociologie K. Papaioannou Le parti totalitaire (Il) Documents La conférence de Ialta, 1945 Quelques livres L'Observatoire des deux Mondes NOV.-DÉC. 1966 B. Souvarine La troisième guerre mondiale Léon Emery Le communisme et la culture Thomas Molnar De l'utopie et des utopistes S. Voronitsyne Le conflit de la science et du « diamat » Claude Harmel Planification, démocratie, despotisme Chronique De l'Oural à l'Atlantique L'Observatoire des deux Mondes Contre-révolution culturelle en Chine Tables des volumes I à X SEPT.-OCT. 1966 B. Souvarine La France entre'·l'Est et l'Ouest. Bogdan Raditsa Le titisme à l'épreuve M. N. Roy Michel Borodine en Amérique (1919) Peter .Gosztony Le général Maleter G. C. Alroy Les radicaux après la révolution=de 1848 Yves Lévy Libertés formelles, libertés réelles Basile Kerblay La planification soviétique Documents De Gaulle et le communisme JAN.-FÉV. 1967 B. Souvarine Un « Temps des Troubles» en Chine John Dos Passos La « nouvelle gauche » en Amérique Joaquin Maurin Sur le communisme en Espagne Richard Pipes · Pierre Struve et la révolution russe Lucien Laurat Libéralisme et « libéralisation » E. Delimars Le « héros positH» en U.R.S.S. Chalmers Johnson] L'armée dans la société chinoise , Yves Lévy Charisme et chaos J Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco
kCOMB.i] MARS-AVRIL 1967 - VOL. XI, N° 2 SOMMAIRE B. Souvarine ....... . CINQUANTE ANS APRÈS Page 67 David Anine......... 1917 : DE FÉVRIER A OCTOBRE . . . . . . . . 69 Jacques de Kadt. . . . . CHEZ TROTSKI : CONTROVERSE ET DÉCEPTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Sidney Hook . . . . . . . . LE DEUXIÈME AVÈNEMENT DE MARX. . . . 91 . N. Valentinov. . . . . . . . LE «MARXISME» SOVIÉTIQUE. . . . . . . . . . . 95 !>ages oubliées A LA VEILLE ET AU LENDEMAIN DE LA RÉVOLUTION DE 1917.. . . 100 Documents LÉNINE CONTRE MAO ........ -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 L'Expérience communiste Karl A. Wittfogel ..... LIN PIAO ET LES «GARDES ROUGES» ... 112 Contes et nouvelles G. Krotkov.......... CONFESSION D'UN JUIF SOVIÉTIQUE . . . . 121 Quelques livres Lucien Laurat. . . . . . . . LES MARXISTES, de KOSTAS PAPAIOANNOU . . . 125 L'IDlOLOGIE FROIDE, de K. PAPAIOANNOU . . . . 126 DtMOCRATIE ET CONSEILS OUVRIERS, de MAX ADLER. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Augustin Tarcel . . . . . . DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE, de DIDIER JULIA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 DICTIONNAIRE DE LA BlTISE ET DES ERREURS DE JUGEMENT, de GUY BECHTEL et JEAN-CLAUDE CARRIÈRE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 LE VRAI DRAME DE L'tCOLE DE FRANCE, d'ABEL CLART~.................................... 129 Jean-Paul Delbègue . . LA GAUCHE EN EUROPE DEPUIS 1789, de DAVID CAUTE..................................... 130 LES VILLES MONDIALES, de PETER HALL. . . . . . . . 131 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco
DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef ROGER CAILLOIS N° 58 Avril-Juin 1967 SOMMAIRE Gershom Scholem Mysticisme. et société. Abraham Moles et J.M. Ou/if ....... . Le troisième homme. Vulgarisation scientifique et radio. A. G. Horon . . . . . . . . . . · Canaan et l'Égée. Mise au point sur_les origines gréco-phéniciennes. Theodosius Dobzhansky. L'évolution créatrice. Paul Demiéville . . . . . . . Les premiers contacts philosophiques entre la Chine et l'Europe. Chronique Jean-François Bergler Nouvelles tendances en histoire ·économique .. RlDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris 168 (T~O 82-21) Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. , L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 78 Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F; ~tranger : 25,50 F . ~-ibliotecaG.ino._Bianco 1 ...
revue l,istorù1ue et criti'lue Je1 /aitJ et Jes iJéeJ Mars-Avril 1967 Vol. XI, N° 2 CINQUANTE ANS APRÈS par B. Souvarine CINQUANTE ANS APRÈS l'effondrement du tsarisme, d'où s'ensuivit spontanément la révolution russe de Février (mars) 1917, il ne reste rien d 'essentiel à révéler, rien d'important à découvrir. La documentation sérieuse abonde : outre les copieuses publications d'archives faites à Moscou et hors du pays soviétique au cours du demi-siècle, on dispose depuis cinq ans d'un important recueil en trois gros volumes, publié sous l 'égide de l'Institution Hoover par Stanford University Press : T be Russian Provisional Government, Documents selected and edited by Robert Paul Browder and Alexander Kerensky (Stanford, California, 1961 ). A quoi s'ajoute Russia and History's Turning Point, by Alexander Kerensky (New York 1965), ouvrage déjà controversé mais nécessaire à l'intelligence du drame historique de Pétrograd. De Pétrograd, car tout s'accomplit ·en quelques heures dans la capitale, les provinces n'ayant fait que suivre. La succession des événements n'était pas un enchaînement fatal de causes et d'effets. Tout pouvait tourner autrement. La meilleure preuve en est la surprise générale qui accueillit la chute de l'ancien régime dans tous les milieux sans exception, y compris ceux qui se donnaient la mission d'y travailler sans trêve. On a ironisé assez sur le témoignage optimiste de Gaston Doumergue, au retour d'une mission à Pétrograd où se tint, en janvier 1917, une conférence des· Alliés qui envisagea prématurément la mutilation des Empires centraux : selon le politicien français, à la veille de la révolution, tout allait pour le mieux chez le meilleur des partenaires de la France. Mais au m!me moment, le 22 janvier, lisant à Zürich un rapport devant de jeunes socialistes suisses, Unine admettait avec résignation : « Nous, les Biblioteca Gino Bianco ,vieux, nous ne vivrons peut-être pas jusqu'aux batailles décisives de cette révolution à venir. » Un mois plus tard, cette révolution à venir viendra surprendre Lénine et tout le· monde. Rien de plus absurde que le lieu commun suivant lequel, avec des « si » et des « mais », on pourrait prouver n'importe quoi et imaginer un autre cours de l'histoire. Tout dépend de la qualité des « si » et des « mais » qui, bien motivés, en réelle connaissance de cause et irréprochable probité intellectuelle, sont éven- .tuellement très utiles à l'appréciation historique. Il apparaît peu contestable que si la Russie impériale avait conclu à la fin de 1916 ou au début de 1917 une paix séparée avec l'Allemagne ou un armistice comme la France républicaine le fera en 1940, arguant d'être hors de combat et à bout de souffle, le cours de l'histoire eût été différent. L'Etat russe n'était pas de taille à résister plus longtemps à la terrible machine de guerre allemande. Lénine reconnaîtra lui-même : « L'incendie de la révolution s'est propagé uniquement à cause de l'ignorance et des souffrances de la Russie, à cause de toutes les conditions créées par la guerre. » Les Romanov ont péri par fidélité à leurs alliances avec la France et l'Angleterre. Le gouvernement provisoire du nouveau régime succombera en Octobre pour la même cause. . L'édifice séculaire de l'Empire s'est écroulé en un tournemain sous la poussée instinctive du peuple de Pétrograd, toutes classes confondues, et à la faveur d'une fraternisation improvisée avec les soldats, sans dirigeants, sans programme ni mots d'ordre. Aucun parti n'en pouvait s'attribuer le mérite, surtout pas celui des « révolutionnaires professionnels ». Dans son ,Histoire du parti communiste russe, recueil de conférences sans apprêt, G. Zinoviev avoue que
68 « la guerre amena la destruction presque complète du Parti », et, plus loin, qu' « au moment de la. révolution de mars 1917, les membres de notre Comité central étaient soit à l'étran- .ger, soit en prison ou dans la déportation. Le .Parti était dispersé et écrasé » (Librairie de l'Humanité, Paris 1926). Ce que Molotov, parlant à Milovan Djilas, confirmera un jour : « La première guerre mondiale trouva notre parti dans un état de faiblesse extrême, complètement désorganisé, dispersé, avec des effectifs squelettiques » ( Conversations avec Staline, Paris 1962). Les bolchéviks en tant que tels n'~urent aucune part à la révolution de Février, nonobstant leurs vantardises et leurs menteries ultérieures, mais ils surent exploiter ensuite les circonstances pour s'emparer d'un pouvoir mal affermi et privé de défenseurs peu armés pour faire face à un coup d'Etat militaire. Selon Lénine, la révolution de 1905 aurait été une « répéti tian générale » de celle de 1917 et la révolution de Février ne fut qu'un « prélude. » à celle d'Octobre .. Mais des interprétations ainsi formulées après coup ne ~ont guère convaincantes. Les arguments ne manquent pas, propres à démontrer que d'autres per.spectives s'ouvraient devant la Russie, pour peu qu'à pied d'œuvre se trouvassent des homrp.es po~itiques à la hauteur de leur tâche. La convocation prompte d'une Assemblée constituante, même approximative, 1~ promulgation hâtive d'une réforme agraire, même imparfaite, eussent privé les bolchéviks/ de leurs principaux ,thèmes de propagande. L'équipée du général Kornilov fournit une chance inespérée à Lénine. On n'entend pas ici passer en revue toutes .les variantes possibles alors. Quoi qu'il en fût, il n'appartient pas aux bourgeois occidentaux égoïstes,. ignorants et obtus de tenir Kérenski ,our seul/ responsable d'une déconfiture dans laquelle tant de resoonsabilités s'entrecroisent, notamment celles de la France et de l'Angleterre officielles : n'ont-elles pas soutenu le Gouvernement provisoire comme la corde soutient le pendu ? Certes, l'ancien régime figé dans son cadre irréel, replié sur lui-même, sourd aux bruits du dehors et aux exhorta tiens de la Douma censitaire et loyaliste, de ses partisans les plus fidèles n'était plus viable à moins de s'amender à mesure que s'accélérait l'évolution économique et sociale. A la veille de la guerre de 1914, la Russie était déjà en passe de devenir .normalement la première puissance industrielle de l'Europe, ce qu'attestent les compétences maintes fois citées ici même, y compris celles de l'école marxiste (de Combes de Lestrade et , . BjbliotecaGino Bianco • J I LE CONTRAT SOCIAL Edmond Théry à Lénine, Pokrovski, Boubnov et autres). Le livre récent d'Alexandre Michelson : L'Essor économique de la Russie avant la guerre de 1914 (Ed. Pichon-Durand-Auzias, Paris 1965), renouvelle la démonstration d'une façon irréfutable. Ce que notre regretté colla~ borateur N. Volski (N. Valentinov) a écrit sur ce sujet dans le même sens correspond au récit de Pierre Ryss, écrivain libéral réputé, qui rend .compte en ces termes d'un voyage accompli en 1913 : Je désirais parcourir le pays pour voir de mes yeux ce qui s'était passé pendant mes sept années d'absence. Mon voyage dura un mois : je ·parcourus les régions de la Volga, du Don et, par Kharkov, je gagnai la Russie centrale ... En effet, la Russie était différente de ce qu'elle avait été en 1905. Sur le cours supérieur de la Volga, c'était toujours la vieille Russie d'avant Pierre le Grand (...). Mais à partir de Samara, la nouvelle Russie commençait. Les charrues en bois disparaissaient pour . faire place aux charrues. américaines. Les villages av~ient des isbas solides, un beau bétail bien nourri. Beaucoup de chalands et de bateaux rapides circulaient sur la Volga et le Don. Dans les ports, il y avait des entrepôts pour le blé, construits en pierre. Toute une forêt de cheminées d'usines couvrait le territoire depuis Nijnt-Novgorod jusqu'au Don. De Taganrog à Kharkov, c'était une vaste région industrielle, avec des centaines d'usines métallurgiques et de puits de charbon. On pouvait voyager· une nuit entière à la lueur des feux des usines. Une Westphalie russe é~ait née et prospérait. . . Le peuple, lui aussi, avait changé. Extérieurement, il était plus propre, mieux élevé ; moralement les changements· étaient encore plus profonds. Il avait plus d'assurance, plus d'initiative, il savait persévérer, il désirait travailler et vivre « aQtrement » qu'autrefois. Partout, même dans les plus petites localités, on voyait des ouvriers, des paysans lire des journaux, se mettre au courant de ce qui se passait en Europe, suivre les travaux de la Douma <l'Empire. Description sincère et frappante (le Monde slave, mai 1932) qui illustre bien les mornes statistiques et fait mieux comprendre la transformation pacifique en voie de réalisation quand l'Allemagne impériale et militariste remit en question_le destin de la Rus~ie en même temps que l'avenir de l'Europe et du monde. Transformation profonde dont le· Tsar et sa Cour ne voyaient pas l'ampleur ni le sens, mais qui exigeait un ordre politique. en harmonie avec les temps nouveaux. Faute d'adaptation. de l'Etat légal au pays réel, une série de malheurs indicibles allait s'abattre sur cette immense Russie qui, trop tard soustraite aux épreuves intenables de la guerre étrangère, allait connaître les' pires horreurs de la guerre civile avant de subir la plus cruelle des oppressions qu'ait enregistrée l'histoire. Tout au long de la présente année du cinquantenaire; on aura licence d'épiloguer sur la signification de dates aussi mémorables. · B. SouvARINB.
1917 : DE FÉVRIER A OCTOBRE par David Anine L A RÉVOLUTION de février 1917 est sans conteste l'un des événements les plus controversés de l'histoire contemporaine. Vaincue, elle a soulevé beaucoup de passion, d'amertume, de récriminations mutuelles: donc d'interprétations divergentes des événements et des hommes. Qui plus est, contrairement aux dirigeants d'Octobre, qui furent à peu d'exceptions près soit broyés par la machine de la terreur, soit contraints d'obéir aux maîtres du jour, les principaux acteurs du régime de Février (devenus par la suite ses historiens et ses mémorialistes) eurent la possibilité de s'exprimer plus tard en toute liberté. Certes, la terreur stalinienne n'épargna pas les protagonistes de Février demeurés en Russie. Pour n'en citer que deux, Abram Gotz et Mark Liber, leaders socialistes très influents 1ans le soviet de Pétrograd, ne furent exécutés qu'en 1937. Les victimes parmi les dirigeants de Février furent nombreuses dans tous les partis et comprenaient des personnages aussi en vue que Soukhanov, Stiéklov et Maria Spiridonova. Cependant, de beaucoup, ce sont les bolchéviks eux-mêmes qui ont payé le plus lourd tribut de sang. En effet, parmi les bolchéviks qui avaient participé à la révolution de Février et au soulèvement d'Octobre et furent officiellement liquidés ou disparurent sans laisser de trace, il y eut non seulement la constellation de chefs bien connus, mais aussi les meneurs directs des marins, des soldats et des ouvriers. Réhabilités après le XX° Congrès du Parti, tous ces Antonov-Ovséienko, Raskolnikov, Dybenko, Podvoïski, Nevski et autres Krylenko, qui conduisirent des batailles épiBiblioteca Gino Bianco ques jusqu'à la victoire d'Octobre, subirent un sort tragique et pitoyable. Il semble que le seul personnage important de Février à avoir été épargné par le régjme soviétique et qui, de temps en temps, incite encore ses compatriotes russes émigrés à rallier leur patrie socialiste, soit le monarchiste et antisémite notoire V. V. Choulguine. Sans parler des aspects humains et autres de ce drame, il en est un que les historiens déploreront toujours. Peu d'acteurs bolchéviks de la révolution ont laissé leurs souvenirs, . . ., . ., , Jugements et 1nterpretat1ons sur ces evenements ; de ce fait, les historiens ont toujours subi, dans leur travail, un lourd handicap. Submergés sous des montagnes de matériaux filtrés et censurés, souvent dénués d'intérêt véritable, ils sont privés de documents d'une réelle valeur. A cet égard, ceux qui étudient la révolution de Février ont eu relativement de la chance. C'est dans l'émigration, où des hommes éminents du régime de Février furent contraints de se réfugier (parfois avec la connivence de Lénine), que la plupart des histoires, mémoires, notes, autobiographies, etc., furent écrits et publiés. A l'étranger, libres de toute contrainte et dégagés de toute responsabilité, ils purent à la fois raconter et interprét~r les événements auxquels ils avaient été si étroitement mêlés. Ces anciens personnages politiques, mués en historiens et mémorialistes ont, certes, plaidé pro domo sua. Leur tentative pour reconsidérer de vieilles idées et de vieux points de vue à partir de perspectives historiques nouvelles, si sincère soit-elle, ne pouvait que très rarement les libérer de la tendance à justifier leurs pro-
70 pres actions, ainsi que celles de leurs amis politiques. Malgré cela, en dépit d~s partis pris, leurs récits sont d'une valeur inestimable. Qu'ils soient vrais ou faux, objectifs ou subjectifs, ils ont été écrits par des hommes dont les actions et les conceptions ont façonné les événements. Prenons un exemple. Personne n'est à même de prouver que la révolution de Février ait été une protestation de soldats et de citoyens d'esprit patriotique contre la conduite inepte de la guerre par le régime tsariste (ainsi que le pensait Milioukov, le dirigeant cadet),. ou bien que les émeutes qui tournèrent à la révolution aient été engendrées par la lassitude de la guerre et les sentiments pacifistes (comme Lénine le croyait). Il existe suffisamment de preuves pour établir le bien-fondé de chacune de ces deux thèses. L'important, c'est que toutes deux ont _donné naissance à des événements d'une importance capitale. En effet, la conviction de Milioukov, fondée ou non, a déterminé la politique étrangère et la politique de guerre du Gouvernement provisoire dans les deux premiers mois après la révolution; de même, la conviction de Lénine a déterminé et fondamentalement modifié la politique et l'action du parti bolchéviste. Pour bien comprendre ce qui mena la révolution de Février à sa perte, il est donc utile de rappeler brièvement le point de vue des dramatis personae. * * * Milioukov : la guerre et les révolutions COMMENÇONaSvec Paul N. Milioukov qui fut, parmi les auteurs que nous examinerons, le seul historien de profession. Leader du libéralisme russe, il écrivit son Histoire quelques années seulement après la révolution et essaya, comme on pouvait s'y attendre, de justifier la politique constitutionnelle-démocrate et la sienne propre lorsque son parti ne le suivait pas. Nous l'avons dit, selon lui, la révolution était due essentiellement à la conduite défectueuse de la guerre par la bureaucratie tsariste. Pour le chef du parti cadet et du. « bloc progressiste » à la Douma, la révolution n'avait pas commencé le 27 février 1917 1 , lorsque des soldats de la garnison de Pétrograd s'étaient ralliés au peuple soulevé, mais bien le 1er novembre 1916, lorsque Milioukov avait prononcé à la Douma son_fameux discours 1. Les dates seront données d'après ranefen style ~alendrier julien). ·Biblibteca Gino. Bianco d, LE CONTRAT SOCIAL dans lequel, critiquant âprement la politique du gouvernement, il avait posé la question : « Qu'y a-t-il là ? Sottise ou trahison ? » L'opinion publique, écrit Milioukov en dépeignant l'effet de ses paroles, « a unanimement reconnu le 1er novembre 1916 comme le commencement de la· révolution russe ». De même, dans le premier chapitre de son Histoire de la deuxième révolution russe, intitulé : « La quatrième Douma <l'Empire dépose la monarchie », il soutenait que c'était la Douma conservatrice et fondamentalement monarchiste qui avait commencé et dir.igé la révolution 2 • La tâche première du nouveau régime était, selon Milioukov, de conduire la guerre plus efficacement, les principales réformes politiques et sociales devant être ajournées jusqu'à la victoire. D'où son opposition résolue à une réforme agraire trop hâtive et à la convocation prématurée d'une Assemblée constitu~nte. Ignorant quelque peu le fait de la révolution et se heurtant non seulement aux porte-parole de la gauche, mais même à Goutchkov, ministre de la guerre, Milioukov s'opposa obstinément à toutes les tentatives de modifier les buts de guerre de la Russie : entre autres, l'annexion de Constantinople et des Détroits, voire, selon Kérenski, l'annexion des provinces polonaises appartenant à l'Autriche et à l'Alle- . magne, ainsi que de vastes territoires en Asie mineure 3 • Bien des gens ont sévèrement critiqué l'action de Milioukov durant la révolution, le considérant comme l'incarnation du manque de flair, de l'aveuglement politique et, vu les circonstances, de l'utopisme même. On ne peut cependant nier que Milioukov fµt alors l'un des. très rares hommes à savoir ce qu'il voulait, préconisant une politique conséqu~nte. Il comprenait que sa politique « non révolutionnaire » · 'et « impérialiste » ne pouvait être conduite que par un gouvernement « bourgeois » sous sa direction personnelle, et 0 il s'opposa logiquement à introduire au Gouvernement provisoire des représentants de la gauche. Il dut accepter, assurément à contre- . cœur, la présence de Kérenski, l'unique « captif » de la gauche. Or Kérenski était, en l'occurrence, absolument indispensable, comme étant le séul dirigeant écouté des masses, .donc capable de faire patienter la populace et la soldatesque. 2. P. N. Milioukov : lstoriia rousskoi révoliQutsii, Sofia 1920, vol. I, pp. 34-39. 3. Alexander Kerensky : The Kerensku Memoirs, Londres 1966, pp. 243-44.
D. ANINE Contraint, sous la pression de la gauche après les « journées d'Avril », de démissionner du premier Gouvernement provisoire, dont il avait été le ministre des Affaires étrangères et le véritable leader, Milioukov désapprouva par la suite tous les gouvernements de coalition entre le parti cadet et les partis soviétiques modérés - socialistes-révolutionnaires (s.-r.) et menchéviks. Son Histoire est, par suite, dans une large mesure, un traité qui dénonce de manière sarcastique les « inconsistances », les « faiblesses », à la fois de la gauche modérée et des éléments indisciplinés parmi ses amis bourgeois. Son interprétation de la révolution de Février pourrait être résumée comme suit : Le vice majeur du nouveau régime, dont tous les autres découlèrent et qui le mena finalement à sa perte, résidait dans la dualité du pouvoir, anomalie politique exprimant l'existence simultanée, d'une part, du Gouvernement provisoire composé à l'origine (Kérenski excepté) de représentants des classes bourgeoises ; d'autre part, des soviets d'ouvriers et soldats qui furent, jusqu'en septembre, dominés par le bloc s.-r.-menchévik 4 • La dualité du pouvoir ne pouvait, selon Milioukov, qu'engendrer une paralysie totale du pouvoir. Le Gouvernement provisoire n'avait en vérité que très peu de pouvoir réel. Ses grandes décisions devaient être ratifiées (non pas officiellement, mais en fait) par le Comité exécutif des soviets (V tsik) qui, en tant que très puissant groupe de pression de la gauche, n'était disposé à soutenir le gouvernement bourgeois que « dans la mesure où » le programme et l'action de ce dernier satisfaisaient la démocratie révolutionnaire. Par suite de cette dépendance, il advint ceci : dans les deux premiers mois après la révolution (marsavril), « ce fut un gouvernement bourgeois qui tenta de mettre en œuvre une politique socialiste ». Non seulement le gouvernement impuissant dut tolérer l'ingérence des soviets, mais encore il fut contraint de capituler sur la question des buts de guerre de la Russie, point capital aux yeux de Milioukov. Avec la démission de Milioukov et de Goutchkov, les deux représentants les plus 4. Nous employons ici la terminologie conventionnelle et quelque peu fallacieuse de la période révolutionnaire. Le parti conatitutlonnel-démocrate Jcadet) est ainsi considéré comme celui des classes possé antes ou bourgeol1e1 : en fait, une formation libérale dont les dirigeants étalent des intellectuels (principalement des professeurs) et dont les adhérents, recrutés surtout parmi les classes moyennea et les professions libérales, comprenaient également des propriétaires fonciers, des dirigeants des zematvo et du indu1triel1. La • démocratie révolullonnalre • était 1ynonyme de 10clal11tes modérés, c'est-à-dire du bloc s.-r.- menchévik qui dominait alor1 dan• le• aovletl. Biblioteca Gino Bianco 71 puissants et les plus obstinés des classes possédantes, commence la deuxième période au cours de laquelle, suivant l'expression quelque peu paradoxale de Milioukov, « les socialistes défendirent une révolution bourgeoise .contre des assauts socialistes ». Pendant cette deuxième période (mai-juin), qui se termine en juillet avec la première tentative des bolchéviks pour s'emparer du pouvoir, les socialistes modérés, dans un gouvernement de coalition avec la 'bourgeoisie libérale, poursuivirent essentiellement, quoique avec des résultats moins tangibles, affirme Milioukov, la politique du gouvernement précédent. L'échec de l'offensive militaire de juin et l'inaction du pouvoir à l'intérieur discréditèrent les socialistes modérés, d'une part, et renforcèrent les maximalistes (c'est-à-dire les bolchéviks et les s.-r. de gauche), d'autre part. En résumant cette situation des plus précaires dans sa fameuse formule : « Kornilov ou Lénine? », Milioukov optait naturellement pour les « forces de 1'ordre » incarnées par le général. Selon lui, Kornilov p'ayant pas réussi à s'emparer du pouvoir, Lénine devenait logiquement le candidat presque inévitable pour prendre les affaires en main. Les libéraux (de l'espèce Milioukov) étant mis à l'écart, les socialistes modérés discrédités, la droite et les généraux ayant montré leur faiblesse, restait un parti, le parti bolchéviste, dont le chef avait:, dès le 1er juin, proclamé au rr Congrès des soviets sa volonté de prendre le pouvoir et, au besoin, de le prendre seul... Ailleurs dans son Histoire, Milioukov caractérisait à l'emporte-pièce les « trois phases » de la révolution de Février : la première, écrivait-il, personnifiée par le prince Lvov, avait été de « l'inaction inconsciente » ; la seconde, incarnée en Tsérételi, de l'inaction fondée sur la ,persuasion ; enfin la troisième, personnifiée par Kérenski, de l'inaction dissimulée sous la phraséologie 5 • Dans ses écrits ultérieurs, son ardeur polémique une fois apaisée, Milioukov, apportant des retouches importantes à son schéma primitif, semble avoir compris combien ses idées et ses choix avaient été stériles. Il dut admettre que, tout en ayant joué le rôle d'accoucheuse de la révolution de Février, la guerre avait aussi préparé les événements d'Octobre en raison de l'incapacité du régime démocratique à la terminer. Aveu de grande portée, si l'on se souvient que seule la victoire et la réalisation 5. Mtlloukov : Iatorlla ... , vol. I et II.
72 des visées impérialistes russes pouvaient naguère encore satisfaire le leader cadet. J?evenu tolérant envers ses anciens ennemis politiques, il en arrivait, en recherchant les raisons profondes du fiasco de Février, à une conclusion fataliste : l'effondrement de la. démocratie et la victoire du bolchévisme étaient un « phénomène spécifiquement russe » inconcevable ailleurs 6 • Il mourut en 1943. Eût-il .vécu plus longtemps et assisté à l'implantation du communisme en Chine, il aurait probablement révisé aussi cette conclusion. Trotski et son <<paradoxe» PARTANTde prémisses opposées, Trotski suivait, dans son histoire de la révolution, un schéma similaire. Pour lui, Février n'était que le prélude à Octobre, un premier stade, modéré ou bourgeois, de la révolution finale, sociale ou socialiste. Cependant, tout en traversant les étapes désormais classiques de la Révolution française, la révolution russe de Février avait été, selon Trotski, marquée par · un « paradoxe » spécifique. Les choses se seraient passées ainsi : les ouvriers, soldats et marins insurgés avaient remis le pouvoir au Comité exécutif des soviets (Vtsik) dominé par le bloc modéré s.-r.-menchévik; les chefs de ce dernier, obstinément attachés au dogme menchéviste quant au caractère bourgeois de la révolution, avaient refusé d'assumer le pouvoir pour le confier à la bourgeoisie représentée par le Gouvernement provisoire. La bourgeoisie (c'est là sans doute l'aspect le plus paradoxal du « paradoxe ») qui n'était pas avide de pouvoir non plus 7 , accepta de former un gouvernement à la condition que les socialistes mod/rés du Soviet renoncent temporairement aux points les plus discutables de leur programme, tels que la guerre, la réforme agraire et la convocation prématurée d'une Assemblée constituante. Dans sa prose mordante, Trotski comparait cet arrangement à l'invitation lancée aux Varègues au IXe siècle. Dans cet effacement volontaire, cette peur des responsabilités gouvernementales montrée par les socialistes modérés, il voyait la racine du problème (suivant ses propres termes, le « principal nœud politique ») de la révolution, la dualité du pouvoir conduisant à une 6. Milioukov : Rossiia na pérélomié (La Russie au tournant), Paris 1927, vol. I, p. 38. 7. A cet égard, Trotski cite Rodzianko, président du Comité provisoire de la Douma, qui déclarait que ledit comité avait accepté de former le Gouvernement provisoire contre sa volonté et sous la forte pression de la population. ~i·blioteca Gino Bianco ---, • LE CONTRAT SOCIAL paralysie à la fois du Gouvernement et du Soviet. Le régime se trouvait devant le dilemme : ou bien Kornilov, qui exprimait les intérêts de la bourgeoisie, ou bi~n Lénine, qui représentait le prolétariat 8 • 1 .... .. • • CETTE INTERPRÉTATIOdNes vices essentiels du régime de Février fut donnée au début des années 30 par Trotski, alors exilé à Prinkipo (Turquie). Il est certes difficile de ne pas voir dans son « paradoxe » un élément-clé .de la révolution; on est cependant surpris par la véhémence de ses accusations ·contre les « médiocrités » et les « conciliateurs » de la -direction s.-r.-menchévik et par son incompréhension de leurs mobiles. Après tout, son Histoire fut écrite quinze ans après la révolution, alors que l'auteur, exempt de responsabilités et n'ayant pas à craindre la censure soviétique, pouvait juger les anciennes querelles d'un point de vue nouveau. Mais comment pouvait-il ignorer le fait majeur et (pour lui) tragique : à savoir que l'Octobre prolétarien était, dès 1933, pour employer ses propres termes, irrémédiablement « trahi, dégénéré et défiguré » ? N'avait-il pas prouvé lui-même avec éloquence que la « bureaucratisation » et la « perversion » du régime soviétique était dues au retard socio-économique de la Russie, au fait gu'elle n'était pas pr~te pour le socialisme ? Or, telle était précisément la thèse (presque le dogme) des menchéviks, que Trotski avait été à même de bien connaître pendant sa longue collaboration avec eux. Dans les heures où il revoyait le passé, peut-être s'est-il rappelé certains des avertissements de ces « médiocrités » qui avaient, après tout, prévu le sort de la révolution « socialiste » en Russie avec plus d'exactitude que lui-même. Kérenski et le double complot CONTRAIREMENATÎROTS.KIet à Milioukov qui, tous deux pour des raisons différentes, répudiaient la dualité du pouvoir et la coalition, Kérenski fut, du commencement à la fin, l'un des principaux et des plus éloquents porte-parole de l'idée de coalition et d'union de toute~ les forces « nationales » ou « vitales ». Personnage le plus populaire de la révolution, en particulier à ses débuts, Kérenski charmait et gagnait soldats et chefs militaires, membres de la dynastie déchue et jeilll:es . 8. L. Trotski : Istoriia rousskoi révolioutsii, Berlin 1931, vol. I, pp. 181-208.
D. AN/NE recrues. En dépit de l'image quelque peu déformée qui le représente à la fois comme un être faible et un homme avide de pouvoir, il fut, dès le début, non seulement le membre le plus influent du Gouvernement provisoire, mais aussi (il donnait cette impression) l'incarnation de l'énergie et de la résolution. La croyance en l'existence de ces qualités réelles ou apparentes chez Kérenski est attestée par des hommes aussi différents que le grand-duc Serge Mikhaïlovitch ( « Kérenski conquit tout le monde »), Choulguine ( « nous rendrons la révolution moins nuisible en ayant Kérenski dans le gouvernement plutôt qu'en dehors » ), le cadet V. D. Nabokov qui, en sa qualité de directeur de la chancellerie du premier Gouvernement provisoire, était bien qualifié pour juger ses membres ( « Kérenski fut, dès le début, le personnage le plus influent du gouvernement ») et Tsérételi ( « Kérenski avait des dispositions naturelles pour un gouvernement fort ») 9 • Kérenski fut plutôt poussé (en tant que jouissant de la confiance des militaires) à prendre en main, à l'âge de trente-six ans, les plus importantes fonctions de l'Etat et des forces armées. Il devint ministre de la Guerre et commandant en chef sur l'insistance du général Alexéiev, officier le plus élevé en grade. Il n'est pas étonnant que, quoique rallié au parti s.-r., Kérenski ait commencé à se considérer comme « au-dessus du parti » et comme le chef providentiel qui pouvait le mieux réaliser l' « union sacrée » alors indispensable. Malheureusement, cette politique, la « seule possible », fut déjouée, selon Kérenski, par deux complots : l'un ourdi par Ludendorff et Lénine, l'autre par le haut commandement de l'armée, soutenu par certains chefs cadets influents et les ambassades alliées, qui utilisèrent le général Kornilov, populaire mais politiquement nul. Le régime de Février était, en dépit de ses nombreux échecs, fondamentalement solide et efficace, affirme Kérenski, selon qui la Russie révolutionnaire marchait, lentement mais sûrement, vers la guérison et la stabilité ; les municipalités et les zemstvo démocratiquement élus étaient en passe de supplanter les soviets et, si les partisans de Kornilov n'étaient pas intervenus dans cette saine évolution, le pays aurait bientôt été doté d'une Assemblée constituante et autres assises démocratiques. Une vague 9. S. P. Melgounov : Lta Journéea de mara 1917 (en ru11e), Part, 1961, pp. 105-113. Biblioteca Gino Bianco 73 d'enthousiasme patriotique souleva le pays spécialement après le putsch avorté des bolchéviks en juillet et l'attaque allemande à Tarnopol, deux actions que, pour des raisons évidentes, les conspirateurs avaient entreprises simultanément {la « double contre-offensive de Ludendorff et de Lénine », comme l'appelle Kérenski). Malheureusement, dès que les bolchéviks eurent été matés, un nouveau danger surgit, cette fois venant de la droite. Par sa mutinerie « criminelle », « irréfléchie » et « puérile », Kornilov affaiblit la démocratie et renforça les bolchéviks qui, autrement, n'avaient aucune chance de revenir à l'avant-scène politique. Devant le danger contre-révolutionnaire, le rôle des soviets et des comités de vigilance créés par eux reprenait de l'importance : ils étaient maintenant, notamment dans la capitale et les grandes villes, de moins en moins dominés par les modérés et de plus en plus par les bolchéviks et autres groupes de gauche, tels que les s.-r. de gauche et les menchéviksinternationalistes. L'idée chère à Kérenski d'une coalition de toutes les « forces vitales », laquelle supposait également la participation des cadets, fut gravement discréditée. Kérenski lui-même, en raison de son attitude quelque peu suspecte et de son indulgence envers Kornilov et ses complices, était maintenant compromis : on lui faisait moins confiance et il était en partie lâché par ses amis. Pour certains, il apparaissait comme un semi-kornilovien, pour d'autres, comme un semi-bolchéik 10 V . * * * LA MUTINERIEDE KORNILOVfut sans conteste un tournant dans la révolution de Février. Le tableau fait par Kérenski de l'état du pays après juillet et avant l'affaire Kornilov a été confirmé au fond par deux hommes qui ne lui ont pas ménagé leurs critiques : Nabokov . à droite et Trotski à gauche. Alors que le pre- _m- ier fait ressortir l'affaiblissement des soviets .après les journées de Juillet et le renforcement ·du pouvoir 11 , Trotski décrit l'isolement et l'impopularité des bolchéviks qui, contraints de devenir clandestins après juillet, furent incapables de conserver leur influence même 10. Kerensky : op. cit., pp. 341-418; Kérenski : • Politique du Gouvernement provisoire•• in Sovrémiennyé Zapiski, Paris 1930, vol. 50; Kérenski : • Tiré des souvenirs •• ibid., Paris 1928-29, vol. 37-39. 11. V. Nabokov : • Le Gouvernement provisoire•• in Arkhiv Rou,skor Revolioutdi, publié par J. v. Hessen, 2• éd., Berlin 1922, vol. 1, p. 10,
74 dans les citadelles bolchévistes. La mutinerie de Kornilov mit fin à leur isolement et leur permit de constituer un front uni avec les autres partis socialistes dans les soviets où, grâce à leur activité, ils en vinrent très vite à jouer un rôle dirigeant 12 • Le comportement de Kérenski et de ses proches après l'affaire Kornilov est, cependant, des plus déconcertant. Cet épisode fracassant, qui produisit une forte poussée vers la gauche dans les soviets et dans le pays tout entier 13 , ne modifia pas les idées de Kérenski sur la coalition. Non plus qu'il ne l'incita, lui et ses amis, à agir de manière décisive dans la question de là paix et de la terre. Au contraire, contre toute attente, cette poussée vers la gauche, ouvrant une nouvelle crise gouvernementale, aboutit à un cabinet assez à droite composé pour la plupart de personnalités ternes et de second rang : Tsérételi et Tchernov, fort discutés mais très connus, furent remplacés par Nikitine et Maslov. Epuisé et prostré, Kérenski, essayant alors de former un « directoire », n'était plus réceptif aux suggestions des dirigeants modérés du Soviet (qui préconisaient un changement fondamental de politique) ; il était trop absorbé à constituer, avec l'aide de généraux « sûrs », des unités militaires loyales dans l'éventualité d'un soulèvement bolchéviste. Sa dernière manifestation d'énergie s'avéra la plus grande et tragique erreur : les généraux et colonels « de confiance » allaient soit, en tant que korniloviens camouflés, saboter tous ses ordres, soit flirter déjà avec les maîtres de demain, les bolchéviks. Une tentative de dernière minute DANS-SES NOMBREUX récits et souvenirs sur l'agonie du régime de Février, Kérenski insiste fréquemment sur la naïveté, sur l' « aveuglement » des dirigeants modérés du Soviet qui furent incapables de lire dans le jeu de Lénine. En premier lieu, selon lui, les chefs menchévistes et s.-r. restaient sceptiques quant aux allégations de Kérenski et aux preuves de l'existence d'un « maître plan » conçu par les Allemands et Lénine. Ce plan, qui aurait assigné à Lénine et à son parti un rôle majeur 12. Trotski : lstoriia ..., vol. II, pp. 136-40. 13. Une comparaison des résultats des élections au conseil municipal de Moscou en juin et en septembre est, à cet égard, très significative. En juin, s.-r. et menchéviks recueillaient ensemble 66 % des voix (54 % pour les s.-r., 12 % pour les menchéviks) et les bolchéviks seulement 12 %, En septembre, la situation était renversée : les bolchéviks obtenaient 51 % et les s.-r.-menchéviks seulement 16 %, Certes, Moscou n'était pas la Russie, mais ces résultats auraient dü alarmer les socialistes modérés. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL dans la démoralisation du front russe, prévoyait la création de conditions qui obligeraient la Russie à conclure une _paix·séparée avec l'Allemagne. En libérant les Allemands de la nécessité de combattre sur deux 'fronts et en leur permettant d'utiliser les matières premières de la Russie, on leur donnait les moyens de jeter tout leur poids militaire et économique contre les alliés occidentaux. Autre grief adressé par Kérenski aux dirigeants modérés du Soviet : leur incapacité à comprendre la tactique machiavélique de Lénine. Alors que Trotski, en tant que président du soviet de Pétrograd, se chargeait de préparer effectivement l'insurrection, affirme Kérenski, un bolchévik réputé modéré et dissident comme Kamenev parvenait à endormir les dirigeants modérés du Soviet en leur faisant croire que Lénine pourrait être contraint de renoncer à l' « aventure ». Certes, a~ant de souscrire aux mesures de répression contre les bolchéviks, les modérés du Soviet exigeaient des preuves tangibles de· la trahison de Lénine. Ils savaient la dissension chez les bolchéviks et rejetaient · l'idée que la lettre signée Zinoviev et Kamenev dans la Novaïa ]izn (la Vie nouvelle) contre le soulèvement imminent fût une simple mise en scène. D'autre part, étant après tout plus puissants et influents que Kérenski et son gouvernement, les leaders socialistes n'étaient prêts à approuver la politique du gouvernement qu'à la condition que Kérenski satisfasse certaines de leurs exigences. A cet égard, leur dernière (et infructueuse) démarche visant à prévenir ou déjouer le coup d'Etat est importante. Sur l'initiative de Théodore Dan, soutenue par Abram Gotz et par Avksentiev, quelque peu réticent, une délégation se rendit chez Kérenski le 24 octobre, c'est-à-dire la veille du soulèvement, pour le presser · de former un gouvernement socialiste qui demanderait aux Alliés d'entreprendre immédiatement des pourparlers de paix, proclamerait le transfert immédiat de toute la terre aux paysans et convoquerait d'urgence une Assemblée constituante. Les. initiateurs de ce plan en trois points, Dan et le, s.-r. Gotz, agissant pour le compte d'une majorité du « Préparlement », proposaient que ces décisions, une fois acceptées, soient immédiatement affichées dans la capitale et transmises aux provinces par télégraphe. Pour Dwi, ces mesures auraient rehaussé le prestige du gouvernement auprès des soldats et des marins, presque tous d'origine paysanne.
D. ANiNË D,autre part, elles auraient affaibli les bolchéviks, lesquels comptaient sur le soutien des mêmes soldats et marins. Il n'est naturellement pas question de savoir si cette tentative in ._extremis aurait vraiment pu renvérser le cou- ·rant 14 • Significative, cependant, est la manière dont Kérenski, obsédé par l'idée de maintenir la coalition jusqu'au bout, et sourd à toute idée de changement fondamental, a rapporté l'histoire par la suite. Sans faire mention de Gotz ni d'Avksentiev, tous deux dirigeants très influents de son propre parti s.-r., Kérenski présente l'affaire comme une initiative personnelle du seul Dan. Qui plus est, sans tenir compte de l'objet de ces propositions radicales relativement à la paix et à la terre, Kérenski prétend qu'au cours de leur entretien, Dan avait. surtout sous-estimé l'importance des mesures militaires et policières prises contre les bolchéviks, lesquelles, nous le savons, .eurent peu d'effet, pour ne pas dire aucun 15 • Dans ces• jours réellement fatidiques, Kérenski avait apparemment perdu tout contact avec la réalité. Nabokov raconte que, quatre ou cinq jours avant le coup d'Octobre, il avait demandé à Kérenski ce qu'il pensait de la possibilité d'une 'telle éventualité. La réponse de Kérenski fut : « Je rendrais grâces à Dieu si quelque chose de ce genre arrivait. » Nabokov : « Etesvous sûr de venir à hou t des bolchéviks ? » Réponse de Kérenski : « J'ai plus de troupes qu'il ne m'en faut ; ils seront écrasés définitivement 16 • » , Tsérételi et les fautes psychologiques PouR lRAKLITsÉRÉTELI, la sous-estimation .des bolchéviks ou, en général, du danger .maximaliste de gauche est la raison principale de la défaite de la révolution de Février. L'incapacité à le comprendre n'était pas un fait accidentel, mais un « état psychologique » qui imprégnait tous les partis ou, plus exactement, l'intelligentsia russe tout entière. En termes politiques concrets, cela signifiait que, selon les personnages et les corps dirigeants du régime, le danger ne pouvait venir que de la droite : le bolchévisme, même s'il réussissait, serait une expérience éphémère frayant la voie à la contre-révolution et à la restauration de la 14. Dan et ses partisans dans l'émigration, avec lesquels nous avons eu l'occasion de discuter la question, attachaient une grande Importance à celle démarche. la. Pour la version de Kérenski et celle de Dan, cr. The Keremky Memoirs, pp. 435-37 et Dan : • Contribution à l'histoire des derniers Jours du Gouvernement provisoire•, ln Liétopla révollouhlil (Annales de la révolution), vol. I, Berlin 1923, pp. 165-75. 16. V. Nabokov : • Le Gouvernement provl1olre •• op. cit., p. 36. BibliotecaGino Bianco 75 monarchie. Tséréte1i iui-même aida beaucoup à répandre cette illusion : grand orateur de la démocratie révolutionnaire, c'est lui qui inventa la formule sur la contre-révolution qui « passera par la porte bolchéviste » 17 • Plusieurs semaines avant l'insurrection, en discutant avec Nabokov la possibilité d'une victoire des bolchéviks, Tsérételi disait : « Naturellement, ils [ les bolchéviks] ne tiendraient pas plus de deux ou trois semaines (... ). Cependant, il faut éviter cela, car la prise du pouvoir par les bolchéviks serait grosse de calamités 18 • » Les déclarations abondent, qui témoignent de la plus incroyable sous-estimation du bolchévisme. Un observateur probolchévik tel que John Reed déclarait lui-même qu' « à part Lénine, Trotski et les ouvriers et soldats de Pétersbourg, personne ne croit que les bolchéviks resteront au pouvoir plus de trois jours » 19 • Ce fatal « état psychologique » avait son origine dans l'expérience des révolutions du passé en Europe et dans l'échec de la révolution russe de 1905. L'histoire des révolutions antérieures (que les dirigeants aimaient beaucoup évoquer) prouvait que tous les soulèvements révolutionnaires passaient par des stades extrémistes ou maximalistes qui étaient ensuite étouffés, dans la plupart des cas, par la contrerévolution. La peur de la contre-révolution paralysa les dirigeants modérés. En juin et juillet, lorsque Tsérételi, Liber et autres réclamèrent des mesures de répression contre les bolchéviks, lesquelles auraient consisté avant tout à désarmer les soldats et marins probolchéviks, Dan opposa un refus ; quant à Martov, il comparait Tsérételi et con1pagnie aux hommes de Versailles qui avaient écrasé la Commune de Paris. Non seulement Martov, mais des socialistes plus à droite traitaient encore les bolchéviks comme des camarades « égarés » 20 • Tsérételi se libéra de cette obsession psycho~ logique relativement tôt. Il existait, cependant, un autre ensemble d'erreurs de calcul et d'idées fausses que Tsérételi a essayé encore de justifier dans ses Mémoires bien des années après les événements. Une erreur principale, qui en engendra beaucoup d'autres, fut l'idée menchéviste et quelque peu dogmatique du caractère bourgeois de la révolution russe. 17. J. G. Tsérétell : Souvenir.~ !Wr la révol11tio11 <le Février (en russe). Paris-Ln llnye 1963, vol. II, p. 208. 18. Nabokov : op. cil., p. 69. 19. Dix jo11rs qui ébranlère11I le monde, Paris, s. d. 20. Tsérétcll : op. cil., vol. J 1, p. 238.
76 ·Quoique, en soi,·, d'ordre plutôt théorique, çette conception détermina les attitudes politiques du bloc s.-r.-menchévik et fit de Tsérételi le principal inspirateur et tacticien de toutes les coalitions 21 • La coalition : problème-clé AINSI les idées politiques et les interprétations des vedettes du régime de Février semblent prouver que la controverse centrale concernait l'attitude envers une coalition des partis bourgeois avec les socialistes modérés. En principe, il y eut, au cours de ces mois, trois possibilités : un gouvernement homogène composé de représentants des classes possédantes (solution préconisée par Milioukov) ; un gouvernement homogène composé de représentants des partis socialistes ou « soviétiques » (solution prônée par des minorités dans les partis· socialistes et officiellement aussi par les bolchéviks) 22 ; un gouvernement de coalition de toutes les forces « vitales », « démocratiques » ou « nationales » englobant à la fois les classes possédantes progressistes et le noyau de la démocratie socialiste ou soviétique (solution qui fut, en fait, adoptée pendant cette période): On peut difficilement chercher querelle à Kérenski, l'artisan principal de la coalition, qui soutenait que cette méthode de gouvernement, tout en étant la plus difficile, est aussi la plus démocratique. En principe et dans des conditions normales, il aurait eu probablement raison. Le problème, cependant, est de savoir si la coalition est une solution adéquate dans une période qui réclame des choix révolutionnaires parfaitement clairs et non des résolutions « nègre blanc » qui satisfont tout le monde en théorie, mais persoqne en pratique. Alors qu'ils. obtenaient des résultats souvent impressionnants là où la discorde entre partenaires n'était pas vive, les quatre gouvernements provisoires successifs furent incapables de résoudre des guestions vitales et très• controversées telles que la paix, la terre et l'Assemblée constituante. Des décisions ont bien été prises, mais leur caractère imprécis permettait à chacun de les interpréter à sa manière. Pourquoi cette coalition ? La question ne se posait pas spécialement pour les. premiers jours, les premières semaines, ou même les premiers 21. Tsérételi : op. cit., vol. Il, pp. 401-17. 22. Les objectifs des bolchéviks étaient d'une nature beaucoup plus complexe et ne peuvent guère s'expliquer par la formule ambiguë d'un gotlvernement • soviétique & ou • socialiste •. BibliotecaGino Bian.co -., \ . . ' LE CONTRAT SOCIAL mois de la révolution. L'incertitude de la situation rendait alors la coalition indispen·sable. Tous les récits en témoignent : tant les .possédants groupés autour de la Douma que les• socialistes qui organisèrent le Soviet, fort pet} assurés de la stabilité du nouveau régime, avaient besoin les uns des autres. Les deux camps ne pouvaient pas méconnaître la possibi-·. · lité que la rév\Jlution soit abattue par des· troupes tsaristes loyales... comme ce fut le cas en 1905. Les rumeurs qui circulaient n'étaient pas sans fondement : le tsar avait effectivement envoyé des troupes à cet effet. Stiéklov et Soukhanov, leaders du Soviet pendant les journées de Mars, ont tous deux confirmé que cette éventualité avait été l'élément majeur qui détermina le Soviet à accepter un gouvernement provisoire bourgeois. « 'La Douma <l'Empire et ses leaders servirent de bouclier contre une possible contre-révolution tsariste », écrit · Soukhanov 23 • D'autre part, Milioukov, Rodzianko et autres sentaient que, sans un accord avec le Soviet, le gouvernement n'aurait pas la confiance du peuple et spécialement des soldats. Le Soviet joua un rôle important en « organisant » le soulèvement, en particulier dans les forces armées ; sans son intervention, nombre d'officiers auraient été lynchés. Ainsi l'accord, ou trêve des classes, entre le Gouvernement provisoire et la direction du Soviet, était au départ dans l'intérêt des deux ·parties. La révolution n'aurait probablement pas été acceptée par les commandants du front (tels Alexéiev et Rousski) si elle avait été dirigée par des « extrémistes » comme Kérenski et Tchkheïdzé, à plus forte raison par des•inconnus tels que Stiéklov et Soukhanov. Si la révolution fut acceptée dans les milieux conservateurs, monarchistes et patriotes, c'est parce qu'elle était sanctionnée par des noms aussi « respectables » et connus que ceux de Miliou- .kov, Roâzianko ou Choulguine. Mais plus tard ? Plus tard, lorsqu'il devint de plus en plus évident que les deux camps avaient des idées différentes sur les questions vitales, et lorsqu'il s'avéra que les socialistes jouissaient de la confiance de l'immense majorité du peuple, alors que les cadets représentaient une petite minorité même dans les grandes villes 24 , pourquoi les nouveaux dirigeants du' Soviet revenus de leur exil en Sibérie ou à l'étranger Tsérételi, Gotz, Tchernov, Dan, - qui remplaçaient les pre23. Melgounov : op. cit., pp. 310 et 403. 24. Les nombreuses élections aux municipalités et aux zemstvo qui eurent lieu durant ces mois-Jà le prouvèrent amplement.
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