D. ANiNË D,autre part, elles auraient affaibli les bolchéviks, lesquels comptaient sur le soutien des mêmes soldats et marins. Il n'est naturellement pas question de savoir si cette tentative in ._extremis aurait vraiment pu renvérser le cou- ·rant 14 • Significative, cependant, est la manière dont Kérenski, obsédé par l'idée de maintenir la coalition jusqu'au bout, et sourd à toute idée de changement fondamental, a rapporté l'histoire par la suite. Sans faire mention de Gotz ni d'Avksentiev, tous deux dirigeants très influents de son propre parti s.-r., Kérenski présente l'affaire comme une initiative personnelle du seul Dan. Qui plus est, sans tenir compte de l'objet de ces propositions radicales relativement à la paix et à la terre, Kérenski prétend qu'au cours de leur entretien, Dan avait. surtout sous-estimé l'importance des mesures militaires et policières prises contre les bolchéviks, lesquelles, nous le savons, .eurent peu d'effet, pour ne pas dire aucun 15 • Dans ces• jours réellement fatidiques, Kérenski avait apparemment perdu tout contact avec la réalité. Nabokov raconte que, quatre ou cinq jours avant le coup d'Octobre, il avait demandé à Kérenski ce qu'il pensait de la possibilité d'une 'telle éventualité. La réponse de Kérenski fut : « Je rendrais grâces à Dieu si quelque chose de ce genre arrivait. » Nabokov : « Etesvous sûr de venir à hou t des bolchéviks ? » Réponse de Kérenski : « J'ai plus de troupes qu'il ne m'en faut ; ils seront écrasés définitivement 16 • » , Tsérételi et les fautes psychologiques PouR lRAKLITsÉRÉTELI, la sous-estimation .des bolchéviks ou, en général, du danger .maximaliste de gauche est la raison principale de la défaite de la révolution de Février. L'incapacité à le comprendre n'était pas un fait accidentel, mais un « état psychologique » qui imprégnait tous les partis ou, plus exactement, l'intelligentsia russe tout entière. En termes politiques concrets, cela signifiait que, selon les personnages et les corps dirigeants du régime, le danger ne pouvait venir que de la droite : le bolchévisme, même s'il réussissait, serait une expérience éphémère frayant la voie à la contre-révolution et à la restauration de la 14. Dan et ses partisans dans l'émigration, avec lesquels nous avons eu l'occasion de discuter la question, attachaient une grande Importance à celle démarche. la. Pour la version de Kérenski et celle de Dan, cr. The Keremky Memoirs, pp. 435-37 et Dan : • Contribution à l'histoire des derniers Jours du Gouvernement provisoire•, ln Liétopla révollouhlil (Annales de la révolution), vol. I, Berlin 1923, pp. 165-75. 16. V. Nabokov : • Le Gouvernement provl1olre •• op. cit., p. 36. BibliotecaGino Bianco 75 monarchie. Tséréte1i iui-même aida beaucoup à répandre cette illusion : grand orateur de la démocratie révolutionnaire, c'est lui qui inventa la formule sur la contre-révolution qui « passera par la porte bolchéviste » 17 • Plusieurs semaines avant l'insurrection, en discutant avec Nabokov la possibilité d'une victoire des bolchéviks, Tsérételi disait : « Naturellement, ils [ les bolchéviks] ne tiendraient pas plus de deux ou trois semaines (... ). Cependant, il faut éviter cela, car la prise du pouvoir par les bolchéviks serait grosse de calamités 18 • » Les déclarations abondent, qui témoignent de la plus incroyable sous-estimation du bolchévisme. Un observateur probolchévik tel que John Reed déclarait lui-même qu' « à part Lénine, Trotski et les ouvriers et soldats de Pétersbourg, personne ne croit que les bolchéviks resteront au pouvoir plus de trois jours » 19 • Ce fatal « état psychologique » avait son origine dans l'expérience des révolutions du passé en Europe et dans l'échec de la révolution russe de 1905. L'histoire des révolutions antérieures (que les dirigeants aimaient beaucoup évoquer) prouvait que tous les soulèvements révolutionnaires passaient par des stades extrémistes ou maximalistes qui étaient ensuite étouffés, dans la plupart des cas, par la contrerévolution. La peur de la contre-révolution paralysa les dirigeants modérés. En juin et juillet, lorsque Tsérételi, Liber et autres réclamèrent des mesures de répression contre les bolchéviks, lesquelles auraient consisté avant tout à désarmer les soldats et marins probolchéviks, Dan opposa un refus ; quant à Martov, il comparait Tsérételi et con1pagnie aux hommes de Versailles qui avaient écrasé la Commune de Paris. Non seulement Martov, mais des socialistes plus à droite traitaient encore les bolchéviks comme des camarades « égarés » 20 • Tsérételi se libéra de cette obsession psycho~ logique relativement tôt. Il existait, cependant, un autre ensemble d'erreurs de calcul et d'idées fausses que Tsérételi a essayé encore de justifier dans ses Mémoires bien des années après les événements. Une erreur principale, qui en engendra beaucoup d'autres, fut l'idée menchéviste et quelque peu dogmatique du caractère bourgeois de la révolution russe. 17. J. G. Tsérétell : Souvenir.~ !Wr la révol11tio11 <le Février (en russe). Paris-Ln llnye 1963, vol. II, p. 208. 18. Nabokov : op. cil., p. 69. 19. Dix jo11rs qui ébranlère11I le monde, Paris, s. d. 20. Tsérétcll : op. cil., vol. J 1, p. 238.
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