PAGES-OUBLIÉES murmure accusateur, et c'est déjà beaucoup . .Des paroles très graves ont été prononcées pendant la dernière session. Nous en avons entendu bien d'autres .dans les parlements européens, c'est indéniable, mais n'oublions pas qu'en Russie le verbe politique garde encore une certaine fraîcheur et une certaine valeur. Il ne faut jamais confondre un parlement européen avec la Douma d'Etat russe_. La session prorogée en 1915 alimente encore et alimentera longtemps les gazettes, ies salons et les parlotes. Le Russe aime tant à se mouvoir dans le passé, même dans celui d'hier ! • •• UN PAYSAN s'est plaint dans l'Ejemessiatschny Journal que la terre seule ne puisse pas nourrir le moujik et que celui-ci, sans aide, n'arrive pas à joindre les deux bouts. Un autre paysan, Michel Novikov, lui répond, et sa lettre est symptomatique : elle révèle l'existence d'un nouveau type de moujik. Il ne ressemble ni aux vieux chasseurs de Tourguéniev, depuis longtemps disparus, ni aux paysans qui peuplent la Puissance des ténèbres de Tolstoï, ni aux vagabonds de Gorki. Michel Novikov ne fait pas de littérature, il nous raconte l'histoire de sa vie, histoire serrée, ramassée, concise, sans phrases. Il s'excuse de parler de lui-même ; il ne l'aurait jamais fait s'il n'avait pas constaté la fâcheuse tendance qu'ont beaucoup à calomnier la vie de paysan. Novikov compare cette tendance à « une maladie très contagieuse qu'il est indispensable d'extirper ». Il tâche de le faire en racontant son existence. · Ils étaient treize enfants, dont huit morts jeunes. Comme la plupart des paysans, le père avait pour but : aider l'Etat à ramasser le fameux milliard de roubles que lui rapportait annuellement le monopole de l'eau-de-vie. C'est la mère qui faisait vivre la famille, en travaillant l'hiver dans les fermes pour 15 kopeks la journée. Ils ne connurent jamais que le pain sec acheté chez les mendiants. A l'âge de dix-sept ans, Michel entre dans une usine de Moscou, y reste quatre ans, gagne de 10 à 12 roubles par mois. Il se nourrit, se vêt, envoie de 4 à 5 roubles par mois à la maison et ... se marie. Le mariage lui coûte 10 roubles : ..5 roubles au pope et 5 roubles d'eau-de-vie. Il n'a jamais cessé de regretter les derniers 5 roubles; même aujourd'hui il n'arrive pas à se les pardonner. Il n'est jamais entré dans un traktir, n'a jamais fumé, n'a jamais pris le Biblioteca Gino Bianco 101 tramway ; pour aller voir ses parents, il faisait 10 verstes à pied. Cela lui a permis de mettre de côté 10 roubles pour son service militaire. Sachant lire et écrire, il devient le scribe de son régiment, gagne, avec les gratifications, 6 roubles par mois. En quatre ans, il envoie à son père 75 roubles pour réparations de leur isba de famille, 80 roubles à sa femme, et met de côté 120 roubles. Le service terminé, il retourne au village. A trente-cinq ans il se sépare de son père et entre en possession de sa part de terre, d'une valeur de 80 à 90 roubles ; il cherche à faire fructifier son capital de 120 roubles et, au bout de dix ans, il possède 380 roubles. Il laboure sa propre terre, celle des autres, ·s'agrandit peu à peu, vend tous les ans un veau, quelques moutons, s'agrandit encore, achète de la terre chez une veuve sans ·enfants, etc. Ainsi, sans l'aide d'aucune banque, sans faire de dettes, notre moujik est arrivé à posséder une jolie ferme. Il va sans dire que lui et sa famille ont en horreur l'eau-de-vie, totalement bannie de la maison. Michel a marié sa fille. Il ne nous dit pas ce qu'il a offert à ses invités, mais il n'a pas dépensé un kopek pour la vodka. « Nous nous portons tous très bien. Ma femme a une excellente machine à coudre, mes enfants ont un gramophone perfectionné et nous possédons une bibliothèque que nous avons constituée depuis vingt-cinq ans. Qu'avons-nous à craindre ? La maladie ? Les citadins qui respirent l'air vicié et mangent trop ou pas assez, qui fument et boivent, sont plus exposés que nous aux maladies. Un incendie ? Ma maison est assurée ; si elle brûle, je touche 500 roubles et m'en construis une autre. Une mauvaise récolte ? Quand tout est bien labouré, on arrive toujours à se nourrir, même avec une mauvaise récolte. Nous avons aussi quelques économies. >> Conclusion : le moujik qui travaille et ne boit pas parvient toujours à se créer une existence supportable. Il ne s'agit pas de fuir le village et d'en dire du mal, il s'agit de travailler et de ne pas boire. Michel Novikov n'est pas le moujik-koulak (accapareur) observé pour la première fois par Ouspenski et par bien d'autres depuis, c'est le paysan bourgeois, travailleur, économe, sobre, un peu avare, un peu sec, mais ayant en horreur l'eau-de-vie, la paresse et la mendicité. J'aurais aimé qu'il nous dît de quels
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