Y. LÉVY Plus tard le commandant de Gaulle notera à son tour, expérience faite : Nulle sorte de lutte n'est, au total, plus sanglante que celle des nations armées. 10 GUIBERT est donc sans restriction partisan de cette petite armée de métier que le commandant de Gaulle recommandera à son tour un siècle et demi plus tard. Cent mille . hommes, dit celui-ci. Soixante-dix mille, disait Guibert. Mais cette armée, l'un comme l'autre la veut avant tout mobile et manœuvrière. Que dit notre contemporain, en I 934 ? La dernière guerre avait vu la puissance atteindre un degré inouï, mais brutal et sans nuances. En y ajoutant la vitesse, servie par une élite, le projet restitue les combinaisons. 11 Et voici chez Guibert l'équivalent exact de ces deux phrases, presque avec les mêmes mots : Depuis la fin du dernier sièèle sur-tout, le hazard et la routine firent mouvoir les armées. 11 C'est l'habileté des généraux et la bonté des dispositions qui décident aujourd'hui du sort des batailles, plutôt que la quantité du sang répandu. Enfin, c'est un jeu de calcul et de combinaison qui a succédé à un jeu de hazard et de ruine. 13 11 faut faire de la célérité l'objet principal et unique de ses combinaisons. 14 A vrai dire, le commandant de Gaulle veut faire appel aux techniques les plus modernes, tandis que Guibert reprend le mot du maréchal de Saxe : « Tout le secret de la tactique est dans les jambes. » Cela prouve seulement que la même inspiration peut être, selon les temps, servie par des moyens opposés. 15 Que lit-on dans Vers l'armée de métier ? Indépendante dans ses mouvements, l'armée professionnelle n'aura pas moins d'aisance quant aux moyens d'agir à l'improviste. Soit qu'elle opère pour son compte, soit qu'elle fasse partie d'un ensemble dans une bataille générale, les coups qu'on peut en attendre seront subits autant que 10. Vers l'armée de métier, p. 97. II. Id., p. 180. 12. Essai général de tactique, I, p. 5. 13. Défense du système de guerre moderne, Neuchâtel, 1779, tome II, p. 259. 14. Essai général de tactique, II., p. 8. 15. Le commandant de Gaulle voit assez justement dans le corps blindé qu'il préconise l'héritier « des grandes cavaleries de jadis • (p. 143). Au XVIII 8 siècle., la cavalerie ne pouvait déjà plus jouer un rôle de ce genre. Cependant., il est arrivé une fois à Guibert de rêver lui aussi aux « grandes cavaleries de jadis •· Il écrit : « De la manière dont se fait la guerre aujourd'hui., il est constant que [les places] empêchent les incursions et retardent l'invasion d'un pays. Il reste à savoir seulement si les places seroient des obstacles pour des arm~es autrement constitu~es que les nôtres, si une cavalerie infatigable et facile à nourrir, comme celle des Numides et des Tartares, craindroit de passer entr'elle~ pour aller faire des courses dans le pays, et rentrer par une province oppos~e. Reste à savoir si un g~n~ral., homme de génie, à la t!te d'une arm~e qu'il auroit accoutumée à la patience, à la sobri~t~, aux choses grandes et fortes, n'oseroit pas laisser derrière lui toutes ces prétendues barri~re1, et porter la guerre dans l'intmeur des :8tats, aux capitales mbnea • (B11ai, II, p. 91). Biblioteca Gino Bianco 339 violents. Par là renaîtra sans doute l'« événement », qui fut de tous temps le critérium des capitaines. 16 Guibert ne voit pas les choses différemment. Cette infanterie bonne marcheuse que nous connaissons bien - car elle va, peu après la mort de Guibert, parcourir sous Bonaparte le nord de l'Italie 17 - cette infanterie doit être débarrassée de toutes les troupes accessoires qui gêneraient sa marche foudroyante. Guibert veut réduire à peu de chose les troupes légères, la cavalerie, l'artillerie, il songe à remplacer les munitionnaires par une intendance en régie. Tout est prêt ? Nous fondons sur l'ennemi : Il faut que ce genre de guerre nouveau l'étonne, ne lui laisse le temps de respirer nulle part et fasse voir, à ses dépens, cette vérité constante qu'il n'y a presque pas de position tenable devant une armée bien constituée, sobre, patiente et manœuvrière. 18 Un général qui secouera les préjugés établis embarrassera sori ennemi, l'étonnera, ne le laissera respirer nulle part, le forcera à combattre ou à reculer toujours devant lui. Mais à un tel général il faudrait une armée constituée différemment des nôtres. 19 ET c'est ici que se pose le problème politique. Pour faire de la nouvelle armée une réalité, il faut convaincre le pouvoir civil. Mais qui convaincre, lorsque le gouvernement est incertain et comme insaisissable ? Le commandant de Gaulle fait allusion à la confusion gouvernementale et exprime un espoir indéterminé : A ne voir que les apparences, on pourrait penser gue les conditions dans lesquelles fonctionne aujourd'hui l'Etat ne laisseraient à personne l'autorité ni le te1nps de mener à bien une pareille entreprise. Il y a dans la vie publique tant de trouble et de dépendances que les meilleures activités, lors même qu'elles sont en fonctions, n'aboutissent point aux résultats. Mais, justement, cette paralysie est en train de susciter le désir de la guérison. Entre les ardeurs de la société et la sclérose du pouvoir l'opposition paraît trop flagrante pour n'être pas bientôt réduite. 20 Croit-on que, dans la France monarchique, la direction politique soit moins confuse ? On a la surprise de trouver sous la plume de Guibert ·une description du gouvernement de Louis XV qui conviendrait très précisément à la IIIe ou à la IVe République : Une cause qui dans la plûpart des gouvernements contribue encore à rendre la politique si imparfaite, c'est la mobilité continuelle des ministères. Eh ! Comment les lumières politiques pourraient-elles s'y perpétuer et s'y étendre ? L'intrigue et le hasard placent et déplacent les ministres. Élevés à ces postes, ils songent plus à les conserver qu'à les remplir. Fatigués par la cabale et l'envie, il ne leur reste ni la force, ni le temps de corriger les vices de l'administration. Le 16. Pp. 153-154. 17. Dans sa pr~face à une nouvelle édition de !'Essai g,n4ral de tactique, Paris, 1803, la veuve de Guiben écrit (pp.VII-VIII) : « Bonaparte, qui le portoit av c lui dans 1 s camps, a dit que c',roit un livre propre à former de grands homnus. • 18. Essai g,n,ral de tactiqau, II, p. 125. 19. Id., ibid., p. 105. JO. v,rs l'arm,, de m,ti,r, p. 209 . •
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