Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

358 marque une étape si importante dans l'histoire de l'esprit humain. On en a exagéré l'originalité sur quelques points, notamment en ce qui touche l'astronomie; il ne faut pas verser dans l'autre excès en la dépréciant outre mesure. Entre la disparition de la civilisation antique, au vie siècle, et la naissance du génie européen au XIIe et au XIIIe, il y a eu ce qu'on peut appeler la période arabe, durant laquelle la tradition de l'esprit humain s'est faite par les régions conquises à l'islam. Cette science dite arabe, qu'a-t-elle d'arabe en réalité ? La langue, rien que la langue. La conquête musulmane avait porté la langue de l'Hedjaz jusqu'au bout du monde. Il arriva pour l'arabe ce qui est arrivé pour le latin, lequel est devenu, en Occident, l'expression de sentiments et de pensées qui n'avaient rien à faire avec le vieux Latium. Averroès, Avicenne, Albaténi sont des Arabes, comme Albert le Grand, Roger Bacon, François Bacon, Spinoza sont des Latins. 11 y a un aussi grand malentendu à mettre la science et la philosophie arabes au compte de l'Arabie qu'à mettre toute la littérature chrétienne latine, tous les scolastiques, toute la Renaissance, toute la science du xv1e et en partie du XVIIe siècle au compte de la ville de Rome, ·parce que tout cela est écrit en latin. Ce qu'il y a de bien remarquable, en effet, c'est que, parmi les philosophes et les savants dits arabes, il n'y en a guère qu'un seul, Alkindi, qui soit d'origine arabe ; tous les autres sont des Persans, des Transoxiens, des Espagnols, des gens de Bokhara, de Samarcande, de Cordoue, de Séville. Non seulement ce ne sont pas des Arabes de sang; mais ils n'ont rien d'arabe d'esprit. Ils se servent de l'arabe ; mais ils en sont gênés, comme les penseurs du moyen _âge sont gênés par le latin et le brisent à leur usage. L'arabe, qui se prête si bien à la poésie et à une certaine éloquence, est un instrument fort incommode pour la métaphysique. Les philosophes et les savants .arabes ·sont en général d'assez . , . . mauvru.s ecr1vru.ns. Cette science n'est pas arabe. Est-elle du moins musulmane ? L'islamisme a-t-il offert à ces recherches rationnelles quelque secours tutélaire ? Oh ! en aucune façon ! Ce beau mouvement d'études est tout entier· l' œuvre de parsis, de chrétiens, de juifs, de harraniens, d'ismaéliens, de musulmans intérieurement révoltés contre leur propre religion. Il n'a recueilli des musulmans orthodoxes que des malédictions. Mamoun, celui des khalifes qui montra le plus de zèle pour l'introduction de la philosophie grecque, fut damné sans pitié par les théologiens ; les malheurs qui affligèrent son règne furent présentés comme des punitions de sa tolérance pour des doctrines étrangères à l'islam. 11 n'était pas rare que, pour plaire à la multitude ameutée par~ imans, on brûlât sur les places publiques, on jetât dans les puits et les citern~s les livres de philosophie, d'astronomie. Ceux qui cultivaient ces études étaient appelés zendiks (mécréants); on les frappait dans les rues, on brûlait leurs maisons, et Biblioteca Gino Bianco PAGES RETROUVÉES souvent ·1e pouvoir, quand il voulait se donner de la popularité, les faisait mettre à mort. L'islamisme, en réalité, a donc toujours persécuté la science et la philosophie. Il a fini par les étouffer. Seulement il faut distinguer à cet égard deux périodes dans l'histoir~ de !'islam; l~?De, depuis ses commencements Jusqu au XIIe s1ecle, l'autre, depuis le XIIIe siècle jusqu'à nos jours. Dans la première période, l'islam, miné par les sectes et tempéré par une espèc,e. de protest~:- tisme (ce qu'on appelle le motazel1sme), est bien moins organisé et moins fanatique qu'il ne l'a été dans le second âge, quand il est tombé entre les mains des races tartares et berbères, races lourdes, brutales et sans esprit. L'islamisme offre cette particularité qu'il a obtenu de ses adeptes une foi toujours de plus en plus forte. Les premiers Arabes qui s'engagèrent dans le mouvement croyaient à peine en la mission du Prophète. Pendant deux ou trois siècles, l'incrédulité est à peine dissimulée. Puis vient le règne absolu du dogme, sans aucune séparation possible du spirituel et du temporel ; le règne avec éoercition et châtiments corporels pour celui qui ne pratique pas ; un système, enfin, qui n'a guère été dépassé, en fait de vexations, que par l'inquisition espagnole. La liberté n'est jamais pltis profondément blessée que par une organisation sociale où la religion domine absolument la vie civile. Dans les temps modernes, nous n'avons vu que deux exemples, d'un tel régime : d'une part, les États musulmans ; de l'autre, l'ancien État pontifical du temps du pouvoir temporel. Et il faut dire que la papauté temporelle n'a pesé que sur un bien petit pays, tandis que l'islamisme opprime de vastes portions de notre globe et y maintient l'idée la plus opposée au progrès : l'État fondé sur une prétendue révélation, la théologie gouvernant la société. Les libéraux qui défendent l'islam ne le connaissent pas. L'islam, c'est l'union indiscernable du spirituel et du temporel, c'est le règne d'un dogme, c'est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamais portée. Dans la première moitié du moyen âge, je le répète, l'islam a supporté la philosophie, parce qu'il n'a pas pu l'empêcher; il n'a pas pu l'empêcher, car il était sans cohésion, peu outillé pour la terreur. La police, comme je l'ai dit, était entre les mains de chrétiens et occupée principalement à poursuivre les tentatives des Alides. Une foule de choses passaient à travers les mailles de ce filet assez lâche. Mais, quand l'islam a disposé de masses ardemment croyantes, il a tout détruit. La terreur religieuse et l'hypocrisie ont été à l'ordre du jour. L'islam a été libéral quand il a été faible, et violent quand il a été fort. Ne lui faisons donc pas honneur de ce qu'il n'a pas pu supprimer. Faire honneur à l'islam de la philosophie et de la science qu'il n'a pas tout d'abord anéanties, c'est comme si l'on faisait hol).lleur aux théologiens des découvertes de la science moderne. Ces découvertes se sont faites malgré les théologiens. La théologie occi-

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