Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

346 estima, selon ce que m'a rapporté Vladimirov, que l'intérêt du pays, de la révolution et du Parti exige impérieusement de ne plus compter sur Lénine comme chef du Parti et du gouvernement. Le Politburo doit travailler comme si Lénine n'était plus parmi nous : on ne peut plus attendre de sa part d'aide et de directives. Dans ces conditions, il est donc nécessaire de répartir judicieusement toute la direction du pays entre les membres du Politburo. Cependant Staline s'était trop hâté de conclure que Lénit1e était kaput. Après de nombreux mois aux Gorki, Lénine se sentit si bien rétabli qu'il rentra à Moscou le 2 octobre (1922) et déploya une activité débordante. On sait par les souvenirs de sa principale secrétaire, Fotieva (publiés en 1945), qu'en deux mois et demi il présida vingt-cinq réunions (trois du Politburo, quatre du Conseil du travail et de la défense, sept du Conseil des commissaires du peuple, etc.), écrivit de sa main I 10 lettres et reçut 175 personnes. En outre, il intervint trois fois en public : la première fois à la quatrième session du Comité exécutif central de l'URSS dans la salle Andreïev au Kremlin, en présence de représentants du corps diplomatique; la deuxième fois le 13 novembre au ive congrès de l'Internationale communiste où il prononça un discours en allemand, ce qui n'était pas facile et exigeait de lui un grand effort ; enfin, la troisième fois, moins d'un mois après la deuxième attaque, au plénum du Soviet de Moscou. Deux de mes collègues à la Gazettecommerciale et industrielle eurent l'occasion d'entendre ce dernier discours. D'après eux, il fut prononcé avec beaucoup d'élan et de force et produisit une immense impression; les ovations, les applaudissements frénétiques n'en finissaient pas. Certaines choses avaient néanmoins frappé un de nos collaborateurs. Pendant ce discours, que Lénine prononça debout, il se tut brusquement, ouvrit la bouche d'une façon bizarre, chancela, se rassit, mais aussitôt par un effort de volonté se remit debout, se ressaisit vivement et cette fois continua sans plus s'interrompre. Apparemment personne n'y fit attention sur le moment, mais quatre mois plus tard, quand tout le monde sut quelle était la terrible maladie de Lénine, notre collaborateur se souvint de cet incident et assura même - sans raisons suffisantes - qu'il avait compris dès ce moment-là que Lénine , . ' . etait tres attemt. Le discours au Soviet de Moscou est la dernière apparition publique de Lénine. De violents maux de tête, l'insomnie, la fatigue l'accablent à nouveau. Pour se reposer il part alors pour Gorki, revient au bout de huit jours à Moscou et là, le 16 décembre ( 1922), il est terrassé par une deuxième attaque, avec cette fois hémiplégie complète du côté droit. Kramer, un des médecins traitants, s'étonnait toujours de la vitalité de Lénine, de sa force de résistance exceptionnelle. Et d~. fait, malgré la violente attaque qu'il vient de subir, Lénine· fait venir au bout d'une ~emain~ ses secrétaires, demande les journaux, dicte ce Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL qu'on appellera son « testament >r dans lequel il indique que les relations entre Staline et Trotski sont telles que si des mesures ne sont pas prises, il pourra en résulter une scission. Pour compléter ce «testament», il recommande le 4 janvier 1923 de relever Staline du poste de secrétaire général. Ce « testament » a déjà fait couler tant d'encre qu'il est inutile ici d'y revenir. 11 sera plus intéressant de raconter ce qui n'a encore jamais été dit. Pour se tenir au courant de la situation économique et des affaires de l'État, Lénine chargea Kroupskaïa d'obtenir de Kamenev, de Rykov et de Staline les renseignements qui l'intéressaient. Ce dernier, en sa qualité de secrétaire général, . possédait plus que personne les données dont Lénine avait besoin. Staline s'exécuta de fort mauvaise grâce, et cela sous une forme blessante pour Kroupskaïa. Vladimirov, dans sa conversation avec moi, ne s'est presque pas arrêté làdessus, se bornant à dire que Staline était « incorrect » dans ses rapports avec Kroupskaïa. De tout ce que nous apprîmes plus tard, il ressort qu' « incorrect » est trop peu dire. Staline se comporta envers Kroupskaïà avec une grossièreté extrême et, après avoir donné une ou deux fois les renseignements demandés, il l'envoya tout simplement « au diable » et cessa toute discussion avec elle. Indignée, Kroupskaïa en fit toute une affaire, s'en plaignit à Kamenev et à Zinoviev, puis finalement raconta tout à Lénine. * COMMENT expliquer cette attitude de Staline ? A la lumière de ce que m'a dit Vladimirov, elle devient très compréhensible. Dès l'instant où Staline avait décidé que Lénine, bien qu' encore vivant, était condamné et ne serait jamais plus le même chef puissant, il devenait inutile de se gêner autrement avec lui et de l'écouter. Avant cela, il l'adulait et le suivait servilement en tout, mais dès qu'il le sait mourant, frappé de paralysie, dès qu'il n'a plus rien à craindre de lui, il lui tourne le dos comme un goujat. C'est ainsi que s'expliquent - je l'ai ·déduit des propos de Vladimirov - sa grossièreté envers Kroupskaïa, la mauvaise volonté dont il • Ces lignes avaient été écrites depuis longtemps quand, le 4 juin 1956, le Département d'État des États-Unis publia le rapport secret présenté le 25 février précédent par Khrouchtchev au xx:e congrès du Parti. On a pour la première fois connaissance, par ce discours, de la lettre adressée le 22 décembre 1922 par Kroupskaia à Kamenev au sujet de Staline. On y lit les lignes suivantes que je cite d'après le Monde (6 juin 1956) :, « Je m'adresse à vous et à Grigori [Zinoviev] comme à de vieux camarades de Vladimir Ilitch et vous supplie de me protéger contre des ingérences brutales [de Staline] dans ma vie privée, de viles invectives et de basses menaces (...) Je n'ai ni force ni temps à perdre dans cette stupide querelle. Je suis un être humain et mes nerfs sont tendus à l'extrême. » Dans la ,même comm1mication, le Département d'État cite la lettre adressée le 5 mars~ par Lénine à Staline et menaçant de rompre toutes relations avec lui.

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