Le Contrat Social - anno XI - n. 2 - mar.-apr. 1967

J. DE KADT par chaque virgule de ses thèses et par chaque mot de ses articles. Comme j'étais l'hôte du Maître, ils me traitaient cordialement d'autant plus que Trotski lui-même continuait à m'accorder sa bienveillance. Quant aux secrétaires féminines, je ne les connaissais pas comme type. Il y en avait deux de très charmantes, une Française et une Russe, si je ne me trompe. Elles devaient savoir le russe, pour être utiles à Trotski. Il me souvient vaguement d'avoir causé avec une Américaine, mais j'ignore si ce fut elle qui, plus tard, introduisit l'assassin dans la demeure de Trotski. A cette d~te, on envisageait déjà des tentatives de meurtre organisées par des stalinistes ou des « fascistes » contre Trotski. Aussi y avait-il toujours des jeunes gens pour monter la garde et qui, à chaque relève, se passaient quelque chose : des revolvers, naturellement .. Au bout de quelque temps, Trotski s'en alla dans une petite chambre du secrétariat, pour y dicter ou pour lire. Moi j'allai dans le bureau de Trotski, mis mon nez dans des livres et des publications, puis j'écrivis quelques notes pour le compte rendu que je devais faire à Amsterdam, ébauchai ensuite un schéma de l'exposé que j'avais à faire le lendemain. Pendant que j'étais ainsi occupé, on transporta dans la chambre un peu de literie avec laquelle on improvisa un lit de fortune. Tout cela n'était pas bien propre et j'hésitai d'abord à m'en servir, mais la fatigue venant, je finis par m'allonger. Toutefois je ne pus trouver le sommeil. Il m'en souvient d'autant mieux que, la nuit suivante,· dans le train de Paris, j'étais si fatigué que, quoique inconfortablement installé, je dormis toute la nuit, alors que d'habitude je ne puis dormir dans la position assise. Je me levai tôt, mais ne quittai pas la chambre pour me promener dehors, ce qui eût été peut-être contraire aux mesures de sécurité. Après le petit déjeuner, Trotski me montra son jardin et la vue sur la mer. Je fus de nouveau frappé par sa démarche aisée, sa facilité à marcher dans d'étroits sentiers ou sur un terrain rocailleux. Disons toutefois que j'étais moi-même, à cette époque, déjà dépourvu de toute aptitude acrobatique, ce qui explique sans doute mon admiration pour la souplesse de Trotski. Une fois dans son bureau, je lui posai des questions sur la situation en Russie. En répondant, il mit l'acçent ,ur le fait que les nouBiblioteca Gino Bianco 89 velles de source sûre qu'il recevait auparavant passaient de plus en plus difficilement, maintenant qu'une grande partie de l'opposition de jadis avait capitulé ou, pire, qu'elle collaborait avec Staline. D'autre part, la police de Staline fonctionnait de mieux en mieux. Mais on pouvait toujours apprendre pas mal de choses à travers les nouvelles officielles. Une seule certitude : si mauvaise que pût être la situation économique et si forte l'oppression sur la population, le régime se maintiendrait au pouvoir en toutes circonstances, en employant des moyens implacables. Même en cas de guerre ? lui demandai-je. Il répondit à cette question en dissertant sur et contre les gens qui souhaitaient que Hitler batte Staline. Je répliquai qu'en tout cas j'étais d'accord avec ses thèses suivant lesquelles Hitler constituait le plus grand danger dans l'immédiat, et que toutes les victoires du Führer devraient être considérées comme la pire des choses. Mais comment se presentait l'Etat russe, sa popula tian, sa force et sa cohésion ? Comme réponse, je reçus la tirade archi-connue sur la Russie comme Etat prolétarien, avec des déviations bureaucratiques, s'entend. Déçu, je n'insistai pas ~t lui laissai la parole. Il en vint alors à parler des contacts établis entre les trotskistes français et des ouvriers membres du parti communiste, du parti socialiste et du mouvement syndical. Il mentionna des contacts personnels qu'il avait eus avec des ouvriers socialistes dans sa retraite. Cela me parut dangereux, mais il devait savoir ce qu'il risquait en prenant de tels contacts qui, à l'entendre, ne menèrent pourtant jamais à rien. Il dut apparemment éprouver une grande joie à pouvoir causer avec de « vrais ouvriers », même si ceux-ci étaient en réalité tantôt un instituteur, tantôt un conseiller municipal. Toutefois, un peu plus tard, il ne put s'empêcher de lancer une violente diatribe contre les ouvriers français, les accusant de s'être embourgeoisés, d'estimer les cotisations du parti et du syndicat trop élevées à leur gré, quitte à dépenser quotidiennement beaucoup pour leurs apéritifs. Je fis alors une timide tentative pour l'amener à prendre ces « ouvriers réels » comme point de départ de nos dissertations, mais il répondit que tout cela était inutile puisque la classe ouvrière serait obligée, tôt ou tard, de mener la lutte de dasses. Ce conte « marxiste », je le conna1ssa1s ~U$SÏ à fond, et je compris que continuer à

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