PAGES OUBLIÉES ~ Malgré la guerre, on publie énormément ; c'est à croire que les 20 à 30 % des Russes qui savent écrire ne font que cela. La bonne littérature est rare, c'est de là litératourchtchina, comme disent les Moscovites, mot que je traduirai librement : camelote littéraire. - La Société de philosophie de l'université de Pétrograd vient de terminer la publication, en russe, de la Logique de Hegel, en trois volumes. - Les revues paraissent irrégulièrement et, depuis quelques temps, avec beaucoup de caviar blanc. Dans tel article il y a plus de blanc que d'imprimé. Dans les derniers numéros des Annales du Nord, Portougalov étudie « L'activité de l'Union des villes russes » ; Victor Tchernov 2 analyse « Le socialisme militaire » ; Koloss6v consacre des pages émues à« Un volontaire russe dans l'armée française ». Il s'agit d'un publiciste, Slétov, engagé à l'âge de quarante ans et tué tout dernièrement. Juillet 1917 JE L'AVOUE FRANCHEMENT : je ne croyais pas à la possibilité d'une révolution en Russie pendant la guerre. Quand Catilina est aux portes, même de simples digressions sont dangereuses. En réalité, d'un commun accord, la révolution était ajournée jusqu'à la fin des hostilités, et pourtant tout craquait et, dans les six derniers mois surtout, la vie était devenue intolérable. •Nicolas Romanov, pâle rejeton d'un régime vermoulu, sans prestige,· sans volonté, sans caractère, constamment tiraillé dans des sens divers, ballotté entre des influences contraires, écrasé par les événements, persistait toujours et quand même, par un entêtement conscient, dans ses erreurs. La nouvelle Marie-Antoinette était occupée à se faire photographier aux côtés de Raspoutine et, après la mort de ce dernier, à évoquer son esprit, dont elle transmettait ou plutôt imposait les conseils à son impérial époux. Et pendant que les Romanov cultivaient le désordre dans leur ménage, que leurs ministres volaient, espionnaient, trahissaient, emprisonnaient, semaient l'horreur et le dégoût, la Russie glissait vers un gouffre certain, puisque tout était désorganisé... Dans le pays le plus riche en blé, qui possédait trois récoltes dans ses greniers, le pain manquait aux populations 2. Mlnl1tre de l'Agriculture dan, le Gouvernement provlaolre. Biblioteca Gino Bianco 103 des grandes villes. Non seulement les dirigeants ne s'occupaient pas sérieusement du problème alimentaire, mais ils paralysaient les actions des villes, des zemstvos, de la Douma d'Etat, de toutes les forces vives de la nation. On ne dépasse pas un certain degré de tyrannie sans faire éclater la patience la plus endurcie, et sans révolutionner la conscience la plus timide. Le peuple affamé, las de voir le pouvoir indifférent aux destinées de la patrie, descendit dans la rue et, sous la conduite d'un petit nombre d'audacieux, se mit en mouvement. Les souffrances séculaires, la fermentation interne, l'énergie de la colère accumulée dans la foule comme dans un gigantesque condensateur électrique, l'instinct de la conservation, l'irritation croissante, l'expérience de 1905 et les leçons historiques des révolutions françaises, tous ces éléments aidant, la révolution s'accomplit. Elle s'accomplit rapidement, parce qu'elle avait trouvé ses cadres, son personnel, des ramifications utiles ... Ainsi l'immense Russie, sans trop de con1motions violentes, franchit en quelques semaines le chemin que les autres pays ont mis de Ion- , ' . gues annees a parcourir. • • • Qui A FAIT cette révolution ? Les ouvriers et l'armée de Pétrograd, les groupes de gauche. Les cadets, les progressistes, la Douma entière se sont ralliés à la révolution quand le plus important a été terminé. Il est impossible de méconnaître l'œuvre salutaire de la Douma au cours de cette guerre, mais toute son activité s'était bornée, somme toute, à des vœux, sollicitations, requêtes, discours ; elle n'avait ni assez de volonté ni assez de force pour s'insurger nettement. « Là où l'action s'impose, la verbomanie échoue toujours 3 • » Le 12 mars (27 février v.s.), ayant pris connaissance de l'oukase de l'empereur lui ordonnant d'interrompre ses séances, le premier mouvement de la Douma fut d'exécuter cet ordre ; elle allait se séparer quand les représentants des régiments de Pétrograd arrivèrent au Palais de Tauride annoncer leur accord avec le peuple 4 • Le mérite de la Douma est d'avoir saisi la gravité de l'heure, d'avoir presque immédiatement adhéré au mouvement révolutionnaire (après avoir tenté de sauver la monarchie !), d'avoir formé un gouverne3. Osstp-Lourté : Langage el Verboma11ie, chap. VIII, § v (La verbomanie chez l<'sH.usses), p. 246. 4. Le premier régiment fut nmené, affirme-t-on, pnr une femme : Sophia Morozova.
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