Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

E. RENAN es-sa/a, « les frères de la sincérité», se mit à publier une encyclopédie philosophique, remarquable par la sagesse et l'élévation des idées. Deux très grands hommes, Alfarabi et Avicenne, se placent bientôt au rang des penseurs les plus complets qui aient existé. L'astronomie et l'algèbre prennent, en Perse surtout, de remarquables développements. La chimie poursuit son long travail souterrain, qui se révèle au dehors par d'étonnants résultats, tels que la distillation, peut-être la poudre. L'Espagne musulmane se met à ces études à la suite de l'Orient ; les juifs y apportent une collaboration active. Ibn-Badja, lbn-Tofaïl, Averroès élèvent la pensée philosophique, au x111e siècle, à des hauteurs où, depuis l'antiquité, on ne l'avait point vue portée. Tel est ce grand ensemble philosophique, que l'on a coutume d'appeler arabe, parce qu'il est écrit en arabe, mais qui est en réalité grécosassanide. Il serait plus exact de dire grec; car l'élément vraiment fécond de tout cela venait de la Grèce. On valait, dans ces temps d'abaissement, en proportion de ce qu'on savait de la vieille Grèce. La Grèce était la source unique du savoir et de la droite pensée. La supériorité de la Syrie et de Bagdad sur l'Occident latin venait uniquement de ce qu'on y touchait de bien plus près la tradition grecque. Il était plus facile d'avoir un Euclide, un Ptolémée, un Aristote à Harran, à Bagdad qu'à Paris. Ah ! si les Byzantins avaient voulu être gardiens moins jaloux des trésors qu'à ce moment ils ne lisaient guère ; si, dès le v111e ou le 1xe siècle, il y avait eu des Bessarion et des Lascaris ! On n'aurait pas eu besoin de ce détour étrange qui fit que la science grecque nous arriva au x11e siècle, en passant par la Syrie, par Bagdad, par Cordoue, par Tolède. Mais cette espèce de providence secrète qui fait que, quand le flambeau de l'esprit humain va s'éteindre entre les mains d'un peuple, un autre se.trouve là pour le relever et le rallumer, donna une valeur de premier ordre à l' œuvre, sans cela obscure, de ces pauvres Syriens, de ces filsouf persécutés, de ces Harraniens que leur incrédulité mettait au ban de l'humanité d'alors. Ce fut par ces traductions arabes des ouvrages de science et de philosophie grecque que l'Europe reçut le ferment de tradition antique nécessaire à l'éclosion de son génie. En effet, pendant qu' Averroès, le dernier philosophe arabe, mourait à Maroc, dans la tristesse et l'abandon, notre Occident était en plein éveil. Abélard a déjà poussé le cri du rationalisme renaissant. L'Europe a trouvé son génie et commence cette évolution extraordinaire, dont le dernier terme sera la complète émancipation de l'esprit humain. Ici, sur la montagne Sainte-Geneviève, se créait un sensorium nouveau pour le travail de l'esprit. Ce qui manquait, c'étaient les livres, les sources pures de l'antiquité. Il semble au premier coup d'œil qu'il cdt été plus naturel d'aller les demander aux bibliothè(l.ues de Constantinople, où se trouvaient les origmaux, qu'à des traducBiblioteca Gino Bianco 357 rions souvent médiocres en une langue qui se prêtait peu à rendre la pensée grecque. Mais les discussions religieuses avaient créé entre le monde latin et le monde grec une déplorable antipathie; la funeste croisade de 1204 ne fit que l'exaspérer. Et puis, nous n'avions pas d'hellénistes ; il fallait encore attendre trois cents ans pour que nous eussions un Lefèvre d'Étaples, un Budé. A défaut de la vraie philosophie grecque authentique, qui était dans les bibliothèques byzantines, on alla donc chercher en Espagne une science grecque mal traduite et frelatée. Je ne parlerai pas de Gerbert, dont les voyages parmi les musulmans sont chose fort douteuse ; mais, dès le x1e siècle, Constantin l'Africain est supérieur en connaissances à son temps et à son pays, parce qu'il a reçu une éducation musulmane. De 1130 à I 150, un collège actif de traducteurs, établi à Tolède sous le patronage de l'archevêque Raymond, fait passer en latin les ouvrages les plus importants de la science arabe. Dès les premières années du XIIIe siècle, l'Aristote arabe fait dans l'Université de Paris son entrée triomphante. L'Occident a secoué son infériorité de quatre . ou cinq cents ans. Jusqu'ici l'Europe a été scientifiquement tributaire des musulmans. Vers le milieu du x111e siècle, la balance est incertaine encore. A partir de 1275 à peu près, deux mouvements apparaissent avec évidence : d'une part, les pays musulmans s'abîment dans la plus triste décadence intellectuelle ; de l'autre, l'Europe occidentale entre résolument pour son compte dans cette grande voie de la recherche scientifique de la vérité, courbe immense dont l'amplitude ne peut pas encore être mesurée. Malheur à qui devient inutile au progrès humain ! Il est· supprimé presque aussitôt. Quand la science dite arabe a inoculé son germe de. vie à l'Occident latin, elle disparaît. Pendant qu' Averroès arrive dans les écoles latines à une célébrité presque égale à celle d'Aristote, il est oublié chez ses coreligionnaires. Passé l'an 1200 à peu près, il n'y a plus un seul philosophe arabe de renom. La philosophie avait toujours été persécutée au sein de l'islam, mais d'une façon qui n'avait pas réussi à la supprimer. A partir de 1200, la réaction théologique l'emporte tout à fait. La philosophie est abolie dans les pays musulmans. Les historiens et les polygraphes n'en parlent que comme d'un souvenir, et d'un mauvais souvenir. Les manuscrits philosophiques sont détruits et deviennent rares. L'astronomie n'est tolérée que pour la partie qui sert à déterminer la direction de la prière. Bientôt la race turque prendra l'hégémonie de l'islam, et fera prévaloir partout son manque total d'esprit philosophique et scientifique. A partir de ce moment, à quelques rares exceptions près comme Ibn-Khaldoun, l'islam ne comptera plus aucun esprit large ; il a tué la science et la philosophie dans son sein. Je n'ai point cherché, Messieurs, à diminuer le rôle de cette grande science dite arabe qui

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