362 Fritz Sternberg fait observer à juste titre 2 que pour accomplir cette tâche, Marx fut obligé de créer une . terminologie toute neuve, susceptible d'exprimer les faits nouveaux, inexistants dans les formations économiques antérieures. Ainsi la célèbre formule souvent citée : c + v + pl, n'a de signification concrète que dans le système capitaliste. Elle est inapplicable à n'importe quel autre système; c (capital constant) + v (capital variable) représente le capital, la mise de fonds de l'entrepreneur capitaliste, à laquelle vient s'ajouter pl (la plus-value) au cours du processus de production. Ces trois catégories présupposent que les moyens de production (c) sont propriété d'une minorité qui possède en outre les moyens d'échange (capital-argent) nécessaires à acheter la force de travail (v), qui fournit en travaillant l'excédent (pl). Dans tout autre système, ces trois catégories paraîtraient absurdes. Il suffit de considérer un artisan ou un paysan exploitant sa propre entreprise familiale, pour s'en convaincre. Un tel petit producteur n'a ni capital constant ni capital variable; assisté des membres de sa famille il met ses propres moyens de production en œuvre, et l'excédent que sa petite communauté réalise au-delà du fonds initial n'a rien à voir avec la plus-value puisque le travail effectué n'est pas celui d'une main-d'œuvre salariée. Les trois catégories marxistes en question ne traduisent une réalité tangible que dans une société où le gros des travailleurs est exclu de la propriété des moyens de production et en même temps juridiquement libre de disposer de sa force de travail, c'est-à-dire de la vendre. Elles ne peuvent donc s'appliquer non plus à une exploitation esclavagiste ni au servage. La formule c + v + pl n'est que le travestissement capitaliste du rapport naturel, fondamental, qui est à la base de toute activité productrice, dans quelque système qu'elle s'exerce. Ce rapport naturel s'établit entre le travail humain et les moyens .(matières et outils) sur et par lesquels il agit : le travail vivant se combine avec la matière. La formule naturelle et générale devrait donc s'énoncer : m + t (moyens de production plus travail). Le m correspondrait au c de Marx, tandis que le t représente v + pl. La division de t env + pl n'est concevable que dans les rapports capitalistes de propriété, en vertu desquels une fraction du travail ( v) devient du salaire, tandis que l'autre fraction (pl) est à la disposition de la minorité possédante. _ Les catégories propres au système capitaliste, et à lui seul, sont appelées à disparaître avec lui. Fritz Sternberg, dans le passage mentionné, considère que cette terminologie ne saurait en aucun cas convenir pour l'analyse ~s formations économiques et so_ciale.s_présente91enten gestation en Asie. Allant plus loin, on peut affirmer que 2. Marx und die Gegenwart, p. 350. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES les catégories marxistes sont impropres à traduire la réalité soviétique. Les controverses de , . ., . , . 1923-1926 entre econormstes sov1ettques eta1ent déjà bien révélatrices des difficultés qu'ils éprouvaient à faire tenir les faits de la N .E.P. sur le lit de Procuste des concepts de Marx. Dans son dernier article du Sotsialistitcheski Viestnik, en avril 1940, Hilferding a fourni de cette incompatibilité une démonstration aussi exhaustive que définitive. 11 y a plus. Les catégories marxistes créées pour exprimer la réalité capitaliste, et elle seule, ne sont plus d'aucun secours pour analyser l'économie du monde lib,re, qu'il s'agisse de l'Europe occidentale ou des Etats-Unis. Même là où l'on n'a procédé à aucune nationalisation, une fraction croissante de la classe salariée ne se trouve plus en face de ce que Marx appelait la classe capitaliste, mais d'un employeur collectif (État, département, commune). Les conquêtes syndicales et la· législation sociale ont soustrait à la « condition prolétarienne» d'antan même ceux des salariés qui travaillént toujours dans des entreprises privées. La réalité échappe de plus en plus à la notion traditionnelle du cc capital variable». Il en est de même pour la « plusvalue », dont l'emploi a cessé d'être à la discrétion des capitalistes (qui, eux aussi, ont d'ailleurs subi des métamorphoses) et se trouve orienté, dirigé, voire réglementé par les pouvoirs publics. Bien que les /ormes capitalistes subsistent en Occident, l'essence des rapports de propriété s'y est modifiée à tel point que les concepts marxistes ne sont plus en mesure de l'exprimer. Peut-être ces concepts pourrait-ils encore, dans une certaine mesure, aider à l'analyse des économies sous-développées du monde libre (en Amérique latine par exemple), où les foyers capitalistes d'origine européenne ou nord-américaine ont encore une liberté d'action quelque peu comparable à celle dont ils jouissaient voici trente ans en Europe et aux États-Unis. Même pour qui se dit et se croit encore marxiste, ce ne sont pas les concepts créés par Marx pour l'a.natomie d'un capitalisme désormais dépassé qui permettront de comprendre les différentes économies qui se côtoient et s'affrontent dans le monde actuel. EN ABORDANT ce même problème sous un autre angle, on aboutit à des conclusions analogues. L'exposé qu'offre le Capital s'applique au capitalisme libéral, voire à un capitalisme libéral pur, abstrait, dépouillé par Marx pour le besoin de son étude de tous les éléments susceptibles d'entraver la liberté de la concurrence. En procédant ainsi, Marx put mettre en ividence le fonctionnement automatique de l'économie capitaliste, les lois déterminant les rapports changeants entre catégories c, v
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