Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

revue historique et critique Jes faits et des idées NOVEMBRE 1958 RAYMOND ARON ..... . MAX RICHARD ....... . YVES LÉVY . .......... . DAVID J. DJ\LLIN ..... . N. VALENTINOV ....... . - bimestrielle - Vol. II, N° 6 De la corruption des régimes politiques Dix ans de construction européenne Actualité de M. de Guibert Le « Drang nach Süden » soviétique << Lénine kaput » L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE PAUL BARTON ....... . Les rapports de travail en URSS PAGES RETROUVÉES ERNEST RENAN ....... . L'islamisme et la science DÉBATS ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT ...... . GEORGES HENEIN .... . Sur l'économie marxiste Bruno R. et la « nouvelle classe » QUELQUES LIVRES YVESLÉVY: La Démocratieconstitutionnelle, de Carl J. Friedrich. - PAULBAR1,0N: The Soviet 1956 Statisti al Handbook : A Commentary, de Naum Jasny ; La Collectivisationde l'agriculture. URSS, Chine et démocratiespopulaires, de Charles Bouvier. - MICHELCoLLINET: Les grands penseursde la Réi olutioné.:..onomuie. , de Robert L. Heilbroner ; La Formation de l'esprit moderne, de Crane Brinton. - BRANKOLAZITCH: Les Bolchéviks et l'Opposition. Origines de l'ai solutisme communiste.Premier stade ( 1917-1922), de Leonard Schapiro. - JosEPH FRANK: Mikhailovsky and RussianPopulism, de james H. Billington. CHRONIQUE Le crime de Boris Pasternak INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARI • Biblioteca Gino Bianco

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RaymondAron . Max Richard.. . Yves Lévy .... . David J. Dallin . N. Valentinov .. rev11e l,istoriq11e et critique Jes /ails et Jes idées NOVEMBRE 1958 - VOL. Il, N• 6 SOMMAIRE . DE LA CORRUPTION DES RÉGIMESPOLITIQUES .. . DIX ANS DE CONSTRUCTION EUROPÉENNE...... . ACTUALITÉ DE M. DE GUIBERT.................... - Pages 319 326 337 LE << DRANG NACH SÜDEN >> SOVIÉTIQUE. . . . . . . . . . 341 << LÉNINE KAPUT>> ................................ . 345 L'Expérience communiste Paul Barton.. . . LESRAPPORTSDE TRAVAIL EN URSS.. . . . . . . . . . . . . 348 Pages retrouvées Ernest Renan . . L'ISLAMISMEET LA SCIENCE ............. ~ . . . . . . . . 354 Débats et recherches Lucien Laurat . . SUR L'ÉCONOMIE MARXISTE.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360 GeorgesHenein. BRUNO R. ET LA << NOUVELLE CLASSE >>• . • . • • . . • • 365 Quelqueslivres Yves Lévy . . . . . LA DÉMOCRATIECONSTITUTIONNELLE, de CARL J. FRIEDRICH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Paul Barton.... THE SOVIET1956 STATISTICALHANDBOOK: A COMMENTARY, de NAUM JASNY...................... 372 LA COLLECTIVISATIODNE L'AGRICULTUREU.RSS,CHINE ETDÉMOCRATIEPSOPULAIRES, deCHARLESBOUVIER 373 Michel Collinet . LESGRANDSPENSEURDSELARÉVOLUTIONÉCONOMIQUE, de ROBERT L. HEILBRONER. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 373 LA FORMATIONDE L'ESPRITMODERNE, de CRANE BRINTON ................. ; • . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374 Branko Lazitch . LESBOLCHÉVIKSET L'OPPOSITIONO. RIGINESDE L'ABSOLUTISMECOMMUNISTEP. REMIERSTADE(1917-1922), de LEONARD SCHAPIRO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376 Joseph Frank . . MIKHAILOVSKYAND RUSS/ANPOPULISM, de JAMES H. BILLINGTON. • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377 Chronique LE CRIMEDE BORISPASTERNAK . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 Livres reçus TABLESDU VOLUME.Il (1958) • Biblioteca Gino Bianco •

• , OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. I. - De Montesquieu d Robespierre T. Il. - De Babeuf d Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : L' Age romantique, Il Lyon, Les Cahiers Libres, 37, rue du Pensionnat . . Raymond Aron : l'Algérie et la République (COLLECTION·TRIBUNELIBRE) Paris, Librairie Pion. 1958. Denis de Rougemont: l' Aventure occidentale de l'homme Paris, ~ditions Albin Michel. 1957. , . . , Lucien Laurat: Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, ~dltions Pierre Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ~VOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME , Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : Conventions collectives et réalités ouvrières en Europe, de l'Est . Paris, les ~ditions ouvrières. 1957. , Émmanuel Berl·: La France Irréelle Paris, Grasset, 1957, - •.-iiiiiiiiiiiiiiiiiiiil.. ii. _iii_ii_i_ii i iiiiiiiiiiiiiii.iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiîiiiÎiiiiiiiiiiîiiiiiiÎiÎiiiiiiiiîiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiliiiiiiiiiiiiiiii~ Biblioteca Gino Bianco

revue ltistorÎtJUe et crititjue Jes /11its et Jes iJées NOVEMBRE 1958 Vol. Il, No 6 • DE LA CORRUPTION DES RÉGIMES POLITIQUES par Raytnond Aron ES AUTEURS anciens avaient coutume de consacrer un chapitre à la « corruption des régimes». Convaincus que, dans le monde sublunaire, rien ne résiste à la durée, ils tenaient pour normal la décomposition de tous les régimes,qu'ils fussent bons ou mauvais. Leur vision de l'histoire politique était cyclique, non progressiste. Aucun régime n'était l' aboutissement .du devenir des cités, aucune révolution n'était finale. La démocratie dégénérait en tyrannie et celle-ci, éventuellement, en monarchie. Les cités pouvaient avoir le sentiment de revenir au point de départ, en dépit des « transformations économiques et sociales » (pour employer les concepts modernes), bien que l'activité marchande eût, entre temps, affaibli l'autorité des grandes fami11eset l'empire des traditions. L'étude des régimes politiques des sociétés modernes a été le plus souvent orientée par une interprétation. progressiste. Les marxistes cherchaient le régime politique qui serait l'accompagnement du socialisme, considéré comme l'aboutissement du devenir économique. Les non-marxistes niaient que le socialisme fût le terme fatal du développement économique, mais ils inclinaient, eux aussi, à voir dans le régime de leur choix, le plus souvent la démocratie parlementaire, un aboutissement probable, sinon inévitable. Il ne nous _Paraît ni inintéressant ni illégitime, au moins à tltre d'expérience mentale, de poser le problème de la corruption des régimes politiques comme Aristote l'aurait fait, en supposant la précarité des choses sublunaires et en substin,ant le schéma du cycle à celui du progrès. Il est vrai que l'infrastructure économique, à notre q>Oque, obat à une loi de croissance, donc de Biblioteca Gino Bianco • progrès. Mais la croissance économique, d'après l'expérience actuelle, ne détermine pas le régime (mode de propriété, méthode de régulation). Il n'est donc pas interdit, au point de départ, d'admettre que le devenir politique n'obéit pas à une loi de progrès en dépit de la croissance , . econormque. DEUX GENRES de régimes politiques paraissent représenter les types extrêmes dont la civilisation industrielle nous offre l' exemple : les régimes constitutionnels-pluralistes et les régimes de parti monopolistique. Les régimes constitutionnels-pluralistes sont ceux qui sont appelés couramment démocratiques ou occidentaux. Ils ont deux caractéristiques majeures : les décisions du pouvoir ne sont valables qu'à condition d'être prises conformément à une procédure fixée d'avance, les lois doivent être votées par les élus du peuple et les citoyens ont des recours légaux contre l'arbitraire; d'autre part, l'exercice du pouvoir est réservé aux vainqueurs, toujours provisoires, d'une compétition organisée entre la pluralité des partis, le pouvoir accepte et légalise l'existence d'une opposition. Les régimes de parti monopolistique ne tolèrent qu'un parti, donc, par définition, ils mettent hors la loi les autres partis, les autres opinions. Le monopole d'un parti exclut la légalité d'une compétition pour l'exercice du pouvoir, il exclut aussi en cas de besoin les procédures constitutionnelles, puisque le monopole du parti est justifié par une œuvre révolutionnaire à accomplir et que la révolution doit se soumettlc:: la loi et non se soumettre à la loi. Nous n'envisagerons pas ici les multiples •

320 problèmes * que soulève cette opposition, volontairement simplifiée (rapports des régimes de parti monopolistique, fasciste et communiste, régimes constitutionnels. ou semi-constitutionnels . sans compétition organisée de partis. ou avec· .un parti semi-monopolistique). -·Nous considér'erons d'une part les régimes constitutionnels-pluralistes, d'autre part le régime -communiste, jusqu'à présent l'exemple le plus parfait de régime de parti monopolistique, et nous nous demanderons quelles sont les causes de corruption de l'un et de l'autre. Une première question se pose à propos des régimes constitutionnels-pluralistes. Sont-ils corrompus par les répercussions inévitables de la croissance économique ? Quelles transformations subissent-ils du fait de cette croissance ? . . . ' ·Reportons-nous· au cas le plus clair,· celui de la Grande-Bretagne, où l'évolution constitutionnelle n'a été rompue par aucune révolution depuis la fin du XVIIe siècle. Le régime a changé en même temps que l'infrastructure sociale. Le suffrage universel a succédé au suffrage censitaire, les partis de masses ont· pris la place des groupes parlementaires ou des clientèles, la Chambre des Lords subsiste mais avec des prérogatives strictement limitées, la Chambre des Communes, directement issue du suffrage universel, détient aujourd'hui une prépondérance qui n'est même .plus contestée. · Ce devenir nous paraît, dans ses grandes lignes, :typique. Il . peut être résumé, abstraitement, par la formule : du parlement aristocratique au parlement de partis. Certes, le parlement n'a pas été partout aussi aristocratique à ses origines qu'en .Grande-Bretagne. Il y a une tradition parlementaire d'origine bourgeoise sur le continent (et -pas seulement dans les fonctions judiciaires). ,Quelles que soient les variations de pays à pays, la tendance. est vers le suffrage universel, vers la :prépondérance de l'assemblée directement issue du suffrage populaire, vers l'organisation de partis, -vers un personnel politique issu de toutes les classes de la nation et ·non pas seulement d'une ·minorité privilégiée. La « démocratisation » des régimes .cori.stitu- :tionnels-pluralistes est, de multiples manières, :favorisée sinon. déterminée par la croissance économique. L'urbanisation ronge les hiérarchies traditionnelles, elle enlève leurs fidèles aux aristocraties du passé d'essence militaire, enracinées •dans les campagnes. Les travailleurs des usines · vivant dans: les faubourgs ·n'ont pas de cadre .naturel, ils choisissent des • hommes politiques e pour représentants, des meneurs de masses pour ··porte-parole. L'assemblée élue s'ouvre· fatalement à ces ·interprètes des non"'."privilégiés. •· Quelques-uns sont abordés dans le cours fait en Sorbonne : pendant l'hiver :t957-58 et publié au Centre de Documentation universitaire (Paris, place de la Sorbonne) sous le titre : Sociologie des sociétés industrielles.· ]jsquisse d'une théorie des régimes politiques. . · . . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Nous nous refusons à considérer cette démocratisation comme une corruption. Le régime constitutionnel-pluraliste de style et de recrutement -aristocratique est corrompu par l'accroissement de la richesse, l'élévation du niveau de vie, la volonté des. travailleurs et des petits-bourgeois de participer à la vie publique. Une espèce de régime constitutionnel-pluraliste est corrompue par la démocratisation, mais l'on passe d'une espèce à une autre sans solution de continuité et l'espèce populaire n'est pas en tant que telle inférieure à l'espèce aristocratique ou grandebourgeoise. En revanche, quelle que soit l'espèce, le régune .est menacé de corruption sur le plan strictement politique (encore que des phénomènes économiques et sociaux rendent cette corruption plus ou moins probable). 11 suffit, pour apercevoir les risques intrinsèques de corruption, de comprendre l'essence d'un tel régime : celui-ci organise la concurrence entre les groupes ou partis pour l'exercice du pouvoir, il a pour objet de faire sortir une volonté commune du choc des opinions, une décision impérative pour tous de la rivalité des intérêts et des idéologies. Le principe de la démocratie moderne (le terme étant pris au sens que lui donne Montesquieu dans l'Esprit des Lois) est l'esprit de compromis. Les régimes constitutionnels-pluralistes se corrompent par excès ou insuffisance d'esprit de compromis, .d'ordinaire par un mélange d'excès et d'insuffi- .sance,celui-làsuscitant,par contrecoup,celle-ci. _ Les gouvernants d'un régime constitutionnelpluraliste doivent tenir compte des intérêts de .tous, producteurs et consommateurs, paysans ·et ouvriers, producteurs et rentiers. Dans nos sociétés industrielles, il n'y a guère de décisions des pouvoirs publics qui, directement ou indirectement, n'influe sur la répartition des ressources ·collectives entre les divers emplois, sur la répartition des revenus entre les catégories sociales. Les gouvernants, qu'ils appartiennent à un parti ou à plusieurs, sont conciliateurs ou arbitres. Entre eux ou avec les représentants des intéressés, .ils procèdent aux «marchandages », aux « cotes mal taill~es » ou aux « partages équitables », (selon les cas ou selon l'humeur du témoin) qui appartiennent à l'essence du gouvernement dans les sociétés hétérogènes de notre temps. Mais encore faut-il que le public n'ait pas le sentiment que les compromis entre intérêts se font aux dépens de la collectivité tout entière. Encore faut-il que dans les matières où la demimesure est, en tout état de cause, la pire solution, la concurrence des partis permette de dégager une volont,é. Quand cette volonté n'apparaît pas · et que la collectivité glisse d'échec en échec, , alors le régime semble condamné aux yeux des citoyens eux-mêmes et les «activistes», à droite et à gauche, cherchent une issue hors du « système ». Que le nombre des révolutionn~es, qui, désespérant du système, se refusent désormais à jouer le' jeu, augmente et _lesfidèles du régime

R.ARON seront de moins en moins nombreux, donc les majorités seront de plus en plus hétérogènes, l'action gouvernementale sera de plus en plus hésitante, paralysée par les contradictions internes de l'équipe ministérielle. En d'autres termes, à partir d'un certain point, les défauts du système s'aggravent d'eux-mêmes, du fait que réformateurs et révolutionnaires tendent à les aggraver. Combien de temps un régime constitutionnelpluraliste corrompu subsiste-t-il ? Est-il fatalement emporté par une révolution ? Les réponses à ces questions dépendent de circonstances multiples qu'il ne nous importe pas d'examiner ici en détail. L'idée centrale est qu'un régime constitutionnel-pluraliste est constamment menacé par « le grippage du mécanisme concurrentiel». D'abord les risques de grippage sont d'autant plus grands que le nombre des citoyens hostiles au mécanisme lui-même est plus important. Aux États-Unis, les ravages de la crise de 1929-1933, les millions de chômeurs n'ont pas suscité un parti revisionniste, ils n'ont pas mis en péril la Constitution, qui continuait d'inspirer une émotion du sacré. Dans la république de Weimar, dans toutes les républiques françaises, il en fallut bien moins pour que les mouvements révolutionnaires naissent, se gonflent et emportent la Constitution. Pour qu'un pays maintienne la concurrence des partis, il importe d'abord que les citoyens reconnaissent unanimement ou en immense majorité la légitimité du régime concurrentiel. L'unité dans la volonté démocratique est le fondement le plus solide de l'organisation pacifique du dialogue entre les partis. En France pendant tout le x1xe siècle, la démocratie parle- ·mentaire n'a jamais bénéficié d'un assentiment unanime, elle n'a jamais été, en ce sens, entièrement légitime. Au xxe siècle, elle l'était devenue ·mais pas au point de résister aux chocs d'une défaite militaire (1940) ou d'une crise nationale (1958). Les circonstances qui favorisent le grippage du mécanisme concurrentiel dans des pays où ce· mécanisme lui-même n'a pas le prestige de l'évidence sont multiples. En effet, des motifs très divers peuvent· éveiller la volonté revisionniste ou révolutionnaire. En Allemagne c'est la crise économique avec ses millions de chômeurs qui gonflait les rangs des partis extrêmes, communiste et national-socialiste. La France, au cours de ces dernières années, a connu une rare prospérité (la pénurie de devises n'était pas ressentie par le public), un progrès économique d'une rapidité exceptionnelle (croissance industrielle de I o % environ par an). Le renforcement des extrêmes n'est pas l'effet d'une crise soudaine mais l'expression d'une crise endémique. Une fraction de la collectivité française, sans avoir le moindre désir de descendre dans la rue, exprime par son vote pour les communistes son non-assentiment à l'État démocratique. A droite d'autres électeurs, beaucoup pris de vitesse par la course au progrès économique, d'autres nostalgiques d'un régime Biblioteca Gino Bianco 321 fondamentalement autre, votent, eux aussi, pour des partis qui se veulent extérieurs au système. Dans l'Assemblée élue en janvier 1956, il y avait environ 200 députés qui votaient systématiquement contre sur moins de 600. La seule majorité possible englobait à la fois les socialistes et les modérés, l'extrême-gauche et l'extrêmedroite des partis qui jouaient le jeu. Comment s'étonner que des ministères hétérogènes fussent à demi paralysés ? Hétérogènes ou non, les gouvernements de démocratie doivent parfois adopter une solution dite extrême, parce que la solution dite modérée est inapplicable ou, à coup sûr, mauvaise. Qt1and les troupes allemandes entrèrent en Rhénanie, au mois de mars 1936, il n'y avait que deux solutions : accepter ou répliquer militairement. La solution dite moyenne - refus diplomatique - n'était qu'un camouflage avec les inconvénients supplémentaires de la comédie. En Algérie, depuis 1956, il se peut qu'il n'existe que deux solutions, l'une et l'autre extrême : la négociation avec le F. L. N., qui implique la reconnaissance d'une vocation nationale de l'Algérie, ou la pacification, qui exige, en tout état de cause, des années. La négociation sans reconnaissance de la vocation nationale ou la pacification avec octroi d'un statut risquent de débot1cher sur l'un ou l'autre terme de l'alternative première. Or les gouvernements qui sortent du mécanisme concurrentiel et doivent tolérer l'expression de toutes les opinions sont parfois incapables d'une solution extrême. En une conjoncture où seule u11esolution extrême est possible, le régime qui ne peut pas prendre parti radicalement ou qui ne prend ce parti que passivement est ou paraît condamné par l'échec, par la disproportion entre les exigences de la situation et les capacités des gouvernements. Formellement, on distinguera deux types de corruption, at1niveau du mécanisme conct1rrentiel, selon que les partis fidèles à la Constitution n:arriv~nt p_as à g~uverner ou que les partis revoluttonnaires obtiennent des suffrages à ce point nombreux que les partis constitutio1111els sont en minorité ou n'atteignent à la majorité que par une alliance artificielle englobant à la fois extrême-gauche et extrême-droite. La démocratie française a toujours connu, à un degré ou à un autre, une corruption du prenuer type. Depuis 1956, elle était passée à la corruption du deuxième type. Les causes profondes de l'une et de l'autre corruption peuvent être de diverses espèces. Nous avons évoqué deux cas extrêmes, celui de la crise économique dans la république de Weimar, celui des guerres coloniales et, en particulier, de la guerre d'Algérie. sous la IVe République française. Mais on généraliserait aisément l'u11 et l'autre exemple : un pouvoir constitutionnelpluraliste perd le contact avec les citoy 11squand la nation a le sentiment que les gouvernant sont incapables de résoudre les problèmes vitaux, cri e économique ou crise impériale. Cette révolte des

322 citoyens contre un régime de liberté ne se produit pas seulement dans des circonstances comparables à celles de l'Allemagne en 1933 ou de la France en 1958. Il suffit que l'équipe victorieuse provisoirement dans la compétition abuse de sa victoire, il suffit que partis ou groupes sociaux hostiles à l'équipe au pouvoir croient leurs intérêts vitaux en péril, il suffit de l'aliénation réciproque entre élites et masses, dont aucun régime n'est définitivement protégé, même (ou surtout) les régimes modernes de démocratie. Dans ces régimes, en effet, les partis n'exercent pas une activité constante d'encadrement, à la manière des partis totalitaires, et ils laissent le chamP. libre aux révolutionnaires qui dressent contre l'Ëtat les individus ou les groupes momentanément atteints par quelque infortune (dans ces sociétés industrielles, toujours en mouvement, il est rare que certains groupes ne s~ jugent à chaque instant injustement traités par l'Etat ou par le sort). Ajoutons que corruption n'implique pas révolution, encore que le plus souvent (mais pas toujours) une révolution frappe des régimes corrompus. Les régimes réels ne répondent qu'imparfaitement à leurs idées et, en ce sens, ils sont tous ou presque quelque peu corrompus. Mais parfois les plus corrompus ont une chance de durer et, une fois la crise sociale et nationale surmontée, de corriger ou d'atténuer leurs défauts. Le coup de grâce peut être porté soit quand, faute de majorité, la rupture de légalité est devenueinévitable(lespartis révolutionnaires, non les partis constitutionnels, prennent la responsabilité de cette rupture), soit quand l'armée elle-même intervient, le discrédit du régime semblant garantir le succès de l'intervention. Il va de soi qu'en cas de défaite et d'invasion, en notre siècle, l'armée étrangère impose aisément le régime de son choix. La corruption ainsi définie est-elle ou non inévitable ? La croissance économique la rendelle plus ou moins probable ? Une réponse simple et catégorique est exclue parce que des facteurs multiples agissent en sens contraire. L'acceptation générale du mécanisme concurrentiel ou, si l'on préfère, la légitimité du régime constitutionnelpluraliste par l'assentiment progresse normalement avec la durée, avec le progrès de la civilisation industrielle. Le loyalisme traditionnel aux dynasties et aux nobles, l'attachement aux formes de vie anciennes s'affaiblissent. Dans les villes, le travailleur n'a pas de « supérieur » en dehors de son travail : il jugera normal de choisir son représentant et d'être gouverné .par des élus si ceux-ci gèrent convenablement les affaires de la cité. L'opposition de droite, romantique, :réactionnaire, hostile à la platitude démocratique, tendrait à s'effacer au fur et à mesure que les souvenirs du passé préindustriel s'estompent. Enfin la croissance économique crée des tensions, des résistances, des révoltes plus graves dans les phases initiales de l'industrialisation que dans les phases ultérieures. Les régimes constitutionBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nels sont mieux établis dans les pays embourgeoisés qui ont loin derrière eux la surpopulation des campagnes et l'afflux vers les villes des paysans déracinés. ~ Mais deux causes agissent en sens contraire. L'enthousiasme républicain, pour employer une expression typiquement française, l'adhésion passionnée aux valeurs de la démocratie sont usés par l'habitude, par la pratique du régime constitutionnel-pluraliste. L'assentiment cout11miersuffit en période tranquille, il ne constitue pas une protection solide le jour où des révolutionnaires décidés montent à l'assaut de la forteresse. De plus, si l'opposition de droite, de style réactionnaire, tend à disparaître, deux autres extrémismes peuvent naître et prospérer, tous deux définis par le rejet du mécanisme concurrentiel et la volonté d'incarnation, nationale ou sociale, en un parti unique. Les militants de ces extrémismes se sentent étrangers au régime où· la liberté tolère ceux qu'ils tiennent pour ennemis de leur foi, ils aspirent a un régime où leur doctrine et leur volonté ne s'imposeraient pas les limitations de l'ordre constitutionnel et du pluralisme légal. Enfin la société industrielle, à mesure qu'elle progresse, intègre les individus à des organisations collectives, elle leur donne les bénéfices de la protection étatique mais elle leur enlève le c,ens de l'initiative et, souvent, de la responsabilité personnelle. L'homme des masses acceptera la tyrannie du parti unique pourvu qu'elle lui garantisse le confort, le bien-être auxquels il , est accout11me. De ces deux séries de causes, la première est normalement -la plus forte, mais la deuxième explique la faiblesse de certains régimes constitutionnels-pluralistes en cas de crise. Les pays riches et prospères d'Occident ont une meilleure chance de conserver les régimes constitutionnelspluralistes que les pays sous-développés d'Afrique et d'Asie mais, en certains pays relativement riches, les régimes ne sont pas devenus entièrement. légitimes et le mécanisme concurrentiel n'y fait pas surgir des gouvernements capables d'action efficace. Du coup, la démocratie comme dans l~s pays sous-développés, est de nouveau à la merci des « colonels ». LA CORRUPTION des régimes de parti monopolistique est autrement difficile à analyser parce que l'expérience nous manque. Le régime national-socialiste n'eut pas le temps de se corrompre parce qu'il n'eut que six années de paix et qu'à partir de 1939, il subit la loi des événements et non celle de sa propre nature. Le régime fasciste disposa d'une quinzaine d'années avant que les canons ne commencent à tonner, mais, là encore, on ne saurait voir un exemple de corruption (c'est-à-dire de déclin du totalitarisme). Bien plutôt, le fascisme eut-il tendance à se radicaliser en durant.

R.ARON On pourrait, à partir des cas national-socialiste et fasciste, imaginer une tendance des régimes de parti monopolistique inverse de celle que suggère le concept de corruption. 11 serait conforme à l'essence de ces régimes de se renforcer et non de s'affaiblir, de devenir de plus en plus totalitaires et non de moins en moins, d'évoluer vers l'extrémisme, à nos yeux anormal, et non vers le retour à la vie quotidienne. Telle n'est pas, à mon sens, la tendance à long terme. Mais il nous faut certainement reconnaître, en première approche, que les régimes de parti monopolistique n'épuisent pas leur dynamisme révolutionnaire avec la prise du pouvoir, l'é1imination des vieilles équiP.es et l'occupation des postes. La conquête de l'Etat n'est que la première étape d'une entreprise qui doit se poursuivre pendant des années, sinon des générations. En d'autres termes, un régime de parti monopolistique est par essence un régime de révolution permanente, la révolution « par en haut» succédant, après la prise du pouvoir, à la révolution des masses. L'évolution d'un tel régime présente deux phases : une première pendant laquelle la violence révolutionnaire accompagne la création des institutions nouvelles, une deuxième, éventuelle, durant laquelle l'État nouveau, la société nouvelle étant constitués en leurs institutions principales, le dynamisme révolutionnaire tend à s'affaiblir. Seule cette deuxième phase mérite d'être baptisée corruption. Car si l'essence du parti monopolis... tique est d'être révolutionnaire, d'aspirer à un bouleversement total, le régime ne se corrompt pas, mais tout au contraire il s'accomplit en prolongeant pendant des années après la prise du pouvoir la phase dite de la Terreur. ·Considérons le modèle achevé du régime de parti monopolistique : le régime soviétique. Le parti communiste, minoritaire dans le pays comme dans l'Assemblée constituante librement élue à la fin de 1917, a pris le pouvoir en se réclamant de la doctrine marxiste. Celle-ci impute à la propriété privée et aux mécanismes du marché l'inhumanité de la société industrielle. Elle annonce que le socialisme - propriété collective et planification - succédera au capitalisme. La Russie étant à peine entrée dans la carrière capitaliste au moment de la révolution, le parti communiste eut pour tâche de mener à bien le développement des forces productives (ce qui était la fonction du capitalisme, d'après Marx) avec les institutions - propriété collective et planification - que Marx imaginait typiques de l'économie post-capitaliste, socialiste. Ce que les communistes, depuis 1917, appellent édification socialiste est une combinaison du « développement des forces productives » ou, pour parler un langage non marxiste, de la croissance économique, et de réalisations d'esprit socialiste (c'est-à-dire d'esprit collectif, planificateur et égalitaire). Ainsi définie, l'édification socialiste peut et doit se poursuivre durant plusieurs décennies. Biblioteca Gino Bianco • 323 Combien d'années seront nécessaires avant que le développement des forces productives permette une répartition des revenus égalitaires selon les besoins ? En fait, les mesures imposées par les exigences de la croissance et celles qu'inspirait l'esprit socialiste se sont mêlées de manière inextricable : la collectivisation agraire était-elle un moyen de collecter une plus forte proportion des récoltes pour nourrir les villes ou l' application de la doctrine socialiste ? Le parti communiste a été l'inspirateur, le théoricien, l'idéologue, le propagandiste, l'agent d'exécution de cette double entreprise de croissance économique et d'accomplissement socialiste. Seul un parti détenant le monopole des moyens de force et de publicité était capable de la brutalité impliquée par ces bouleversements rapides. Seul un régime où ni individu ni groupe n'avaient le droit de protester contre les décisions du pouvoir avait une chance de détruire en deux ans l'organisation séculaire de l'agriculture pour la remplacer par une autre. Le Parti se réservant à lui-même le monopole de la politique était enclin à marquer du sceau idéologique chacune des étapes sur la route de l'abondance, chacune des mesures que les nécessités de la croissance imposaient ou suggéraient. Ainsi furent érigés en vérités doctrinales le pourcentage des investissements par rapport au produit national ( 2 5 %), les stations de tracteurs et machines (depuis peu abandonnées), la priorité de l'industrie lourde, etc. Les modalités de l' édification socialiste devinrent, à chaque instant, partie intégrante du dogme. Ceux des membres du Parti qui étaient hostiles à tel ou tel élément de la politique officielle devenaient déviationnistes, idéologiquement coupables et non pas seulement opposants. Ainsi toutes les erreurs ou oppositions politiques devenaient crimes idéologiques. Ainsi la fonction de l'idéologie dans le régime entretenait un climat de terreur que l'on croyait caractéristique du paroxysme révolutionnaire, plusieurs dizaines d'années après la prise du pouvoir. La terreur stalinienne atteignit à ses formes extrêmes et proprement délirantes dans les années 1936-37, au moment de la grande « purge » et, de nouveau, à partir de 1949 jusqu'à la mort de Staline. Un régime de parti monopolistique, par son essence révolutionnaire, peut connaître, pendant une période prolongée, non un affaiblissement mais un durcissement. La phase ultérieure, celle de l'affaiblissement, qui équivaudrait à la corruption, doit-elle intervenir nécessairement ? Si l'on se donne une durée indéfinie, la réponse sera probablement positive : l'ardeur révolutionnaire finit par s'user, une entreprise de bouleversement arrive à son terme, un parti finit par se réconcilier avec le réel. Mais ces propositions vagues et banales laissent ouvert le problème dans sa portée proprement politique. Quand et selon quelles modalités un régime de parti monopolistique deviendrait-il « comme les autres », cesserait-il d'être « révolutionnaire » ?

324 Les sociologues qui croient à cette normalisation pensent, me semble-t-il, selon deux schémas, l'un est celui que l'on tire des expériences révolutionnaires· du passé et que Max ~1 eber baptisait « Veralltaglichung des Charismas », l'autre est celui du développement économique et de l'élévation du niveau de vie, facteurs favorables à, ou causes déterminantes de la démocratisation. Chacun de ces deux schémas est, en lui-même, vraisemblable. La psychologie millénariste ne peut pas durer indéfiniment. La deuxième ou troisième génération de communistes ne ressemble pas à celle des militants que pourchassait la police tsariste ou à celle des conquérants qui ordonnèrent la dissolution de l'Assemblée constituante. Mais une révolution par en haut, bureaucratisée, n'a pas besoin de croyants ou d'apôtres. Elle peut se prolonger avec les hommes de l' appareil. Qua11t à l'élévation du niveau de vie, elle contribue à l'embourgeoisement des n1asses, elle réduira probablement l'intervalle entre privilégiés et non-privilégiés. Suffit-elle à inspirer le désir des libertés, au sens occidental du terme, et, en particulier, de la liberté politique qu'expriment la constitutionnalité des procédures et la pluralité. des partis ? Au lendemain de la mort de Staline, de multiples changements se sont produits, qui ont été abondamment commentés. La rigueur du contrôle policier s'est relâchée, les procès aux aveux spectaculaires n'ont pas eu lieu, la grande « purge » qui semblait prendre un nouveau départ a été arrêtée. En dehors du maréchal Béria, les vaincus dans la lutte des factions n'ont été ni mis à mort ni déshonorés. Certains articles, particulièrement scandaleux, du code pénal, ont été révisés ou passent pour n'être plus appliqués. Les relations intellectuelles avec l'Occident, presque interrompues, ont été reprises. Dans l'administration économique, de multiples réformes ont été introduites. · , · La place nous· manque pour analyser en détail ces divers changements. On n'en donnerait pas, me semble-t-il, une interprétation fausse si l'on y voyait l'élimination des éléments pathologique.s, imputables surtout à la personnalité de Staline, accompagnée d'un double effort pour rationaliser la gestion économique et pour ramener l'orthodoxie d'État dans les limites de ce qu'exige authentiquement le régime. Mais en ce qui co:..1cerneles traits essentiels du régime : monopole de la politique, des moyens de force ou de propagande en faveur du Parti, étatisation de toute l'activité économique et sociale, auct1n groupe ne devant accéder à une capacité d'action autonome, il n'y a rien de changé. Le régime est revenu d'une phase paroxystique à une phase normale. En Union soviétique du moins, on ne saurait parler de corruption parce que l'État est demeuré total et idéocratique. · L'exemple des .pays satellites, de la Pologne et de la Hongrie, montre clairement les difficultés et les risques pour le régime de parti monopo~ Biblioteca Gino Bianco • LE CONTRAT SOCIAL listique ·d'une tentative trop . poussée de libéralisation. Pendant des années, une discipline inflexible de la parole publique avait été imposée aux populations entières. D'un coup, celui qui avait été, pour ainsi dire, déifié, fut reconnu coupable du crime appelé « culte de la personnalité » et le nouveau secrétaire du parti communiste révéla au monde quelques-uns des crimes que Staline avait commis. Certes beaucoup de membres du Parti connaissaient déjà la plupart des faits racontés ou déformés par M. Khrouchtchev. Même ceux auxquels le fameux discours au XXe Congrès n'apprenait rien en subirent un choc. Officiellement, solennellement, il était proclamé que les communistes avaient menti sous la terreur pour s'accuser eux-mêmes selon la volonté des juges d'instruction. Officiellement, solennellement, on avouait que l'idéologie avait longtemps dissimulé un envers du décor horrible, terrifiant. Le discrédit n'allait-il pas dès lors gagner l'ensemble de la parole officielle, c'està-dire l'ensemble de l'idéologie ? En Pologne et en Hongrie, tel fut effectivement le processus à la fois moral et historique. Quand les militants, les écrivains, les intellectuels eurent le droit de comparer Staline à Hitler et ne furent . plus tenus, à chaque instant, de répéter les mots qui leur étaient dictés, ils ne s'arrêtèrent pas avant d'être arrivés au bout de la « déstalinisation », de la « démystification ». Ils appelèrent par leur nom les choses et les êtres, non pas seulement Staline lui-même, mais le régime. Or, là est la faiblesse fondamentale du régime comm11niste de parti monopolistique. Ce régime se réclame d'une idéologie rationaliste, démocratique, égalitaire, dont la pratique communiste est, à bien des égards, la négation. En tout cas, le régime n'est conforme à sa doctrine que dans la mesure où l'on admet que le Parti se confond avec le prolétariat et que la toute-puissance du Parti est la forme supérieure de la démocratie. Mais ces propositions ne résistent pas à l'examen. Dans le comm11nisme, les dogmes les plus indispensables sont aussi les plus faibles. Aussi la libéralisation ne pourra jamais ·aller loin sans mettre en cause l'essentiel : le caractère démocratique et prolétarien du monopole du Parti. * La restauration de la liberté de la parole .publique en Pologne et en Hongrie aboutit à une complète aliénation entre élite et masses, Parti et population. A l'intérieur même des partis communistes, bon nombre de militants et de dirigeants se sentirent étrangers au régime qu'ils servaient. Cette aliénation débouche, ici et là, sur une révolution, sanglante .en Hongrie, pacifique en Pologne. En Hongrie, l'armée russe rétablit un régime qui se dit comm11niste, mais * Non moins indispensable et tout aussi faible est le dogme ;,elon lequel. les économies occidentales, en dépit de niveaux de vie élevés et des libertés syndicales, représentent une dictature du capitalisme ou des monopoles.

R.ARON qui n'a pas renoué de communication, même fictive, entre le pouvoir et le peuple. En Pologne, la continuité du régime communiste n'a pas été rompue, mais l'équipe Gomulka a été progressivement amenée à revenir sur une partie des conquêtes de la révolution d'Octobre. L'un et l'autre pays ont démonqé, s'il en était besoin, qu'un régime de parti monopolistique n'est pas à l'abri d'une révolution. Quand l'hostilité des gouvernés au régime gagne les privilégiés euxmêmes, un incident suffit, comme au siècle dernier, pour déchaîner l'émeute et abattre éventuellement un régime. Si les exemples polonais et hongrois révèlent ou confirment que les régimes de parti monopolistique sont eux aussi soumis aux risques de corruption et de révolution, il ne convient pas d'oublier que le cas des pays satellites est fondamentalement différent de celui de l'Union soviétique et de la Chine, parce que le communisme, imposé par l'étranger, n'y est pas national. Là où le communisme est national, une corruption comparable - aliénation réciproque du pouvoir et du peuple - est-elle possible ? On ne saurait l'exclure, mais on n'en a pas encore l'expérience. Abstraitement, on conçoit les circonstances dans lesquelles elle pourrait se produire. ~ Le régime communiste, nous l'avons vu, ne peut renoncer à ses dogmes (confusion du Parti et du prolétariat, démocratie définie par le monopole du Parti, opposition essentielle entre socialisme et capitalisme) sans ébranler le fondement idéologique sur lequel il repose. La société hiérarchique, l'étatisation totale de la vie économique constituent un type de civilisation industrielle qui présente mérites et démérites, mais qui n'accomplit pas le rêve millénariste. Au fur et à mesure que se stabilise la hiérarchie sociale et que s'élève le niveau de vie, l'idéologie révolutionnaire répond moins à la réalité, éventuellement même à la psychologie des militants. On peut imaginer qu'un jour ou l'autre, les hommes de l'appareil ou les simples citoyens prennent pleinement conscience de cette contradiction, à la manière des Polonais et des Hongrois, et que l'appareil démocratisé et les citoyens, revendicateurs ou révoltés, provoquent l'écroulement de l'édifice. Deux sortes de corruption sont donc concevables mais non observables dans le cas du régime de parti monopolistique : l'une entraînerait une lib!ralisation progressive, l'abandon de la discipline de parole et du monopole idéologique, sans que le régime soit ébranlé, l'État devenant technocratique, se débarrassant de la superstructure idéologique et du rêve révolutionnaire ; l'autrecommenceraitcomme la précédente, mais la légitimitéétant ébranléeen même temps que le credo officiel, une explosion du type polonais ou hongrois provoqueraitdes changements en profondeur. On a cru observer,au lendemainde la mort de SraJine, des signes avant-coureursde la preBiblioteca Gino Bianco • 325 mière sorte de corruption. Le glissement vers une autocratie technico-bureaucratique a été arrêté net et la « reprise en main» des intellectuels et des États satellites est déjà en train. L'insistance sur l'orthodoxie idéologique est peut-être due à la victoire des « hommes de l'appareil » sur les techniciens qui, même membres du Parti, se soucient davantage d'efficacité que de doctrine. Or les hommes de l'appareil constituent la classe politique du régime de parti monopolistique comme les parlementaires celle du régime constitutionnel-pluraliste. Tant qu'elle n'est pas divisée ou affaiblie, c'est elle qui impose ses habitudes, ses préférences au régime lui-même. Si l'idéologie tombait en désuétude, les hommes de l'appareil n'auraient plus de raison d'être. Or ils en ont une : un régime constitutionnel fondé sur la loi de majorité peut durer du simple fait qu'il · existe, sans que des propagandistes s'ingénient à ranimer la flamme. En va-t-il de même d'un régime de parti monopolistique ? Le monopole du Parti se justifie par l'entreprise révolutionnaire, le Parti doit exprimer le prolétariat ou !'Histoire. Le jour où les dogmes qu'in;.. voque le Parti sont objet de réfutation, de doute ou d'indifférence, l'autocratie technico-bureaucratique n'est-elle pas menacée à son tour ? Et la corruption du régime de parti monopolistique n'aboutit-elle pas au pluralisme constitutionnel ? N'est-ce pas la raison profonde pour laquelle le régime soviétique résiste à la corruption ? Entre· les deux · types opposés, les régimes intermédiaires risquent de n'être ni solides ni durables, faute d'obéir jusqu'au bout à la logique d'une légjtiroité. Nous avons eu, en ce siècle, de multiples expériences de la mort des régimes constitutionnels-pluralistes. Nous avons connu aussi, après la disparition du fascisme et du national-soèialisme, la restauration du pluralisme-constitutionnel. Mais les fascismes ont été tués par des armées étrangères et le régime communiste, en Russie et en Chine,: n'en est encore. qu'à sa première. phase. Or, du moins en Russie, le régime tend à se maintenir, pour l'essentiel, tel que les pionniers l'ont fait, en dépit de l'usure idéologique et de la stabilisation d'une hiérarchie sociale. Aucun cycle complet n'a pu être observé; provoqué de l'extérieur, le retour du fascisme au régime constitutionnel-pluraliste a sauté la phase intermédiaire d'autocratie technique. Et l'ardeur révolutionnaire qui prend pour obJet le développement des forces productives a devant elle un long avenir. · · · Enfin les régimes de parti monopolistique sont les superstructures d'une société absorbée dans l'État. Quand l'État absorbe en lui le sort ·de tous les citoyens, pluralisme et constitutionnalité sont-ils possibles dans la sphère politique ? RAYMONDARON •

DIX ANS DE CONSTRUCTION EUROPÉENNE par Max Richard L J!S PERSPECf IVES ouvertes sur l' « Europe 11oie » ne sont pas toutes droites et le « spécialiste » même ne s'y reconnaît pas très bien. Il y a les Quinze à Strasbourg, à ne pas confondre avec les Dix-Sept du château de la Muette (O.E.C.E.); mais on trouve aussi - et surtout - les Six de la C.E.C.A., du Marché commun et de !'Euratom 1 ; à côté, toutefois, voici l'U.E.O. 2 où les participants sont Sept. ·Entre les institutions et les sigles, on se perd. Dans les mouvements privés qui militent en faveur de l'Europe, nous trouvons plus de diversité encore : Mouvement Européen, Action Européenne Fédéraliste, Union Européenne des Fédéralistes, Mouvement Démocratique et Socialiste pour les États-Unis d'Europe, Nouvelles Équipes Internationales, Union Parlementaire Européenne, Ligue Européenne de Coopération Économique, Conseil des Communes d'Europe, nous en oublions certainement. Là aussi le spécialiste s'égare parfois et ne discerne plus les différences, les connexions, les hiérarchies nationales ou internationales. D'un tel phénomène, seuls des esprits superficiels se scandaliseront. « Faire l'Europe, n'est pas aussi simple que de fédérer 13 États américains en rébellion contre Londres (simple ..• et pourtant que de complexité, en dépit d'une origine, d'une histoire, d'une langue et de mœurs comm1mes) ; c'est beaucoup plus difficile encore que d'assembler en un État quelques cantons montagnards et quelques cantons urbains· de cette Suisse qui a 1. O.E.C.E. : Organisation Européenne de Coopération Économique - C.E.C.A. : Communauté Européenne du Char.eon et de l'Acier ( u Plan Schuman ».)- Marché Cemmun : de son vrai nom Communauté Économique Européenne (C.E.E.) - Euratom : de son vrai nom Communauté Atomique Européenne (C.A.E.). 2. Union de l'Europe Occidentale : les •Six• plus la Grande-Bretagne. Biblioteca Gino Bianco mis pourtant près de six siècles avant de se trouver (1291, serment du Grütli; 1848, constitution de la Confédération helvétique). 11 s'agit désormais de faire vivre ensemble, avec des institutions communes, des peuples qui comptent parmi les plus importants de l'histoire, de ceux qui ont été tour à tour et parfois simultanément à la tête de la civilisation - peuples qui se sont âprement et longuement combattus, qui naguère encore, il y a seulement treize ans, se meurtrissaient dans le sang et les larmes. Guerres fratricides, disait déjà Lyautey en 1914; mais guerres dont seuls quelques « voyants de haut» - pour reprendre l'expression du maréchal - sentaient combien elles étaient périmées et absurdes. Bien loin de s'indigner de ces 6, ces 7, ces 15, ces 17, de ces ébauches et de ces atermoiements, il faut s'étonner que l'entreprise européenne soit allée si vite, que des étapes capitales aient été franchies - sur lesquelles on ne reviendra plus. Déjà, d'ailleurs, cette complexité se simplifie. Les trois Communautés à Six s'intègrent, mettent en commun certains de leurs organes, précisent leurs rapports avec les autres pays d'Europe. Bien du temps passera avant que ne se substitue aux constructions partielles le vaste édifice ordonné d'une Fédération européenne «intégrale». Le temps n'épargne pas ce qu'on fait sans lui, surtout lorsqu'il s'agit d'associer des populations, des mœurs, des patries - qui sont le résultat d'une patiente élaboration de ce « travail de soi sur soi» sans quoi les projets les mieux conçus restent à l'état de velléité. L'Europe, c'est la diversité. Nous la plaindrions si der, faiseurs de plans « européistes » avaient réussi à lui passer un corset constitutionnel. Vaine crainte au demeurant : elle est par nature réfractaire à une telle violence. Certes, « l'histoire s'accélère»; mais si, pour suivre son train vertigineux, nous versions dans le fossé ? , Soulignons

M. RICHARD une fois encore que le chemin déjà parcouru est considérable ; pour en prendre conscience, il n'est que d'imaginer notre étonnement (notre incrédulité) en 1939 si l'on nous avait dit que moins de vingt ans plus tard la France et son ennemie l'Allemagne seraient les piliers essentiels d'une communauté européenne. Quant à la multiplicité des associations, quoi de plus naturel ? Faisons la part de celles qui se créent ou persévèrent en fonction des vues particulières de leurs fondateurs et dirigeants. Il en est d'inutiles, la plupart sont nécessaires : diverse dans ses nations, l'Europe reste diverse dans ses préoccupations. Il fallait bien que se constituassent des mouvements répondant aux aspirations fondamentales, aux grands courants de pensée nés en Europe et qui composent peutêtre son originalité principale à l'égard des autres continents. « Cap de l'Asie », oui ; mais sur ce cap sont nés la pensée grecque, l'ordre romain, le christianisme (entendons le christianisme « structuré»), le naturalisme de la Renaissance, les L11mières, la pensée libérale, le socialisme; mais sur ce cap s'affrontent dans un dialogue fécond la Tradition et le Progrès, la Conservation et la Révolution, la Droite et la Gauche. Là encore, l'Europe serait à plaindre si un seul mouvement militait pour son unité ; elle nierait alors elle-même son être et sa raison d'être, en tant que vivant refus de l'unification, de la massification., du totalitarisme. Nous avons doncet davantage en France, comme il fallait s'y attendre - des associations européennes qui sont de gauche, du centre ou de droite, libérales, socialistes ou traditionalistes. Des partis ? Non, dans la plupart des cas. D'abord elles ont eu la sàgesse de se réunir dans une même maison, qui les abrite toutes et les incline à la coopération en faveur de leur objectif commun : l'union de l'Europe ; c'est le Mouvement Européen. Ensuite, et peut-être surtout, ces organisations, sans s'en apercevoir parfois, tendent vers un style fort différent du style de « parti ». A l'origine, sauf chez certains fédéralistes, l'arrière-pensée partisane était évidente (mais partisan est ambigu; disons plutôt, encore que le mot puisse déplaire, idéologique) : il s'agissait d'incliner l'Europe à être démocrate-chrétienne, ou libérale, ou socialiste. Aujourd'hui, ces préoccupations sous-tendent toujours l'action de la plupart des associations ; mais de plus en plus le pas européen a été franchi : la controverse prend souvent l'allure que les « jeffersoniens » et les «hamiltoniens» imprimaient à leurs discussions lors de la création des États-Unis. On veut savoir quel doit être le degré d' « intégration », si les organes communs seront plus ou moins puissants, s'il faut se lancer dans l'aventure d'une Constituante ou poursuivre méthodiquement la construction actuelle, etc. En bref, au moins autant que par les idées politiques « nationales », les militants européens se distinguent aujourd'hui à partir de leurs options fédéralistes : fédération, Biblioteca Gino Bianco. 327 confédération, répartition des compétences. Absorbés par leur combat quotidien et parfois leurs querelles, ils ne voient pas toujours que leurs divergences mêmes portent témoignage de l'Europe. Sans tenir la dialectique pour le moteur de l'esprit humain, on peut se féliciter de ces oppositions : au fur et à mesure qu'elle progresse, la construction de l'Europe et les idées qui l'ordonnent ne peuvent que s'y clarifier. * ,,. ,,. IL EST DIFFICILE,et peut-être impossible de dater les grands ébranlements de l'histoire. Juillet 1789, Octobre 1917 ? Mais les initiés disent : « C'est la surface de l'événement; au vrai, l'impulsion décisive vient du jour où, etc.». Toynbee soutient jusqu'à l'absurde que l'enchaînement des causes et des conséquences est indéfini, puisqu'on peut par exemple soutenir que la chute de la monarchie française est imputable à telle décision de Charles VII, ou de Louis le Gros. A la limite, aucune des dates que rappellent les manuels ne serait « authentique ». Nous n'essaierons donc pas de trouver l'origine exacte de l'Europe unie. Aristide Briand, Léon Bourgeois, la Sainte Alliance, Henri IV, Charlemagne, la bataille de Poitiers : les repères ne manquent pas dans les profondeurs ; mais ce qui compte en définitive, ce sont les faits que l'on peut voir, décrire, analyser, cette surface de l'histoire qui est sans doute sa vraie, sa seule substance. Alors n'hésitons pas à situer l'Europe : elle est née à La Haye, en mai 1948. Dans son ..discours de Harvard, en juin 1947, le général Marshall avait offert aux pays européens l'aide de l'Amérique, qui allait populariser son nom - sous la condition que les bénéficiaires s'entendent, harmonisent leurs économies, coopèrent dans la production et la distribution ainsi que dans la consommation. On sait qu'à cette occasion s'est formée l'Organisation Européenne de CoopérationÉconomique qui devait en principe préparer cette union de peuples affaiblis et s'est révélée pendant des années comme un simple organe de distribution de l'aide américaine. A partir du moment où les États-Unis ont réduit, puis arrêté leurs dons et leurs prêts, l'O.E.C.E. est enfin devenue ce que le secrétaire d'État améric~n souhaitait qu'elle fût : un instrument de coopération et de progrès ; l'Union européenne des Paiements (destinée à simplifier le règlement des échanges intra-européens) ainsi que la libération des échanges par diminution des contingentements résultent de cette transformation. L'aide Marshall répondait à une double nécessité. D'une part l'Europe souffrait de faim et de froid et son économie était chancelante ; il fallait la remettre dans le circuit économique mondial pour éviter une catastrophe sans précédent. D'autre part, les États-Unis espéraient trouver en elle une partenaire solide ; alors en pleine reconversion, ils avaient besoin d'exporter. On les vit •

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