J. DE KADT mon admiration illimitée pour lui eût depuis longtemps disparu, comme un des meilleurs publicistes et des leaders politiques du moment, et il valait la peine de s'occuper sérieusement des problèmes politiques et culturels soulevés par lui. Cependant, à l'opposé de la plupart des membres de mon parti, j'avais peu d'estime pour les divers groupements qui se disaient trotskistes. Je doutais également de la possibilité d'une collaboration avec la personne de Trotski, opinion que ne partageaient pas la majorité des leaders de l'O.S.P. Car je me souvenais trop bien de la façon dont, en chaque circonstance, il mettait la mystique du parti bolchéviste. et le culte de Lénine au-dessus de toute considération légitime et de la plus évidente bonne foi. Et je me souvenais aussi de quelle façon il avait renié et sali des hommes comme Max Eastman, Souvarine, Monatte et autres, ses amis de jadis qui furent à ses côtés lorsqu'on le calomniait en Russie, parce que ses défenseurs ne pouvaient plus approuver ses vues sur la politique soviétique (des vues qui se sont d'ailleurs toujours montrées fausses). Tout cela m'avait donné la conviction qu'il n'hésiterait jamais à tout sacrifier au profit de sa politique, axée sur le régime . , . sov1ettque. De sa part, cette attitude était assez naturelle et pouvait mériter l'estime. Mais je ne pouvais la partager, la trouvant même assez rebutante chez un homme qui ne cessait de critiquer la Russie de Staline, mais qui en même temps persistait à nous la présenter comme un « Etat prolétarien » (avec, ajoutaitil, des déviations bureaucratiques) d'une supériorité intangible, bref comme un soleil autour duquel la politique du monde entier devrait graviter. Pour Trotski, je le savais, nous étions tous des petits bourgeois dont il se servirait sans scrupules tant que nous lui. serions de quelque utilité. Mais, me disais-je, peut-être que ses conceptions ont changé depuis son arrivée en Europe (le séjour à Prinkipo ne pouvait être considéré comme un contact réel avec l'Europe), surtout après la prise du pouvoir par Hitler, d'où résultait une situation absolument nouvelle et qui méritait réflexion. En effet, après l'avènement de Hitler, nous étions tous, nous socialistes de gauche ou de droite, profondément désorientés et nous nous demandions quelle politique devrait être désormais la nôtre. Entendre la voix de Trotski en cette occurBiblioteca Gino Bianco 85 rence semblait nécessaire et valait bien un voyage. * ...... A PRÈS avoir renvoyé les chiens à leur niche, Trotski, montant d'un pas rapide l'escalier, m'introduisit dans la maison. Ce qui me frappa en lui, c'était sa démarche vigoureuse et souple. Il avait alors cinquante-quatre ans bien sonnés, ce qui me semblait un âge respectable, à moi qui n'en avais que trentesix. Toutefois, en dépjt de sa houppe blanche, il n'en paraissait guère que quarante-quatre. Je savais qu'il souffrait d'une malaria chronique, d'insomnies et de maux de tête, et qu'en outre son état de santé ne lui permettait pas de s'entretenir plus de vingt minutes avec ses visiteurs. Fut-il ce jour-là en condition physique exceptionnelle, ou sut-il se dominer pour donner de lui l'image d'un homme fort, rayonnant d'énergie ? M'engageant sur ses pas dans un couloir flanqué des deux côtés de chambres d'où sortaient des secrétaires des deux sexes, nous poursuivîmes notre marche rapide, serrant des mains au passage, entendant des noms aussitôt oubliés, apercevant pendant quelques instants Nathalie Sédova, la femme de Trotski, assez vieillie à ce qu'il me sembla et passablement négligée. Puis nous entrâmes dans son bureau. Je fus assez gêné lorsqu'il me désigna le meilleur siège, se contentant lui-même d'une chaise ordinaire. Puis il s'assit à côté de moi, près de la table. Je dis bien : à côté de moi, non en face, position assez incommode, car elle m'obligeait de tenir constamment ma tête tournée vers lui. Cependant, comme il parla le premier, j'eus pour ]a première fois l'occasion de le voir vraiment de près. Certes, je l'avais déjà vu à plusieurs reprises en Russie, mais toujours d'assez loin. Pour le reste, je ne le connaissais que par des photos et des dessins, spécialement les portraits assez cubistes d'Annenkov. Ils étaient conformes à l'image que je m'étais faite de lui, celle d'un organisateur de révolutions et d'armées, d'un tribun populaire qui domine des asse1nblées de masses, et aussi d'un polémiste qui, dans des cercles plus restreints, par la parole ou les écrits, sait s'imposer par la force et la cohésion de ses arguments. Des personnes ·qui le connaissaient de près - Henriette Roland-Holst et Sneevliet - m'avaient parlé de son « regard d'aigle » et de l'impression « majestueuse et léonfne » qu'il produisait. De fait, à cause de
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