Entretiens politiques et litteraires - anno III - n. 25 - aprile 1892

PRIX : SOIXANTE CENTIMES ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRES PUBLIKS ll>o'1SUELLEl!ENT SOMMAIRE 1. Rémy de Gourmont : L'idéalisme. 2. Pierre Quillard : L'anarchie par la littérature. ;-t Edmond Cousturier: CuriositiSs mécéniennes. 4.. H. de Régnier : Le combat dans la forêt. 5. F. Vielé-Griffin: Autobiographie de Watt Whitman. H. Bernard Lazare : Des critiques et de la critique. î. Les liv1·es. 8. Xotrs et "'.\'otules. PAlH~ l'.!, PASSAGE :-i"OLLET, 12 Avril 1892 1 i,•po~ilam; g,•11éral,Librairie Charles, 8, rue i\Ionsieur-le-Princ• I, tt r') '~1'10 Btcinr.o

b1 ll 0 0l ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIHES Sept francs. Adresser toutes les communications à M. BERNARD LAZARE, Di1•ecteur 12, Passage Nollet li est tiré quelques collections sw· Hollande en souscrtption à ,,iu:;:t f1•ancs l'an. Pou1~pa,·aît,·e: A MOI ' • PAR PAUL ADAM AUTEUR DE : Etre - En décor - L"essence de Soleil - Cltair molle -- Soi · La Gièue ~ Roùc Rouge - Le Vice /Utat. En prépat•ation , D I E U .

L'IDÉALISME Ce mot traine dans les journaux : des gens_ aussi vains que fil. pelpit se perme1tent de l'écrire, croyar1t le comprendre; les ufo-chrétiens en font usnge avec l'aplomb de l'apprenti sorcier de Gœthe; }I. de Vogué chevauche ce nrnnche à balai. - et de ce balai :i\I. Desjardins balaie la sacristie; c'est le mot à tout faire. Pour ces simplistes, un peu bornés, l'idéalisme est le contraire du naturalisme,- et rnilà; cela signifie la romance, les étoiles, le progrès, les chevn.ux. de liacre, les phares, l'amour, les montagnes, le peuple, toute la farce sentiment:tle dont on truffe entre gens du monde, les petits pains fourrés du thé de cinq heu,·es. Autrement, ces sots sïmaginent qu'irléalisme est synonyme de spiritualisme et qu'un tel vocable relè\"e de la juclir;1tut·r de }I. ::-Simonet de }I. Déroulède; qu'il clame une doctrine morale et consolatoire; que les familles y puisent quelque vigueur à procr·éer: les conscrits, de renthousia<ime; lcspaunes, de la résignation. }fais non, -- • cl il importe de cartonner à cette page 1P dictionnaire des lieux communs: lïdéalisme est une doc-- trine immorale et dése:;pérante; anti-sociale et anti-hu maine, - et pour cela lïdéalisme est une doctrine trè,; recommandablr, C'.1 un temps où il s'agit non de conscrYer, mai;; de dt'•truirn. En rnici le sommaire. :-.chopenlrau<'!'ré,rnme ainsi les principes de l'idéalisme posés par Kant : ,< Le plus grand serrice l[Ue Kant ail BibliotecaGino Bianco

- 14.6rendu, c'est sa distinction entre le phénomène et la choseen soi, entre ce qui paraît et ce qui est : il a montré qu'entre la chose et nous il y a toujours l'intelligence, et que par conséquent elle ne peut jamais être connue de nous telle qu'elle est. » Théoricien de i'idéiilisme, Kant n'en est pas le trou Yeur; Platon fut rigoureusement idéaliste; saint Denys l'Aréopagite proféra : « Nous ne connaissons pas Dieu tel qu'il est et Dieu ne nous connait pas tels que nous sommes »; enfin les réalistes du moyen àge professaient, eux aussi, la douloureuse relativité de toute connaissance, que toute notion n'est que d'apparence, que la vraie réalité est insaisissable pour les sens comme pour l'entendement. Les conséquences logiques de ces aphorismes sont nettes : on ne connaît que sa propre intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial et unique que le moi l1étient, véhicule, déforme, exténue, recréé selon sa personnelle activité; rien ne se meut en dehors du sujet connaissant; tout ce que je pense est réel : la seule réalité, c'est la pensée. La relativité de l'extérieur étant bien établie, nul be:;oin, théoriquement, pour le moi, de se mêler ù de problématiques contingences; il se suffit it lui-même, et il le faut, puisqu'il est isolé de ses semblables antant que deux planètes du système solaire. Convaincn que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle (en cc sens qu'elle capte l'éternité, comme un œil capte la lumière); conl'aincu gu ïl est seul et impénétrablement seul, comme 1rne molécule douée seulement d'un pouYoir de cohésion; convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire, puisque dans sa course à la connaissance, ce colinmaillard, il n'emprisonne jamais que son pérenne! et fastidieux moi; hien assuré qu'il ne peut sortir de l'état égoïste que pour retomber dans l'état per-égoïste, - l'idéaliste se désintéresse de toutes les relativités telles que la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la famille, la procréation, ces notions reléguées dans le domaine pratique. Un individu. est un monde; cent indiYidus font cent mondes, et le::; uns aussi légitimes que les autres: l'ldéaBibhotecaGinoBianco

- 147 - Jiste ne saurait donc admettre qu'un seul type de gouvernement, l'an-archie; mais s'il pousse un peu plus avant l'analyse de sa théorie il admettra encore, avec: la même logique (et a\·ec plus de complaisance) la domination de tous par quelques-uns, ce qui, d'après l'identité des contraires, est spéculativement homologue el pratiquement équivalent. L'idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait au despotisme; l'idéalisme optimiste de Hégel se résout dans l'anarchie: il suffit d'évoquer la méthode des différenciations pour donner raison à Schopenhauer. Tous les hommes, par cela seul que leur cervean fonctionne, se représentent un monde; mais peu d'hommes se représentent un monde origin~l. Considéré comme une entité, l'ensemble des cerveaux humains est pareil à un four à porcelaine d'où sortent successivement des millions de pièces identiques et banales; une sur un million apparait bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d'étranges dessins imprévus et fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, 1·atee (1): cette pièce de porcelaine, c'est la représentation du monde conçue par les esprits supérieurs, par les génies. C'est, en somme, pour cette pièce unique que le four chauffe et il importe peu que toutes les autres soient anéanties, si celle-là demeure. :.Ièlé il la YioactiYe (qu'il dédaigne, peut-être par inaptitude) l'idéaliste jugerait des hommes comme de ces pièces de porcelaine; il les mettrait à leurs vraies places : les supérieurs en haut, les inférieurs en bas, - « le peuple étant fait pour obéir aux lois et non pour dicter des lois (2) ». (La théorie anarchiste emporte à peu prè3 les mêmes conséquences: en l'absence de toutes lois, l'ascendant des hommes supérieurs serait la seule loi et leur juste despotisme incontesté.) En conclusion, on bien lïdfalisme engage au désintéressement absolu de la Yie sociale; ou bien, s'il .;ondes- (1) Pièces ratt!t•s. - Villiers de l'Isle-.~dam, le lendemain de sa mort, fut qualifié de rate par ~r. Fouc1uier et 11uelques autres reporters. (2) Schopenhauer. BibliotecaGinoBianco

- 148 - cend à la pratique, il conclut à des formes cte gouvernement que tous les esprits sains et nonrris de doctrines · prudentes n'hésiteront pas à qualifier d'immorales, de subversives, d'incompatibles aYeCnos mœurs démocratiques, - et ces formes sont : l'anarchie, pour que l'influence intellectuelle soit exercée par ceux qui sont nés pour cette fonction; le despotisme, pour qu'il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, car, sans intelligence, l'homme mord. La vie sociale étant écartée, il reste un domaine où il semble que l'idéalisme pourrait régner sans nuire au déYeloppement de la mufflerie démagogique, l'art. lVIais, parler de l'art, à cette heure, serait une ironie par trop truelle: jadis, il fut libre;ensuite,il fut protégé; aujourd'hui, il est toléré; demain, il sera interdit. Pratiquonsle encore, mais. en secret; P.ndes catacombes, comme les premiers d1rétiens, comme les derniers palens. RE~IY DE G0URMOXT. BtbltotecaGino Bianco '

L'ANARCHIEPAR LA LITTÉRATUflE Dans leul's mandements de mauvaises parades fotaines, quelques scribes inférieurs qui se consacrèrent entre eux prétres de la pensée, pt·êchent le culte de l'action et exorcisent un démon f-emelle appelé littérature: pour édifier par l'exemple, ils se ~ardent cle montrer aucun talent et manife:3tent aYec piéte la plus persévérante reconciation à lïntelligence. Ils combinent le catéchisme de J.-B. Say. liHe de chevet de M. Joseph Reinach (1), avec la recoupe de Tolstoï et quelques cantiques de l' Armée du Salut, et au lien du Paraclet, que nous attendons t,ms plus ou moins, annoncent en somme le règne de la sottise. Ce sont des prophètes à rebours; il y a fol't longtemps que l'a.Yènement de leur idole a eu lieu et elle détient le pouvoir sous le nom de« bourgeoisie» ou mieux de« classes dirigeantes <( et de <( gens éclairés ». :.fais ils essaient de tromper leur monde en affublant.de défroques insolites les Yicilles et dangereuses niaiseries que 1'011 commence à poursuivre d'une haine inquiétante; malhonn~te procéck, analogue à la supercherie des passeYolantsengagés autrefois les jours de renie par les officiers mah-ersateurs, pour compléter fictivement des compagnies insuf!isantes. Ces êtres sournois et malintentionnés se réjouissent, je pense, parce que l'on détruit ,\ :.Iontmartre, pour y installer une annexe du Sacré-Cœur. le mur où certaines personnes appartenant au inonde n1ilitai re furent autrefois fusillres: ils espèrent échapper au chfttirncnt qu'ils méritent ù. cause qu'ils ont outrep~ssé in- (l) Cf. I' Rcho de Pru-is du 2,3 mal's 181H. BiblioteccGino Bianco

-150 - solemment la licence de mal écrire. }fais cependant n'y a-t-il pas, à Pa.i·is et ailleurs, d'autres murs? Les ennemis de l'art, à défaut de génie ou même de sincérité, sont doués par la nature d'un inslinct presque infaillible; ils flairent que le seul fait de mettre aujour une belle œu ue, dans la pleine souveraineté de son esprit, constitue un acte de rérnlte et nie toutes fictions sociales; et comme ils tiennent à prolonger au tant que possible l'existence d'un état de choses qui leur agrée, leur attitude n'est pas surprenante.:.\fais parmi les formidables hérauts des antiques races opprimées, qui clament la justice prochaine etla destruction des 1yrannies plus que séculaires, quelques-11ns témoignent à l'égard des lettres une méli.ance sans doute irraisonnée et s'entêtent à considére1· les philosophes et les poètes comme des idéologues plutôt nuisibles et cle vains joueurs de flùte. Il me semble bien qu'ils ont tort et que la bonne littérature est une forme éminente de la propagande par le fait.. Et que l'on ne se méprenne point : je ne prétends pas opposer ici, selon une assez ridicule tradition, les « onniers de plume ,, aux trarnilleurs <lela mine, <le la glèbe ou de l'atelier, ni demander au moins des circonstances atténuantes en fa\·em· de ceux qui combattent directement, par le drame, le roman, la polémique économique et sociale contre !"ordre établi : il va de soi qu'un livre comme Sebastien Roch et comme !'Abbé Jutes contribue d'une manière apparente et indubitable à ruiner la supcr,;tition de la loi, du sacerdoce, de la patrie, de la famille et de la propriété. De même quand saint Ambroise écrit : « C'élait un riche aussi qui fit appCll'ter it « sa table la tête du prophète panne : il n'avait point « trouYé pom la danseuse d'autre salaire que d'ordonner « la mort d'un pauvre», lïrnnie terrible rnle à trnvers les siècles et Ya frapper aujourd'hui, demain, toujours les tétrarques, les pharisiens, le5 marchands d'or. Non, ce serait tricher que de mettre en usage des argnments aussi grnssiers et toute œuvre, fulminât-elle l'anathème contre les jours futurs, qui atteste quelque grandeur (1) Liber de :Vabuthe Jezracl th((, cap. v. BibliotecaGinoBianco

- 151 - et quelque noblesse, uniquement parce qu'elle existe, détruit, quand on les confronte aYec elle. les médiocres mensonges par où subsiste l'autorité des gouvernements. Il n'y a pas d"affirmation de la liberté individuelle plus héroïque que celle-ci : créer en vue de l'éternité, au mépris de toute réticence et de tout sacrifice aux préoccupations des contingences tl'ansitoires, une forme nouvelle de la beauté. L'apparition de cette me1·veille, éclose aux terres vierges de !'Absolu, oblige ceux qui la contemplent ;l se détourHer avPc di'.•goùt des basses hiérarchies qu'ils révéraient jadis par quelque serYilité héréditail'e; et pour une heure, ou pour jamais, la vilenie et l'abjection des fantoches dominateurs se révèlent ù eux, brusquement offensées par l'épanouissement d'une telle fleur. Ainsi, consciemment ou non - mais qu'importe?- qui- ("onque communique à ses frères de souffrance la splendeur secrète de son rêve agit sur la société ambiante à la nianière d'un dissolrnnt, et de tous ceux qui le comprennent fait, sou rent à leur insu, des outlaws et des ré\·oltés. Il faut aYouer que l'explosion de quelques bombes de dynamite frappe de terreur les esprits vulgaires. ~lais cet aITolement de surprise dure peu, juste le temp:; ùe foumir prétexte aux représaille~ de la police et de la magi:;tralure; outre que les âmes sentimenlales· sont, non sans quelque légitimité, affligées par le meurtre inulile, et loujoms à craindre, d'enfant8 ou de pauvres diables étrangers à la classe des oppres8eurs. Puis on consolide les maisons ébranlées, on les illumine de vitres neuves et bientôt le souvenir de ce fracas inattendu s'efface des âmes rassurées. Au contraire la puissance destrnctrice d'un poème ne se disperse pas d"un seul coup : elle est permanenle et s,t déflagration certaine et continue; et Shakespêare ou Eschyle préparent aussi infailliblement que les plus hardis compagnons arnachistes l'écroulement du Yieux monde. PIERHE ÜlllLLAHO. BibliotecaGino Bianco

Curiosités Mécéniennes L'.-\rL cerlainemenl en esL arrivé à son degré le plus ha><clïntimiLé avec ,·ous. ""JSTIILER (trad. )L\LL.IR)1f:) Le traditionnel surnom de ::VIécène']Ui convenait assez l>ie11pour qualiliel' les protecteurs d'Art qne furent, :;i l'on veut de:; noms, les Conti, les Bignon, les Julienne, les Caylus, etc ... , se prononce rarement à prnpos de contemporains sans une accentuation filtrant l'ironie ou l'hyperbole, et rien ne semble plus justifié. Jadis le mécénat était un luxe de seigneur puissant, désinYolte et magnifique: à l'heure présente, de,·enu l'apanage des él'incés de la polifüJlle, de., membres honoraires de la galanterie, des retraiti:s tlc !"année ou aut1·es corporations, on peut le classer malgré son fanx--scmblant el l'opinion rec;ue, parmi les professions fot't lucratiYes et non patentées. L'indi1rntion supél'ieurn qu'on nomme Amour du Beau esl fort aLLénuée chez le :Mécène moderne, dont la Yertu professionnelle s'amalgan1e plus ,·olontiers d"orgueil, d'arnricc, de prodigalité, dï1ypocri:1ie, de ,,mité, d"envie et d'ignorance, aussi le mécénat s'exerce-t-il uniquement sui· les Arts dits plastiques, uu meilleur creuset pour cette fu ion d"appétils. \'oici pourquoi ramaleur cl'.\.rtqui all'ranchirait de la Yienomade un pol'Lc, ou l'éditerait ,·l ses BibliotecaGino Bianco

- 15~ - frais, qui aménagerait une salle de concerts et pensionnerait des exécutants pour jouer tel musicien n'ayant en guise de hù.ton d'orchestre qne le seul rouleau de ses œmres est rare comme la crainte des richesses, comme la satiété de l'or. Les rythmes d'un sonnet ou d'une symphonie se déroulent en magie d'étincelles qui mement de leur épanouissement, et de façQnsi preste, qu'elles ne valent q•ie dans leur continuité et ne ~'édifient que dans le souvenir. Consacrer une fortune pour mèler de l'impondérable et du rêve à l'existence, cela semble une folie en vérité trop contradictoire avec l'idée de possession qui préside impérieusement aux YOlitions de l'homme riche et le sèvre à jamais des bonheurs intellectuels. AusHi les Arts du dessin qui d'ailleurs parlent une langue que tout le monde croit comprenrlre sont-ils plus goùtés. La peinture principalement, la peinture devient pour le Mécène un succédané de la Yaleur de portefeuille, mais moins banale et susceptible de fluctuactions ascendantes plus probables; en outre, les tableaux sont des Qbjels mobiliers et décoratifs, accessoires indispensables aux tenture<.; d'un intérieur cossu et peu encombrants, puisquïlssesuspendent; le richard en vend et en achète avec ostentation, il montre sa galerie non sans orgueil, presque l'orgueil de la patemité; il sert à qui visite ses toiles tout un glossaire de termes techniques ramassés sous des talons d'experts; puis tel tableau se rehausse d'une longue histoire, tel autre, œuvre de transition entre les deux manières du peintre, vaut son prix par sa rareté, le Mécène en a refusé vingt mille francs; œlui-là ira au Louvre, celui-ci vaut une paire d'alezans -dorés... Par intérêt et par vanité, re Mécène du peintre se pm,- sera de l'intermédiait·e du marchand de tableaux et fréquentera les artistes sur les toiles desquels il flaire la hausse; son enthousiasme n'a point d'autre origine, et son goùt, pour une école, ne pèse pas plus devant des considérations esthétiques que son mépris pour une autre. BibliotecaGino Bianco

- 154 - La première Yisite du protecteu1· d'art chez un peintre, fournirait ù un vaudevilliste le motif d'une admirable scène it faire. En cette circonstance, le :.\fécène doit regretter de ne pou voir s'offt-ir sous les apparences polychromes d'un rlégant bonquet de fleurs pour anticiper un bon accueil, aussi, à défaut d'un expédient tel ou similaire, néglige-t-il de mettre une sourdine à l'or qui emplit ses poches, ne doutant pas qu'une première affaire doive être désastreüse. Puis, comme en pal'eil milieu un marché ne s'engage jamais sans préambule, le :Mécène entame sur l'art une profession de foi, monte passionnément it l'échelle des opinions qui lui stmblent unanimement consenties, quitte ù en descendre aussitôt un it nn les échelons au gré de son hôte, avec un souple génie de la mimique du renoncenwnt, de l'euphémisme et de la réticence qui le conduisent it des avis tout contradictoires, c'est le prestige de l'hypocrisie : Polonius <,nrvécu it l'épée d'Hamlet. D'ailleurs, lit ne s'arrête pas la marche des frais gén<'·- raux. A.près la première visite et la première négociation, Je :.\Iécènequi a entrepris un artiste, met en jeu, Yis-à-Yis de son protégé, l'es expédients qui triomphent mème des gens d'affaires. Ce sont les sùt·s appàts des diners, fdtes et gracieusetés au prix desquels il devient nn ami et se targue de cette qualitt'>pour recevoir cher. soi l' Art après le peintre, -· par l'escaJier de service. On a cornmencé par le débours de 1a forte somme, on finit par le prix d'ami ou l'obtention gratuite et le« doit et aYoii· » se résout par un bel actif à « l'Hôtel » ou cher. le marchand de tableaux . .-\. qui le tour? L'ignorance verbeuse du Mécène moderne qui grossit chaque jour le sotfüiana des peuples est le meilleur cri tériu 111 cln m.Spris imbécile dont celui-ci enveloppe toutP. -œuue artistique qiü ne représente pas une va!eu1; marchande; il est inutile, an nom même de !'Art, d'en axoir cure, et mieux vaut répondre à l'allégation de cc nourricier des Artistes» qu'on pourrait objecter en faveur du riche collectionneur, dire qu'elle ne se soutient pas :· l'amatem· de p&inture n'échange un morceau de pain que contre du gàBibliotecaGino Bianco

- 153 - teau, ou ce qu'il choisit pour tel; s'il lui al'l'iYe <lese tromper, le voici en butte à la risée de ses confrères qui saYent restituer en persiflage ce qu'à l'occasion ils ont dévoré en jalousie. C'est pourquoi la distin.c.tion traditionnelle qu'on accordait au surnom de Mécène est de nos jours parfaitement rompue, encore que le mot ait surYécu à la chose. Emro:--o CousTc1-uEa. BibliotecaGino Bianco

LECOMBADTANSLAFORET A BEH:\"AHD LA-:AHE li est, dans la mémoire des siècles, d'involontaire::; vic·- times d'un destin implac,tble dont l'aventure semble porter en elle la prnuve d"une secrète Loi perpétuée à travers les larmes des yeux et l'incohérence des cœurs, car, hélas! les Etres t1ue l'amour a asc:ignés l'un à l'autre pour leur réciproqae bonheur l'aliènent par une sorle d'incompatibilité occnlle, une force d'hostilité qui se révèle en eux comme une présence surnaturelle, maligne et interne; et, c'est alors que l'inconscience de cet enchantement les voue ,·l se méconnaître et il souffrir ùe leur joie dégénérée. Le même prestige de malice ks isole l'un de l'autre. Ensemble ils subissent d'imaginaires absences plus douloureuses que la Mort, et, face à face, ils sont comme des étrangers; mais aussi, si, à travers la Vie et l'Ombreinsidieuse où un G."mie ou une Fée, par quelque artifice de leur astuce, semblent les avoir perdus comme dans une obscure forêt, ils se rejoignent etse reconnaissent sous les masques d'illusion BibliotecaGinoBianco

-157 - qui les ont défigut'és, quelle joie pt'ofonde à se t'etrouver hors du sot'tilège évanoui, ù. se retrou\·er fùt-ce pour se meurtrir encore et en mourir! I En un lieu d'at'bres et de fleurs, près d'une Mer qui n'était point tentatrice de leur mélancolie car ils ignot'aient toutes choses qui, du rêve ou du désit' d'un seul instant, deviennent l'irrémédiable tourment des âmes qui les ont songées, placés là par un Génie et une I◄'ée oublieux de l'antique conflit qui sépare leurs races divines d'une inimitié natale, deux Enfants y grandirent leur beauté d'Ephèbe et de Vierge. Toule.3les merveilleuses douceurs de ce jardin enchanté passèrent en eux, et, on eùt dit que d'avides innocences de regards et d'extase transportassent en leur âme une perfection équirnlentc aux terrestt'es splendeurs parmi lesquelles ils vivaient. Tant d'oiseaux chantaient dans le vent Je la l\for qu'il s'en était apaisé et il y eùt au ciel des sicrnes de bonheur éternel. La quiétude·des nuits était plus que du silence et les Parrains avaient disparu, laissant seule la double et paciJique enfance grandir sans saYoit· qu'ù une heure fatale les Dispensateurs célestes de son sort reviendraient obéit· à la délégation d'adversité qu'ils représentaient. Car il faudrait que des mains mystérieuses weuglent ces yeux et mettent entre ce bonheur le signe qui pervertit les destinées. Un soir d'années vécues parmi les fleurs et qu'ils ne dorlnaient pas, leurs bouches scellèrent l'emprise des Amants, un soir qu'un astre brùlait au fond du ciel. Leur sort, aussitôt cessa d'être unanime. Un double rapt ailé les déroba à l'amour, et les Perturbateurs inexorables intervinrent pour leur œuvre riYale, tandis que, dans la nuit chaude de l'activité des sèves, une forêt imprévue crùtsur le terrain de tant de félicité, le long de la mer, sous les étoiles, inextricable et pleine de tl'oncs où semblaient se tordre dans l'écorce des formes doulouremes el des apparences nocturnes. B1bliotecaGino Bianco

--158 - II En pt'oie à la dirnrgence de l'exil ils ne pouvaient rien contre la double fot'ce qui les opprimait. De froides cuirasses d'un fer niellé de toutes les fleurs stériles des prairies souterraines counirent leurs poitrines. La voix frêle de la jeune tille se grossit de la sonorité du casque et la voix forte de l'éphèbe s'étouffa sous la matité de la visière d'ait'ain. Le glaive, la lance, l'armure leur attribuèrent, d'accol'd avec l'o.cculte puissance qui les maîtrisait, poul' la douloureuse aventure de leur destin, les apparences guerrières d'un Amadis etd ·une Marphise, et tous deux partil'ent, guidés par le:.irs Arbitres despotiques, chacun ù une orée de la forêt, s'aimer d'un amour misérable et privé, ù travers les terres, les monts, les chemins, les villes, à tra rcrs eux-mêmes! 111 Vers les mystérieuses querelles des at·mes ils allaient par des routes di verse;,. Lui chevaucha d'abord de mornes landes piel'reuses pl'Olongées sous le ciel Yide en des silences transpercés d'oiseaux criards dans le Yent qui, d'une aile immense, parcourait la nudité muette des vastes plaines. Son ombre sous le soleil ou sous la lune le précédait comme un fantôme déjA las qui se couche1'ait toujours pou!' dormir et qu'éveilhüt le pas du cheval qui, de luimême, vers le soir, s'arrêtait pour manger la mousse des rochers humides de ,;ources minces jaillies de l'entraille de la pierre en claires et patientes larmes. Son armure déjù, ternie était fruste de poussière, et il passait, lueur sourde, .~ur l'obscut'ité du sol et parmi la ténèbre nocturne. Elle! marcha, longtemps, à travers des mal'ais où Cl'OUpissait l'eau extt'avasée de la mer; le sel de cette stagnante amertume cristallisait aux rives paludéennes une poudre adamantine; J'herbe était amère comme le pain du pauvre, et les arbres si gt·êles que le soufle du vent les ployait comme des roseaux; et ces humides salines se désséBibliotecaGino Bianco

B b ote -159 - -chaient, raréfiant une eau mortelle aux mirages d'étoiles tombés s'y éteindl'e. C'estainsiquïls allaient parmi la tristesse des abandons. Gn soir, le hasard ou une incurie de leurs destins ennemis faillit les rèunir. C'était au bord d'un lac, sourdant sur le plateau d'une montagne ardue, un lac! tristesse de toutes les larmes <les sources des landes et de l'infiltration des mal'écages, €t, sous le crépuscule, figée en taie opaque d'œil qui a trop pleuré. Face à face, ils se tenaient ù l'opposite des riYes et l'ombre était entre eux et ils reconnurent l'astre qui antit hrùlé sur leurs baisers, mais cette appal'ition du ciel de jadis en l'onde terne était si morne qu'ils tournèrent leurs chevaux et sans s'être vus s'enfuirent dans la Nuit. lis connurent dès lors toute l'abondante angoissed'errer seuls par des paysages si tristes qu'ils étaient désertés des oiseaux et où les lions baillaient en Y hurlant leur faim, les sables nus où l'empreinte des pas· semble s'emplir de sang quand le soleil occidentai ,·er e sa pourpre sur la soli lude, toutes les soifs des midis, et le5 terrenrs des âmes au cr{•puscule, parmi l'ombre. les défilés <l'abruptes roches. les gorges que comble le flot de torrents <l"uneeau si froide aux pieds qui s'y trempent qu'elle glace le front et gèle la pensée, d'autres tlésséchés et qui roulent rncore un silencieux tumulte de pierres 1 L'ombre des montagnes pesa de tout son poids sur leur âme. Parfoii;: ils découvraient des vafü•es exubérantes de grasses verdures où les sources fumaient comme des haleines, parmi des fleurs plus fraîches que des chairs d'rnfanl : délices d'ombres et de calmes, évanouies en souYenirs de songes 1 Et si, clans leur errance aveugle, ils suivaient les mêmes themins, c'était quand la pluie ou le vent avaient effacé aux poussières muettes leur successif passage. IV Les Villes! parmi les Yergers où les tireurs d'arc qu'on aperçoit gesticulant ,1. traYers les al'bres percent des cibles

- 160 - en forme de cœurs et de bêtes et atteignent de leurs flèches, par parade, les fruits mûrs qui pendeut aux branches, près des fleuves où des barques croisent leurs rames et leurs proues façonnres de simulacres prolecteurs et leurs poupes dont les paYi1lonsde soie trainent en l'éven - tail des sillages, au bord des routes où passent les marchands, les vagabonds et les astrologues, près de la mer, les Villes ouvraient leurs portes de chênP-, de bl'Onzeet d'or à la Guerrière inconnue. Les grandes dalles des places sonnaient sous le sabot de son cheval et, parfois, au lieu d'une simple curiosité à la voir c'était un enthousiasme pour sa vaillance et des cloches l'accueillaient et des pal:nes qu'elle Mtournait du geste. Souvent son renom de victorieuse était parvenu là par quelque chevalier qu'elle avait vaincu sur les chemins et fier de montrer sur ses armes faussées la trace des coups reçus et, à sa poitrine, une délicieuse et douloureuse blessure, baiser crnel de la Vénus armée. L' Agressive avait tiré l'épée de la Fée dont l'esprit était en elle et elle se plaisait, avec une morne ardeur, à sa tàche. Souvent, elle appuyait la pointe aiguë sur quelque cœur prostré de défaite pour l'audace d'avoir aimé, et, parfois, c'était comme pour assouvir un instinct secret si les yeux ou la voix du téméraire lui rappelait quelque chose du frère perdu! et, partout ainsi, elle rencontrait un inr.essant fantôme formé de profondes mémoires, et qui renaissait toujours, et toujours, obéissant à un despotisme supérieur, - le même qui lui avait ravi sa joie - elle s'acharnait contre les apparences du passé, cherchait de nouYeaux combats et souffrait dans son âme a\·eugle. V Quand il traversait les hameaux les filles enamourées suivaient la poussière de son cheval et s'accrochaient à sa selle pom· baiser sa main sous le froid gantelet qui glaçait leurs lèvres. Longtemps, elles pleuraient le deuil de son passage BibliotecaGinoBianco

- 161 - assises, dans la cendre, à l'cUre noir, on, au seuil des ·portes; et leurs longs cheveux cachaient le mal de leurs faces pftles. Parfois il croisait des cortèges de moines portant, pieds nus, aYcc des psalmodies, à traYers des plants de c~1près dont les ombres étaient des larmes, en une bière d'ébène, des princesses mortes couchées sur des lits d'asphodèles ou des brassées de lis et à sa demande aux pleureuses : Qui était celle-là dont l'obsèque fürnrie était presque nuptiale? la réponse, à traYers des pleurs: Ceci fut la petite Princesse Floriane qui vit passer le cheYalier Amadis et qui est morte de l'aimer, si triste en sa chambre au haut de la tour du Ponant que le soleil avait pitié d'elle et éteignait ses rayons avant qu'ils atteignissent la fenêtre. Des cités encorbellées de murs de pierre, vers les Fontaine$ où il songeait it l'écart tandis que son chernl broutait l'herbe fine, des cortège. de Yiergcs descendaient Yers lui par les ~hemins en lacet ,\ travers les orges et les blés. Leurs pas légers se mêlaient au soupir du vent en lcnrs cheveux. Les plus folles portaient des lampes éteintes; quelques-unes cueillaient des fleurs pour s'en parer et toutes venaient lentement à lui, en Jongues robes blanches, aYec des couronnes d'anémones et des écharpes dorées, et longtemps, elles le considéraient sans que senment il les vit. Des courtisanes, ruées en désordre de rires et de pas et dont beaucoup étaient nues aYec dnrs joyaux en leurs éclatantes toisons, lui poussaient le coude, et. c:llors,iI se le,,1it pour reprendre sa route et s·arrêter·de nouveau, plus loin, à quelque carrefour', sur une pierre : un jour il fut suivi en sa fuite ~ar une enfant blonde et comme ptde d'avoir longtemps songé de lui, et silencieusement clic déposa sur ses genoux un bouquet de petites fleurs dont l&parfum lui fit lever la tête et il parla ainsi it la persévérante runoureuse: « Lüs-,e-moi c-arje souffre de l'irréparable cloulenr c1·un baiser unique et interrompu. Les lèvres qui me l'ont donné se sont fermées, et celle qn i était le trésor et la source inépui:,able de pareilles délices m'a été rade. Laisse-moi car je trouYe en ·toi la mémofre d'elle. \'os BibliotecaGinoBianco

- rn.2 - cheYeux seraient pareils s'il était une chevelure qui Yalut la sienne mais tu n·es qu!une image perfide et une illusion de (·e qui fut, et cesse de vouloir en éveiller le mensonge, toi qui ne peux m'en rendre l'identité car il me manquera to11.ioursde c·roil'e que tu puisses être celle qui n'est plus .. \h ! si tu étais plus elle que tu ne sembles l'être et autre qu'une apparene;e approximatiYe où je retrouve Loule ma douleur san:-, pouvoir y intégl'er ma joie,comme je me précipiterai:-, Yers tes hras, mais, va-t-en, quelque mystère m'a frustré de mon bonheur et l'énigme de moimême n'est pas à se résoudre. >> Et comme l'Enfant le regardait aYec des yeux qui semblaient l'encourager à quelque connivence crédule dont l'acquiescement dissoudrait l'obscure astuce, il la repoussa et mit le pied à l'étrier. Elle se pendit ù son cou et se laissa enlever jusqu'à la selle, mais un cabrement du haut cheval secoua l'étreinte des hras frêles et elle tombait la re1werse parmi les fleurettes de son bouquet éparpillé; et le chernlier galopa loin d'elle, sans tourner la tête, sur son palefroi, la menaçante corne de son frontail en anêt, rué vers l'ombre, à traver::; le cri'.•puscule comme pour enfoncer son maître plus profondément en l'inextricable dédale d'un destin? Vl ll parcourut des plaines immenses sous la nuit, l'aurore etle midi et, au tomber du soir, il entra dans une grande forêt <lefleurs et d'arbres, poussée le long de la mer. sur des dunes rongées de vent et d'écume. Des souffles mélancolique~ mouraient p,lrrni le feuillage. La futaie où il enait élait comme un emblème de douleur et l'effet <l'un miracle de nature. Des formes captives souffraient dans les troncs où larmoyaient <les résines cristallines; des nodosités de branches étaient des gestes de poings fermés; des racines se crispaient semblables à des pied~ pris au sol, cl d'étranges oiseaux nocturnes, sinistres songes, ben rtaient en un lourd choc lamasse aYeugle de leurs plumes. C'était la forèt merveilleu~e grandie sur B1btiotecaGino Bianco

- Hi3 - l'espace désert d'un ancien paradis et il semblait, aux soupirs épars dans les feuilles, que des ombres de douces âmes y attendissent quelqu'un. Arrivé au bord d'une marc où son r,heval buYait en baissant la tête il Yit un autre chevalier sur la berge opposée. Il était Yêlu d'armes pareilles aux siennes, seulement une belle chevelure s'écbappait dn casque et la cuirasse bombait sur un sein de femme, et tous cieux, masqués et inconnus, se considéraient en silence, tandis que, du mufle clé leurs chevaux, les oreilles pointées etla queue inquiète, tombaient des gouttes, comme des larmes, dans l'eau î Il lui sembla aux cheveux reconnaître l'Enfant qui ressemhlait à la sœur perdue et il l'interpella : <( Est-ce bien toi qui viens encore à ma rencontre, Etrangère obstinée ? sous un asped guerrier et comme si tn voulais de force imposer à ma mémoire un aspect illusoire et violente!' ma fidèle doultmr et qui m'importunes!» Et sa voix était sourde et rude sous le casque. Et la fraternelle guerrière lui répondit d'une· parole qu'ampliüait la cavité sonore ùe la visière. « Je ne sais ce que tu veux dire, énigmatique parleur de l'ombre, mais je hais ta race amoureuse et brutale, à cause d'un amour arraché ! dont tu es le fantôme. » Et le pouvoir de la Fée et ùu Génie pour conjurer quelque occurrence réconciliatrice et dessillée, par la colère de ce défi, au nom de choses mystérieuses, les poussa à combattre. Il fondirent l'un contre l'autre et leurs chevaux s'affrontèrent tête contre tête tandis qu'eux, dans l'ombre, debout sur leurs étriers, se frappaient, :'t grands coups de glaives, si fort que leurs cuirasses en pièces dénudèrent leur chair et en même temps avec un double cri de haine et u·amour tous deux se blessèrent. li s'étaient reconnus en ce cri, et, face il face, démasqués, comme si aYec leurs armures brisées fut tombé le redoutable enchantement de misère et d'absence par qui ils périssaient, ils se regardaient il tra,·ers Je crépuscule qui allait bientôt être pour eux la nuit éternelle, ils se BibliotecaGino Bianco

reaardèrent par delà les années et le sort, et le songe évanoui, et chancelants, enlacés ils churent côte à côte dans l'herbe haute. Et l'un deux murmura dans l'ombre car la :.Iort fait douce la voix, le soir! « Quelle étrange folie nous a séparés, ô mon tune, pom l'aventure ambiguë où nous 1)érissons victimes hélas! d'un pouvoir supérieur et surnaturel qui prit la place de nous-mêmes et que nous avons surmonté trop tard. Par la force rle quelle hostilité tout cela est-il arrivé? En l'impuissance de notre inconscience nous avons souffert l'un de l'autre par une mystérieuse et double absence qui était d'être autres que nous ne nous souhaitions et quand nolre mortelle erreur se dissipe enfin, c'est pour mourir des blessures que nous nous fimes alors qu'en proie à ce triste songe dont nous sommes éveillés pour nous rendormir à jamais en l'oubli funèbre! Quelle étrange folie, ô mon ùme, et comme ce soir est beau malgré la sanglante rosée don tl'herbe ploie. Regarde: l'astre qui brùla jadis à notre ciel consume entre les branches s·on inextinguible et dérnratrice clarté. Mais cornme ce songe a été long! plusieurs fois nous fùmes au point de lïnterrompre, entre autres où cette étoile se mira dans un la,: pour nous avertir que nous étions liL. Ah! comme nous tendions à vaincre le sortilège qui nous ar,cablait car malgré l'honeur de l'aventure nous nous étions présents par la pensée et nous conservions, enfoui sous l'obscurcissement passager et la cendre de notre joie, l'idée de notre amour. Les bons chevaliers qui venaient ployer les genoux devant toi et dont tu répudiais l'hommage étaient cles retours abdicateurs de moi-même et les vierges repoussées à vouloir m'aimer furent d'occultes tentatives du rappel de ton amour à ma folie, mais il fallait que le double cri, douloureux et efficace du sortilège transgressé par l'acrord rénova.teur de nos désirs, fut poussé, dans le désastre d'une nuit funeste, pour que nous nous reconnussions. Ecoute, le feuillage ne frissonne plus, les souffles qui y étaient nos don ces âmes d'autrefois sont rentrés en nous B1bliotecaGino Bianco

- 165 - et notl'e dernier soupir, ô mourant, û mourante, fera seul tressaillir la paix des grands arbres. ,, Et côte ,l côte, en leurjeunesse détruite et reconquise, parmi l'herbe et les hautes fleurs silencieuses, ils gisaient, en l'accord d'une étreinte mortelle, unir leurs blessures muettes et leur sang taciturne. IlEXRI DE HÉGNIER. BibliotecaGino Bianco

AUTOBIOGRAPHIE DEWALT.WHITMAN \Yalt \Yhilman est mort. Le 21t janYier de cette année, le New-York llcrald consacrait au seul poète amé-ricain un article: « Entre maintes au1res choses, \Valt \Yhitman réprouve la littérature nécrologique. Dans un de ses poèmes il a pris soin d'exprimer le peu de cas qu'il fait d'une forme de littérature qui /on l'a dit) enrichit la mort d'une nouYelle terreur. (< Quand je lis le line, la biographie fameuse, C'est ceci donc, (me dis-je) que l'auteur appelle la Yie d'un homme? Et de même quelqu·un, quand je serai mort et en allé, écrira ma Yie? Comme si aucun homme saYait quoi que ce soit de ma vie. Je pense souvent que moi-même je sais peu ou rien de ma propre vie réelle . .A peine quelques suggestions, quelques Yagues, diffus points de repère, déroutants, chercherai-je ù retracer ici pour mon propre nsage. » Son histoire sq poursuit ainsi : « Je suis né, le 31 mai 1819, clans la ferme de mon père ù \Vest Hilles, L. I. Etat de Ke,Y-York. Les gens de ma famille, ht plupart fermiers ou marins furent du côt-éde mon père d'origine anglaise: du côté de ma mère (Van Yelsor) d'origine hollandaise. li y eut d'abord, et longtemps, une grnnde famille d'enfants; j'étais le second. ~ous fùmes il Brooklyn quand j' Nais encore en robe, et lit ù Brooklyn je grandis hors de mes robes; puis comme gari:onnet, ensuite comme garçon, je fréquentai les BibliotecaGinoBianco

- 167 - écoles publiques, d'abord, et pris clu travail dans une imprimerie. A seize ou rlix -sept ans seulement, et pour deux années, j'allai enseigner dans les écoles rurales, dans lrs comtés de Queens et Suffolk (Long.-lsland) et je vécus <:,t et lh. Puis retournant à New-York, je travaillai comme imprimeur et écrivain (avec parfois un écart« poétique»). 18118-li.9-. Vers cette époque je partis fairP un Yoyage de loisir et de travail (avec mon frère .Jeffe) à travers les Etats clu centre et descendant l'Ohio et le '.\Iississipi. Demeurai pour un temps ,·t la ~ouvelle-Orléans, y travaillant (ai vécu pas mal ùe 1emps clans les Etats d n Hud). Après un temps retournai vers le Kord, remontant Je l\lississipi, le :\fissouri, etc ... ; et, par la Yoie des grands lacs :\Iichigan, Huron, Erié, aux chutes du ~ingara et le bas Canada, rentrant enfin à travers l'Etat de New-York et descendant !'Hudson. 1851-M. - Occupé au travail du htttirnent ù Brooklyn (pour quelque temps, au Mbut, m'étais occupé à imprimer un journal quotidien et un hebdomadaire). 1855. - Perdis mon cher père c-ette année ... commençai à impl'imer « Brins â'he1·be » pour de hon, après m,iints manuscrits, fontes et refontes. (.J'eus grande peine it laisser ile côté les « touches poétiques. n mais j'y parvins, ;'t la fin.) 1862. - Au mois de décembre de cette année, descendis vers le « thétltre de la guerre >> en Virginie. Mon frère Georges porté comme grièvement blessé t1 la bataille de Fredericksburg (ponr 1863 et l 864 voir Spt!cimen Days). 1865-71. - Classé comme employé (jusque fin 73) au ministère de la Justice, à \Vashington. (~ew-York et Brooklyn semblent plus mon chez rnoi: j'y suis né et y fus éleYé et y vécus, enfant et homme, pour trente ans. Mais je vécus plusieurs années à \Yashington et ai visité, y séjournant, la plupart de,- Yilles de l'Ouest et de l'Est). 1873. - Cette année je perdis ma chère, chère mère et, 1111 peu annt, ma sœm :\Iartha (le» cleux rneilJeurcs et doul:es femmes que j'aie jamais vue$ et connues, que je compte jamais voir.) BibhotecaGino Bianco

- 168 - :.Vlêmeannée une pro:;tralion soudaine de paralysie qui couvait en moi depuis plusieurs années, s'était manifestée temporairement déj;'t mais avait été vaincue. ;.Jais marntenantattaque sél'ieuse, irrémédiable. Le docteur Drinkard, mon médecin de ·washington (de pr,3micr ordre) dit que c'était le résultat do ma tension nerveuse it \Vashington et aux avant-postes en 1863-64-65. Je ne crois pas qu'un homme plus gaillard, plus robuste, et plus sain ait jamais vécu, que moi de 1810 it 1870. Ce qui m'incita le plus ,'t m·en aller de gauche et de dl'oite faire ce que je pouvai8 pour les souffrants, les malades et les hlessés fùt Je sentiment de ma force et de ma santé (je me considérais comme inulvérable.) .J'abandonne le traYail à \\·ashington et vais m'installer à Camdem, N. J. où j'ai vécu, depuis, et où (sept. 1889 ) j'écris ces lignes. « Une longue époque de maladie ou de demi maladie, aYec quelques répits. Durant quoi ai réYisé et imprimé tous mes liues - publié <<Rameauxde KoYombre » -et entre temps, des voyagts aux Etats de la Prail'ie, aux. Montagnes Rocheuses, au Canada, à New-York au lieu de, ma naissance, à Long-Island, et it Boston. i\Iais la faiblesse physique et la guene - paralysie expliquée cidessus - se sont appesanties sur moi de plus en plus ces dernières années. » Le journ:i.liste amél'icain parle ensuite du banquet que lui offrirent le jour de son anni Yel'saire, le 31 :,[ai 188!l, « ses confrères n. Il cite des toasts: de M. Gilder, par exemple, sorte de parnassien ü0 lentueux qui a cette supériorité sur nos pamassiens de France qu'il s'incline très bas de,·ant la« forme» - ô rtbso:ument libre - du poète des« B1·ins d'herbe ». Il cite une lettre de l'anglais i\I. Hosett qui dit : « Je le considère comme prééminent entre les fils des hommes par sa largehumanité - lal'ge, profonde et resplendisslu1te, - et par sa pnissancede donner la.plus profonde etlaplus uniYel'sellc expression aux plus profonds, aux plus uni versels sentiments. » Le beau poète, le sociologue \Villiarn ::-.Iorris, salue \Vhitman comme un ami vénéré et ajoute:<( Je le regarde BibliotecaGinoBianco

- 169 - comme l'lln des hommes sans <Jlli la poésie dégénérerait en truc littéraire, sans sincérité et vide, sans valeur pollr tous ceux: qui mettent quelque prix à la vie >>. D'autres parlent, leur toast est peu digne d'être traduit. \Vhitman, enfin, à l'étonnement des reporters, prononce << moins de deux cents mots» (on connait le bavardage proverbial des Yankees) et, admirablement:« Je ne me sens nullement commandé de faire un discours, je n'en tenterai donc aL1CL1nto;ut ce qu'une con\'iction impérieuse m'a dicté, je l'ai imprimé dans mes lines de poèmes ou de proses. Donc, salut et adieu! » N.B. Quelques pages de \\'hitman ont été traduites en français; la première, Etoile de France (traduite par Jllles Laforgue, et imprimée dans la Vogue) est un généreux et enthousiaste salut d'espoir à la vaincL1ede 70 - et je c1·ois que cette voix domine d'assez haut, en somme, le vil et plat flao'Ol'nage cl'U. S. Grant, le boucher-président, politicien dont l'attitude vraiment immonde indigna le Père HL1go.- J'ai offert il y a dellx ans pour rien une traduction de "Whitman ù. l'éditeur Savine, il me fut gracieusement répondu que l'autellr de Brins d' 1Le1·be était « trop peu connu». F. V.-G. BibliotecaGino Bianco

DESCRITIQUES ETDELACRITIQUE « Il faut, a dit La Bruyère, q·u·un auteur reçoive aYec une égale modestie les éloges et lacritique que l'on fait de ses ouvrages». Je ne sais si ceux de nos contemporains que l'on encense suiYent le précepte du moraliste, mais ceux-là qui sont blf1més et critiqués me paraissent le méconnaitre. L'écrivain voit dans tout Aristarque un ennemi acharné etde son œuvre et de sa personne,et ce sentiment ne s'exerce pas seulementcontre quelques insulteurs professionnels, mais contre les plus graves et les plus scrupuleux des critiques. De lù ces reproches de férocité, ces accusations de méchanceté notoire, jetés ,·l quelques-uns de ceux qui furent conduits par les circonstances, ou par leurs dispositions naturelles, h porter un jugement sur les écrits actuels; de lil aussi la néeessité d'une justification pour les m.écnants et les féroces. Nul du reste n"étant en réalité plus critiqué que ces critiques, il est bon de leur conférer un instant pour défendre leur façon d'agir, les droits que l'on reconnait au moindre des romanciers. Et d'abord, grossièrement, on peut diviser les critiquP.s en quatre grandes classes : Celle des mauvais critiques, celle des critiques subjectifs, celle des critiques historiens, celle des critiques dogmatistes (il est bon de faire remarquer que les critiques des trois dernières classes peuvent également appartenir h la première). Si l'on admet -- comme on veut le faire habituellement - que le rôle de la critique est de désigner les belles œunes, de les primer et de les couronner, on peut dire que le mauvais critique est en réa.lité le meilleur. En effet, le mauvais critique est doué d'un instinct merYeilBibliotecaGino Bianco

-171 - leux qui lui permel infailliblement de discerner une belle œuvre, et par conséquent de l'insulter; mais le raisonnement n'ayant dans une telle affaire que fort peu de part, nous n'insisterons pas sur cette chisse, généralement mo_ins décriée que les trois autres, car les écrivains qu'elle loue étant les plus nom:)l'eux, puisque les plus médiocres, la soutiennent. Le critique subjectif est une manière de parasite; généralement incapable de produire par lui-même et de tirer de sa substance des idées propres à être bellement agencées, il se borne à butiner les idées des autres. Il vit de paraphrases, parfois ingénieuses, de commentaires, souvent lourds, mais toujours aux d()pens d'autrui. Le fond de sa nature est l'élégie, - si par élégie on entend lïnterventioninopportunecle l'êtretransitoire au milieu des essences, - anss;i, s'il est clouédu sens de l'hyperbole, il arrirnra rapidement à faire de sa personne le centre du monde intellectuel, il se considérera comme la raison des œuvres, comme leur fin aussi, et Goethe n'aura écrit Faust, que pour fournir matière ,),quelque scribe. Le critique subjectif pousse à l'ext1:ême cette préocupation de lui-même, car non seulement il nous dit l'état de son àme, mais enc,)re, s'il parle de Don ,Juan, il nous narrera les bonnes fortunes qui lui advinrent; s'il cause sur Rubenpré, il contera ses succès dans le monde et ses gestes de cavalier accompli, et sïl nous entretient de Porthos - tout arrive - il nous confiera des clt'.-tails ur sa force physique et sur ses goùts culinaires. Feu .Jules .Janin pratiqua magistralement cette sortcclecrilique, il en transmit les secretsù M.Sarcey qui les con th mystérieusement à un petit professeur de province qui séYit dans les journaux sous le nom de Jules Lemaître. (Jnant à la Yalenr de rette littérature, on comprend facilement qn'elle dépend de la valeur de celui qui la pratique, et il faut reconnaitre que quelque~ assez bons écrivains en ont parfois adopté la coutume. Stendhal. Sainte-Be.uve, :\1onsieur Tame, sont les parfaits modèles du critique historien dont :vronsieur Taine a ingèniensement étahli le catéchisme(!): « Etant donné une (1) H. T.,D,E, Histoire de ta Lit:,frature anglaise: Introduction. 81bliotecaGino Bianco

- 172 - litté1·atU?·e, une philosophie, une 'société, unal't, telle classe d'art, qitel est l'état moral qiti ta pi·oditit? et queues sont les conditions de t·ace, de 11wment et de milieu les plus propres à produi1·e cet état 1noral? » Voici le but des critiques historiens. (1) » Chaque soi·te d'm·t a son germe spécial dans le large champ de la psychologie humaine; chacune a sa loi ... Ce sont ces règles de ta végétatiQ11,humaine que l'histoire à présent doit chercher; c'est cette psychologie spéciale de chaque formation spéciale qu'il faut (aire; c·est le tableau complet de ces conditions propres qit'il (cmt aufoiwrl' hui t,·avail~er à com,poser. » Tels sont les principes des critiques historiens. Il n·est pas le lieu ici d'objecter à M. Taine, qu'il a attribué dans la formation de l'œuvre d'art une influence trop prépondérante au milieu et au moment, qu'il a partrop négligé l'individu, qu'il n'a pas assez considéré la réaction de l'artiste sur son temps, combien sou vent il le dirige au lieu de le suivre, combien il lui échappe par ses goùts, par sa fréquentation des génies morts et immortels, parsa«(ldéiitéaitx idées universelles» suirnnt le mot d'Emerson. Ce que je veux.dire, c'est que la tâche du critique historien, si ardue et si difficile dé,iit lorsqu'il s'agit d'une littérature passée, d'un écrivain dont des siècles nous séparent, est à peu près inapplicable it nos contemporains, car nous ne pouYOn5 guère écrire sut· chacun d'eux « ce chapitre d'analyse intime » qui est, suivant :VI. Taine, nécessaire pour les expliquer: documents et renseignements nous manquent, et d'autre part nous sommes assez mal ph1c(•s pour sarnir quel est l'état moral de notre temps. D'ailleurs l'école des critiques historiens qui a produit <leux chefs-d'œuvre : Port Royal et l' llistoil·e de la littéi'atui·e anglaise, lorsqu'elle a mis en œuvre des matériaux nombreux et qu'elle a étudié des manifestations lointaines, s·est montrée assez embarrassée pour appliquer· sa méthode au temps présent. Les Lundis de Sainte Beuve, et quelques études de M. Taine en font foi. Si donc nous n'adoptons,pour la pratiquer, aucune des (1) Jf. TATXF:, Histoire de la litlôrat1we anglaise : Introduction. BibliotecaGino Bianco

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==