Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

378 L'année 1870 apporta cependant un brusque changement dans le climat politique et culturel russe - · changement partiellement imputable, comme le montre M. Billington, à la défaite de la Commune de Paris. De même que pour Herzen dont le populisme teinté de slavophilie avait mûri après la défaite de la révolution de 1848 en Europe, Mikhaïlovski et les derniers populistes tournèrent à nouveau leurs espérances vers la Russie après la défaite de la Commune et l'instauration en France d'une troisième république bourgeoise. L'ouvrage de M. Billington trouve la raison d'être du populisme dans les attaques de Mikhaïlovski contre les théories occidentales sur le progrès et, en particulier, contre le darwinisme social. Fortement influencé par la coloration néo-kantienne de Lange dans son Histoire du matérialisme, Mikhaïlovski soutenait que la vérité de fait est à distinguer de la vérité en tant qu'idéal. Aucun idéal de progrès, disait-il, ne peut reposer sur une vérité de fait. Il doit être, non pas seulement le fruit des forces aveugles de la nature, mais un but conforme aux aspirations et aux désirs humains ; , résulter d'une éthique, plutôt que de l'évolution économique ou historique. Ainsi, le critère de progrès selon Mikhaïlovski postulait un développement harmonieux de l'individu. Mikhaïlovski défendit avec succès cet idéal « subjectif» contre le darwinisme « objectif » des penseurs occidentaux; mais il devint beaucoup plus évasif lorsqu'il tenta d'en expliquer la mise en application sur le plan social. Pour lui, la commune rurale caractérisée par une tradition d'égalité économique et sociale était beaucoup plus proche de l'idéal de progrès « subjectif» que ne l'était le capitalisme occidental. Bien que d'un niveau inférieur à l'évolution sociale de l'Occident, elle maintenait les vertus morales d'un type supérieur de société, le problème pour la Russie étant de conserver ses traditions éprouvées tout en assurant la transition vers un niveau plus élevé de civilisation technique. L'énorme influence qu'eut la théorie de Mikhaïlovski peut se mesurer à la forme caractéristique que prit l'activité politique russe au début des années 70. Le mouvement « vers le peuple » (révélé à l'Occident par Tourgueniev dans Terres Vierges et Kropotkine dans Autour d'une vie) envoya une élite intellectuelle vivre et travailler parmi les paysans restés moralement purs. A ce contact, l'intelligentsia devait acquérir toutes les vertus trac:Utiennelles des paysans qui, de leur côté, pourrâîent sortir de leurs ténèbres en recevant des rudiments d'instruction et en prenant conscience de leur éveil politique. L'intelligentsia avait l'espoir chimérique d'une révolution pacifique qui couronnerait le résultat de ces efforts. Mais l'expérience se solda par un échec et la déception fut grande. - Vers le milieu des années 70, Mikhaïlovski se sentit obligé de reconsidérer sa position et de présenter un populisme « révis.é » où les « intérêts » Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL du peuple semblaient se séparer nettement des cc opinions » du peuple. « S'il est dans les mœurs de la vie russe qu'on entre dans ma chambre pour détruire mon buste de Bielinski, brûler mes livres, je ne me soumettrai pas aux gens du village,. écrivait Mikhaïlovski, je lutterai ... » Ainsi révisé, ce populisme semblait désormais représenter les véritables aspirations du peuple, à supposer le ·peuple conscient de ses propres intérêts. Et il y a ici une analogie frappante - que M. Bi11ington omet de noter - entre ce populisme « révisé » et la conception future de Lénine sur le rôle que devaient jouer les bolchéviks. Le plus grand mérite de M. Bellington est de ne se pas confiner à considérer le populisme comme un mouvement purement politique ou culturel. Très justement, il lui trouve ses racines prof ondes dans le sentiment religieux russe. ,, Son livre contient un chapitre très intéressant sur l'influence qu'eurent sur les populistes la tradition du schisme dans l'Église russe et la pensée des socialistes occidentaux, en commençant par Saint-Simon, qui voyaient la société future sous les traits d'un « nouveau christianisme». Herzen considérait depuis longtemps déjà que parmi les paysans, les dissidents religieux (les raskolniki) représentaient la seule ·force anti-tsariste organisée ; et tout au long des années d'athéisme, les disciples russes de Feuerbach et de D. F. Strauss firent des tentatives sporadiques pour utiliser ces sectaires fanatiques à des fins révolutionnaires. Lorsque l'on commença, vers le début des années 70, à idéaliser les paysans et la commune rurale, les schismatiques devinrent non pas tant un potentiel de force révolutionnaire que l'incarnation de l'idéal original chrétien de justice et d'égalité - idéal spontané chez le peuple russe - que le régime tsariste soutenu par l'Église orthodoxe essayait de pervertir et d'anéantir. Rien n'illustre mieux le changement dans le climat de la vie culturelle russe entre les années 60 et 70 que cette compréhension nouvelle du christianisme - précisons, un christianisme dépouillé ·de tous. ·ses côtés surnaturels et transformé en évangile social. Néanmoins, cette renaissance d'un sentiment ouvertement religieux chez les populistes rapprocha Tolstoï et Dostoïevski du camp révolutionnaire et les deux écrivains collaborèrent dans les années 70 à la revue populiste Annales de la patrie. A partir de ce moment, en effet, l'attitude de Dostoïevski envers les révolutionnaires devint beaucoup plus conciliante (M. Billington exagère toutefois lorsqu'il prétend que Dostôievski donna sa démission de rédacteur èn chef d'une revue de droite parce qu'il était « tombé amoureux du nouveau mouvement»). Tolstoï, lui, resta plus longtemps attaché à l'idée du populisme« non révisé» (à distinguer du populisme « révisé» de Mikhaïlovski) .. Le populisme perdit son élan politique lorsque les révolutionnaires, vers le milieu des années 70, · perdant confiance dans les paysans décidèrent •

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