Entretiens politiques et litteraires - anno II - n. 19 - ottobre 1891

\ DEUXIÈME ANNÉE. - VOL. Ill PRIX: CINQUANTE CENTilllES ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRES PUBLIÉS MENSUELLF.'JFST PAR )!, !<'RANCIS VIELÉ·GRIFFIN SOMMAIRE: 1. M. Paul Adam: L'Étoliition Dramatique. :2. M. A. Germain: Ceux de /'École. H. M. Bernard Lazare: Une Lettr·e. 11. M. Francis Vielé-Griffin : A propos des Chansons cl'Amonts • .5 Xotes et Notules. (Livres, :Musique, Théâtre, etc.) PARIS 12, PASSAGE XOLLE'f, 12 Octobre 1891 , li,t •ca Gino B1ar1c,')

ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRE AbQ'(l,nement : "Cx AN. • . • • • 5 francs. Adresser toutes les ccmmunications à M. BERNARD LAZARE, 12,. Passage Nollet Rn vente nit numéro rhez: MARPON et li'L,UL\1ARION id. id. id. id. id. id. id. id. LIBRAIRIE DE r,' AllT INflEPENDANT LIBRAIHIE NOU\"ELLE id. iù. 8ÉVL'. TRUCHY DENTU ::--ACl'AITRE TAHIDP. ,LUIATJ Vu.DIER ,VEIL TAILLEFER i\JE, r.11.\U~iOXT l ,EC.UlPION HARAXGER "t'RESS~~ et 8-ror.K : LIBRAIRIE nu M1rn.VEILLEux: A.. LEMERRE E. PAUL CRET'TJ:: J[ARTl:-- BRASSEUR AL'IÉ BRASSEUR JEUNF. Lfox VANmR GAGN1:: ET BOULIXIEl:l 10, Boulevard des Itn lirns. 4., Rue Auber. 3, Boulernrd Rt-1Iartin. 2, Rue Marengo. Galeri<>de l'Odéon. lJ, Chaussée d'Antin. 15, Boule\';11'(1des italiens. 3, rue de lu 8oëtie. 8, Boulevard des Italiens. 26, Boulevard des Italiens. .\.venue de !'Opéra. i2, BoulPvard ffaussnrnnn. t6-18, Boulevard St-Denis. î, Boulevard St-\larlin. ~. Boulevard De11ain. !:/. Rue du Havre. 6 7, Boulernrcl Malesherbe:s. 1, rue du Ifane. lt8. Rue <le Hivoli. 2. ·Passag<• du :--aun1011. 132, Rue Lara:'iNtf'. 9-11-13, Gal. ùu T.-l ..ra11çais. :29,Rue <If' Trévise. Passage Choii,eul. 100, Faubourg Saint-Honoré. Passage Véro-Dodat. 93, Faubourg Saint-Hon,.m~. 45, Chaussée d'Antin. Galeries de l'Odéon, 19, Quai Saint-Michel. 19, Boulevard Saint-?llichel. :'t BOROE.UJX : à MARSEILLE : à Nnrns LibrairieXoa velle, 8, pl. d~ la Coméùie· l'.hez Aubertin, rue de Paradis. à Hiwx1,:LT,ES : ,·l l ,IÈGE chez A. Catelan. rue Thoumayne. chez Lacomblez. rne des Paroissiens. chez Desoër. Et dans les principall's lJares o,: "•itain ((Pnflr~l. Libttairie Charles, 8. rnP \rnn•iP111·-IP-P1·it11·P. Bibl oteca Girie R1c•n1.o

L'ÉVOLUTIODRNAMATIQUE En v~rité le temps semble venu de créer un art dramatique propre à l'esprit de France. Les peuples jouissant de la considération historique possèdent tous le leur exprimé par de somptueux génies dont ils s'enorgueillissent convenablement. L'Allemagne peut se vanter de \Vagner et de Gœthe, l'Angleterre de Shake!>peare. L'Italie fêta Dante; la Grèce, Eschyle et Sophocl~; l'Espagne, Lope de Vega. Grâce à Poquelin de Molière, Pierre Corneille· et Jean Racine qui écrivirent d'après les œuvres antiques certains pastiches plein:; d'agrément et de vigueur, nous pouvons nourrir une idée approximative des plus Yieux dramaturges. Qu'on se garde toutefois de penser que le livret d'opéra sur quoi s'exerça M. Gounod traduise en quelque manière les Deux Faust de Gœtbe. De même on errerait étrangement à soutenir que les adaptations dïlamlet ou du 1vlarchand de Venise, offertes sur nos meilleures scènes par l'audace de tel et tel, pr~sentent un rapport précis avec l'âme de · Shakespeare .. Notre art dramatique, en ce qu'il a de supportable, se compose d'imitations habiles et de prosodie soucieuse. Cela tient â ce qu'il parut toujours inutile â la race gauloise d'innover esthétiquement. Les Latins vainqueui·~- lai imposèrent sa première littérature. De ce début malencontreux nous gardâmes l'habitude d'emprunter. En restaurant la pureté simple de la manière hellène. en lui infligeant une singulière apparence de propos tenus dans les couloirs de Versailles, le grand siècle conquit le BibliotecaGinoBianco

- 122 - ~"' droit d'i-tre considéré comme l'époque-type de notre évolution intellectuelle. Le be,oin très national de retrouver le Connit dans toutes les tentath·es, exagéra l'admiration pour les légataires des tragiques grecs, commentateurs aussi de Suétone et de Tacite en dialogues versifiés. Nous aimons saluer de vieux amis et d'anciennes choses. Il dut plaire infiniment aux spectatrices françaises de découvrir que l'Assuéms désignait 'a Majest{>, et que l'altière Vasthi révélait la Montespan. Les abbés, les ·gl'Ïmauds, favorisèrent les écrivains de Grèce et de Home, reparus en vers français. lis s'enchantèrent de cette flatterie à l'adresse cle leur érudition. Les Espagnols de la Cour furent ravis cle voir si doctement traduit leur dramaturge principal. Sous tant de saYoi1·et d"habileté on percernit encore de la tin esse polissonne, presque l'écho et la chronique modernes développés en actes de langue imi,eccable. Quel attrait, cette littérature classique nourrie aux parfums de l'alcôve souvernine! Et lorsque Racine réussit à faire de son art obligeant un prétexte pour expo$er les jeunes filles de Saint-Cyr au goùt du Roi, il ma!'qua son œuvre du sceau véritable et attendu. Les courtisans applaudirent. Nous suivons l'opinion des courtisans. Nul n'imite qui n'obse!'Ye. Une ra,;e douée de puissantes qualités d'examen devait prend l'e lïnitiati ve C!'éatrice d'un genre propre à exprimer avec raffinement les détails de la vie. Depuis la Princesse de Clèves jusque Bouvm·d et Pécuchet, nous essayâmes vingt formes de roman. Balzac etT<'laube1t atteignirent sans doute a.u chef-d'œuvre.11 est peu croyable qu'on parvienne ,·L les dépasser. Là est la perfection de hl littérature française. Mais aujourd'hui le genre semble épuisé et capable seulement de redites. A l'heure où le roman commencait à Yaloir par les vertu,- du style et de la composition, le théâtre s·en inspirn, las de recopier ses modèles anciens on exotiques. Déjit Florian et Honoré d'Urfé même avaient fourni de la matière aux livrets d'opéra dont se réjouit le xnn• siècle. Vers le milieu de l'Empire, lorsque la production courante s'ali1nentait aux histoires fantomatiques d'Anne Radcliff, les scènes parisiennes inaugurèrent le drame. Sous la Hestauration il se dheloppa magnifiquement. A peine serait-il malséant de dire que Victor Hugo et son entourage batailBibliotecaGino Bianco

- 120 - lèrent pour la principale fin d'imposer ,i l'admiration académique : la voix du sang, l'épée de mon père, le noble valet, l'anneau de r·econnaissance, le cor annonciateur, le bandit généreux et le poison de délivrance. He;·1umt, pour quoi l'on se débattit en de vigoureuses polémiques, réunit à peu près tous ce:; éléments d'émotion immédiate et gr ossiere. Les Bu1·g1·aves sortent du château d'Udolph aux mystères opini,ltres, et l'Hoinme qui 1·tt, la plus remarquable des œuvres similaires, se réduit à un récit d'a,·entures d'enfant trouvé et ducal, telles que les recher:che encore le naïf feuilleton quotidien. Le romantisme tout entier lutta donc pou1· faire admettre des direcleu·r·s de théàtreetde leur public les rêves dialogués d'A11neHadcli ff, les leurs, ceux de Dumas père et d'Eugène Sue. Quand parurent George Sand, Musset, Feuillet et leurs écrits sentimentaux, où de jeunes femmes malmenées pur des époux aveugles, s'exaltent dans un vice paré pour la circonstance des plus flatteuses nuances, le théàtre s·empn.ra de- cette production. Julie trépassa d'une maladie de cœut· au dernier acte. On pleura sur les malheurs des amants incompris. Les adultères fleurirent; les catastrophes éclatèrent parmi les coups de pistolet. Antony poignarda. Puis les mœurs s'adoucirent et l'on se contenta d'examiner un par un tous les cas de faiblesse conjugale, tous les antagonismes d'amour, d'honneur et. d'argent. Depuis 1860 le public vit sm· cette nomenclature, dont M. Alexandre Dumas fils est le protagoniste inlassable. Chose curieuse, alors que ce roman, sorti enfin du sang et des fantômes, puis de la sensiblerie féminine, atteignait par Balzac et Flaubert la forme généralisatrice de la véritable esthétique, le théàtre français s'attardait aux tfttonnements intermédiaires. Et cependant les trarnux dramatiques de Gœthe, Shakespeare, \Vagner, sans parler de ceux des Grecs, permettent d'espérer que l'esthétique la plus ferme agrée parfois au public. ~ème, de celte correspondance continue entre les idées du roman et celles du théàtre, l'on pourrait conclure sans trop de témérité <[U'il se prépare, en France, une forme dramatique analogue aux tentatives littéraires dont la 'l'entatton cleSaintAntoine et les ouvrages des prosateurs nouveaux apportent l'exemple. B1blioteca Gino Bianco

- 12'1 - La formule scénique ordinaire semble; en effet, au dernier période de la décadence, comme le roman qui l'engendra. L'année en marquera peut-être lafin. Voici que s·ouvre la sabon des spectacles. Le plus sérieux succès de l'an passé échut à Miss Ilelyett. Cela livre ~~u juste la note de l'esprit actuel. Cette pitrerie a pour sujet, musique et calembours, la mappemonde naturelle d'une demoiselle alpiniste et fi.Ilede clergyman. Actes, scènes, {able et dénouement roulent sur les mille et une périphrases ou métaphores par lesquelles peut se désigner cet organe humain. Un tel arrangement satisfit plus de trois cents soirs les spectateurs accourus des capitales et des provinces. A constater que la critique entière, et la plus notable, approuva si minable chose, 011désespérerait du j_ugement littéraire . .Ne dirait-on pas que ceux-hi mêmes appelés par le hasard des relations et de l'inti uence à dicter pour la foule l'opinion nécessaire, pensent uniquementit excuser la sentence du diplomate étranger: « Les Français fournissent principalement aux nations des <;01uédiens,ùes cuisiniers, des pédagogues et des coiffeurs. Leur danse nationale est le cancan. Leur art exalte le libertinage le plus grossier. Au physique ce sont des hommes pelils, gras et querelleurs. » Nous aimons malheureusement l'immonde et le sot en eux-mêmes, par goùt natif et essentiel. ne farces comme J\itss Jlelyett ou lYia Cousine, la critique ne se devrait occuper que pour les reléguer aux tavernes à concerts et les exclure du titre dramatique. Cette seconde pantalonnade n'excita guère moins la faveur des gens. Le désir, pour les femmes honnêtes, de voir l'actrice Héjane danser le .pas du i\Ioulin-Houge éYeilJa leur tenace curiosité. Les plaisanteries étaient basses, vulgaires, innomables. A peine les grimaces de Baron pouvaient-elles dérider et séduire. Mais jamais la critique ne consentirait à flétrir un auteur qui occupe la situation de M. Meilhac et qui en possède l'influence. En outre, la juste ambition de conquérir parmi les lecteurs des sympathies payantes et nombreuses pousse à flatter les plus tristes appétits, qui sont universels. On s'enorgueillit de contribuer ù un BibliotecaGino Bianco

- 123 - succès d'argent même quand ce succès résulte de l'excitation ft la stupidité. Les écrivains du compte ,rendu se gardent de remplir lou1··mission, la plus haute sans doute parmi les devoirs d·artiste. Au lieu d'initier le public, de lui élever le goùt, de le guider prog1·ossivement vers l'abstraction et la foi-mesynthétique, ils s'efforcent de le maintenir dans· l'ignorance et la turpitude originelles. Fort adroits, empreints de l'esprit de mercantilisme ,qui domine, ils s'inquiètent d'abord de savoir si la pièce ne dépasse le niveau do l'intelligence commune et si elle peut convenir aux besoins de gri,·oiserie ou de sentimentalité. En ce cas ils répandent l'éloge; ils blàment quand ils·pensent qu'aucune sottise courante ne trouYera pâture dans l'œuvre exposée aux bêtes. · Avec une telle critique les plus mauvaises· pièces seront éternellement les plus louées. Nul critérium littéraire ne règle les apprécialions. Lorsqu·un auteuq>rod·uit ses premières œuvres, on commence par le nier à moins qu'i'l n'imite expressément la manière d'un homme en· place. Cela dure cinq, dix ou vingt ans. Subitement on, acclaiùe le monsieur dont la Yeille la presse omettait lL dessein ·le nom; et, à l'occasion d'une œune adYentice, souvent inférieure à celles passées sous un silence, on la· sacre p.ar hasard. Pendant une nouvelle période il peut, en tout repos, mettre au jour les plus énormes niaiserie!';. Aveuglément on applaudira au seul prononcé de son nom. Il existe sur lui un cliché une fois fondu dont rien ne modifiera plus les épithètes aimables. La période glorieuse dure dix ou vingt ans. Les malins en profitent pour amasser. Puis la génération qui acclama l'auteur heureux, disparaît. Une nou,·elle surgit qui tient à succéder. La décadence arrive. L'on s'aperçoit que le génie de la veille, le« maître "aux épithètes aimables ne vaut pas le dernier des nouYcaux candidats à la gloire. Et justice se fait. Celte année dramatique a vu de notables exemples des deux dernières périodes. M. de Maupassant, tant insulté jadis lors de ses débuts naturalistes, ne peut signer aujourd'hui dix lignes sans que se pâme la presse. Pour avoir repris dans 1Vlusotte la défense surannée du bâtard sur laquelle paturèrent cinquante ans le théâtre et la BibliotecaGino Bianco

- 12Gchronique, on lui tresse des lauriers. Rien de quelconque cependant comme ces dialogues d'une situation invraisemblable et gl'otesque où se coudoient l'amour, la naissance et la mort selon la vénérable antithèse qu'un poète anodin formula par cette ligne mémorable, Deux cortèges se sont rencontrés à l'église ... M. Daudet chancelle à la limite des deux périodes. D'aucuns tiennent encore pour lui, en honte de se déjuger après tant de litanies à son adresse. Mais sous l'affabilité _extérieure du compte rendu ils laissent volontiers pressentir que leur conviction s'en va. L'Obstacle fut un succès d'estime, ce qui signifie qu'on n'en estime plus guère !'écrivain. Quant à M. Sardou, il descend avec une rapidité involontaire mais vertigirn;use l'échelle des épithètes laudatives. Après avoir, en Lmulation avec les plus célèbres couturiers et les parfumeurs illust.res, composé des prétextes ù. décor pour mettre en valeur les attitudes de Mme Sarah "Bernhardt, le voici venu à encourir le mépris littéraire des députés mêmes. Malgré une réclame politique ardente, ce Thermülo1· qui, p<traît-il, coûta vingt ans de travail, fut très mal jugé. Si l'on joint à ces malheurs d'hommes célèbres le désastre de M. Georges Ohnet, leur émule trop mfconnu, il faudra bien avouer que la critique et le public se déshabituent d'applaudir aux formes naguère appréciées. Les ouvrages aux transitions timides n'agréent pas mieux. Pour Griselidis, par exemple, ce morceau de morale en action, les journalistes affectèrent de vanle1· le décor, an détriment de la pièce. La gloire de,; auteurs aimés s'effrite; mais les jeunes que Monsieur Antoine montre au Théâtre Libre ne prévalent point. La plupart, acceptant tous les procédés des dramaturges qu'ils prétendent supplanter, transportent simplement l'éternelle action matrimoniale et adultérine dans un milieu moins conventionnel ou plus grossier. Les amants patoisent, l'hypocrisie des convenances s'efface, ce qui enlève un intérêt considérable, puisque le spectateur n·a même plus l'agrfment de <ltmêler, sous l'affectation des dehors, le vrai tempérament cruel et vicieux des Biblioteca Gino Bianco

- 127 - personnages. Si l'on excepte le premier acte de la Meute, p:n quoi M. Lecomte a doté la scène d'une manière de chef-d'œune, le Théâtre Libre n'a offert de beau que des productions étrangères: La Puissance des Ténèbres et Le Cancwd Sauvage. Que l'on constate comme le succès se restrP.int au caféconcert, aux opéras-bouffes, aux exhibitions licencieuses et aux pitreries; que l'on note le dédain du public dit lettré pour les comédies de mœurs et les drames dùs aux plumes glorieuses, que l'on examine enfin, après l'épreuve de celte année et l'insuccès de tant de reprises, la valeur purement pas::;agère des pièces les plus choyées autrefois pa1·une critique brillante, et l'on admettra forcément que le théâtre cle ce siècle n'a été que chronique momentanée, futile, hors de toute formule d'a1t. La Comédie-Française joue le plus rarement possible les imitations classiques de l'anliquité, parce que cela n'attire plus. Le drame romantique avec ses rapières et ses tirades, ses poisons et ses échafauds, fait sourire les moins sceptiques, étonnés d'entendre sur la première scène française une variation de La Croix de ma Mè1•e et de La Bouquetière des lnnocents. Le théfttre sentimen~ tal, quand M. Dumas le signe, garde encore une certaine vogue; et de fait, comparée aux lamentables productions d'Emile Augier, aux minables satires de MM. Sardou et Pailleron, l'œuvre de cet écrivain mérite qu'on l'étudie. Ce qu'il y a de meilleur dans une pièce de M. Dumas, c'est à coup sù1· la préface. Débarrassée du dialo~ue un peu épais, des calembours d'usage, et de l'agaçante prétention à la noblesse, la thèse apparatt, aux premières pages, autrement vigoureuse et convaincante. Les sujets entrepris n'offrent d'ailleurs aucun intérêt esthétique. Toute l'œuv1·e se résout en un manuel de civilité conjugale et déshonnête. L'auteur y trnite des revendications du fils naturel, du droit qu'a un père de continuer la fête lorsque son fils atteint l'âge d'époux, de l'amusement qu'il est pour un célibataire de fréquenter la femme sans conduite, etc., etc ... Le procédé de M. Dumas semble simple. Il écrit une chronique asse7. brillante, deux chrcniques, trois, cinq, dix, puis il les coupe en tranches, inscrit devant les tranches un nom de femme ou d'homme, Biblioteca Gino Bianco

- 128 - relie le tout avec une action quelconque, des calembours, et voilà la farce prête. C'est du journal parlé, avec profusion de nouvelles à la main. Be,aucoup d.e personnes goûtent, dit-on, ce genre d'esprit. Il serait précieux d'en citer plusieurs traits détachés au h,asard, et que les Calino ou les GuiboUai,d des gazettes quotidiennes ne revendiqueraient sans doute .pas: « La vie est la dernière habitude qu'on veut perdre, parce que c'est la première qu'on a prise. » « Nous poussons des soupirs à rouiller les serrures. » « L'avenir, ce pâtissier fantastique qui vous fait sauter pa,r dessu·s le présent en vous montrant des galettes qui yoùs cassent les dents quand on les mange. » \. C'est unE)de ces femmes qui passent leur vie à rembourrer ce fossé où leur vertu comptait choir et qui, furie.uses de rester sur le bord à attendre qu'on les pousse, je~tent.(ies pierres aux femmes qui passent. >> . ◊l'\ vante d'habi-lude l'écriture de M. Dumas. Les spbcimen~ entachent un peu la réputation acquise. Si l'esprit français se formule dans de telles maximes, mieux vaut ~expoi:ter au plus vite . . , Toute une génération pourtant, la même qui fêtait :M. Scri).:>es,e pâme à ouïr ces choses. « Voilà du théàtre, d"1.,Vl'ai théàtre. Et quelle finesse! » Cependant, il siérait de relever les fautes de scène qui encombrent les pièces à.e cet auteur. Les dissertations abondent fastidieuses, occupant une seule réplique, longue parfois de deux pages entières.·Des gens écoutent aux portes les conversations çriminelles, surgissent à point pour crier: « Misérable!» au pervers et sauver l'innocence. Il existe en chaque pièce une sorte de Desgenais, qui confesse l'un après l'autre les personnages, tire les conclusions, explique et r.onférencie. Le marquis du Fils natU1·el devient de Ligneray du Père Prodigue; il sera plus tard le personnage qui s'intitule l'Ami des Femmes. Quant aux thèses, leur banalité primitive g'aggrave encore de la facilité niaise des exemples. Certes, il put sembler passionnant, à une heure donnée, de ,soutenir le bâtard contre le ,.préjugé social. Il !)Ùt fallu, en ce cas, démontrer comment un être reste voué au malheur par le vice égoïste du père. M. Dumas i:iou~montre au contraire un gaillard dont la mère, bien Biblioteca Gino Bianco

- U;) ~ que ou parce que fille, fut instituée légataire d'une immense fortune; lui-même devient secrétllire de ministre, consul, empêche des guerres; un marquis veut l'adopter, une demoiselle de haute noblesse l'adore; ce phÉnix vit dans la bénédiction du ciel; il dit son cas à chacun; distribue le blâme, corrige son père. Alors que réclame-t-il? Vraiment, je le trouve d'une exigence! Un nom? Mais quand on le lui offre, il le refuse, pour porter celui de sa maman, afin d'exciter les bravos imbéciles des vieilles dames sentimentales. Cela frise l'algarade; et l'on se demande par quelle aberration des gens s'extasièrent sur celle parade. Dans Les Idées de Mme Aubray, la thèse propose d'épouser les filles-mères et de leur faire un sort. Elle est sublime, cette fille-mère, sublime ou si roublarde! Ah! qui ne l'épouserait!. .. par amour, du moins, de l'étude psychologique. Le Français, extrêmement naif, aime qu'on lui mente. Il veut s·~1Ltendrir à des sentiments qu'il sait assez faux pour ne pas valoir la pratique. M. Dumas a spéculé toute sa vie sur cette faiblesse. 11se proclame l'avocat des déshérités. Mais ses déshérités sont d'une gentillesse délicieuse; doués d'aisance, ils fréquentent les bains de mer et les châteaux, courent les villégiatures. Ils ne manquent ni de tact, ni de subtilité; et, comme ils sont,malgré tout, des déshérités, le ciel leur sourit et les rend bien vite millionnaires. Si M. Dumas avait eu le courage de mettre à la scène un bâtard devenu escroc par faute d'éducation et de fortune, ainsi que la plupart deviennent, sa thèse eut séduit moins facilement les auditeurs <lesloges. Dans la réalité, le malheur déprave et avilit. Pour que l'œu vre du dramaturge fructifiât, il eut fallu exhorter à aimer et relever les coupables, non pour les qualités qui les peuvent encore fleurir, mais pour réhabiliter notre conscience; car s'il est des coupables, nous seuls porto,1s la responsabilité de leurs fautes, puisque nous n'avons -su ni pré\·enir leurs erreurs, ni satisfaire .'.t leurs néces- ~~- . L'œuvre morale de l\I. Dumas reste donc aussi médiocre ·que son œuvre d'art; et c'est bien il tort qu'il arbore la tière attitude du rénovateur social. 11ne réno\·e rien parce que les types en faveur de qui il-prétend apitoyer cl-eBibliotecaGino Bianco

- 130 - meurent des âmes exceptionnelles pourvues ùe toutes gmndeurs. Comme on ne les rencontre point, on n'a jamais iL exercer envers elles les vertus recommandées par les thèses dramatiques. Voilà même le véritable motif de l'accord flot·issant entre l'esprit de cet auteur et celui du vulgaire. li incarne en soi, et publiquement, toute l'hypocrisie du siècle. En même temps qu'il propose la vertu, et accumule les raisons pour ne la point cultiver; et ce subterfuge de dialectique ravit une foule occupée tout le jour par des labeurs de banque ou de commerce. M. Dumas représente le théâtre contemporain. Un exercice littéraire né de pareilles considérations n'a que faire avec les choses de l'esthétique. A peine est-ce lit du journalisme badin. Encore que de tels antécédents pussent décourager, deux écrivains fort divers, MM. Henri BP-cque et Jules Lemaître tentèrent d'introduire l'art dans le théâtre. Jusqu'à l'heure présente, leurs essais ne réussirent point au gré des désirs. Lorsqu'on interpréta la Parisienne de M. Becque à la Comédie-Franc:aise,le public n'y sut prendre le goùt que devait iuspirerla meilleure comédie, peutêtre, de ce siècle. La pièce se trouva d'ailleurs très mal jouée; Mme Samary, qui devait remplir le rôle principal, étant morte peu de jours avant la première. La critique s'escrima fort. On. en vint à redii-e que ce n'était pas là du théâtre. Et de fait, l'on se demande si une œuvre si délicate gagne à paraitre devant le public du boulevard. Cette étude physiologique de la femme à perversions est à coup sùr parfaite. Mais il eùt fallu que des personnes d'âme élevée :;'imposassent d'en traduire toutes les subtilités, devant un public restreint de dilettantes. Quant à tenter de convaincre avec un style aigu et de l'analyse savante les esprits un peu épais de la critique et du public qui calque sn. conviction sur les journaux, c'est entreprendre une folle tâche. M. Lemaitre n'a qu'une tentatiYe d'art dramatique à son actif, Le 1Variage blanc. Sauf une malencontreuse antithèse de jeune fille fougueuse en rirnlité avec une phtisique moribonde, cela donnait assez de charme et <le nuance. Il est fücheux que ce peu de chosPexquis ait subi la mauvaise humeur des confrères. BibliotecaGinoBianco

- 131 - A considérer que nous en sommes là, ayant connu en ce siècle le drame à cor et .=t cris de Victor Hugo, la comédie sentimentale où triomphe aisément le calembour de M. Dumas, et le dialogue psychologique de M. Becque dont le béotisme ùe la critique courante méconnaît trop longtemps la haute valeur, bC'auco~pd'écrivains nouveaux ont fini par croire que le théâtre resterait éternellement contraint d'offrir de seules paradés récréatives à la digestion des dineur~. En ce cas, il ne saurait devenir une manifestation d'esthétique. On serait asse7. porté à soutenir une telle proposition, si les signes presque certains d'une rénovation dramatique ne s'annonçaient à l'examen des efforts littéraires les plus récents. Si vague qu'elle puisse encore paraïtre, et bien que maint littérateur s'en défende, une conviction propre aux nouveaux écrivains déclare close l'ère romanesque-; De fait, et depuis quelque dix ans, les publications annoncées sous cette étiquette ne- répondent plus guère à l'idée qu'on s'en fit all~efois . .Les successeurs d'Eugène Sue entassent au. bas des journaux des lignes nombreuses capables de passionner exclusivement les basses classes intellectuelle::;. On n'avouerait point se délecter aux récits de :\BI. de Montépin et Jules Mary. La catégorie plus estimée des _conteurs naturalistes ou psychologistes recompose, en nriant l'ordre des épisodes et des catastrophes, les meill~urs trnvaux des maitres défunts. Par exemple, il Pst louable que M. E. Zola donne de Balzac et d'Hugo une version adaptée au milieu contemporain. Certains cultivent Benjamin Constant et Stendhal: MM. Bourget., Rod, Margueritte. D'autres importent les procédés des proses étrangères; tel M. Daudet pout· l'anglaise, tels autres pour la russe,la grecque, l'allemande ... Il y a pénurie d'originalité à ce point que M. Marcel Prevost ayant proposé, avec l'assentiment de M. Dumas, de recommencer George Sand, cette ingénieuse trouvaille lui procure un succès magnilique comme jamais n'en mérita, diraiton, Baudelaire !'Innovateur. Il est sûr que ces reprises des romans surannés satisferont encore, et très longtemps, la plupart des cœms simples. Le Connu charme, l' Inconnu exaspère. 11 1.'en Biblioteca Gino Bianco

--132 - demeure pas moins l'éel que les roma-nciers s'épuisent; et l'on commence ù fréquenter toute une classe de prosateurs qui ne s'intitulent. romanciers que par raison de vente. Ceux-ci se flatteraient plutôt de continuer le genre pressenti par Flaubert dans la Tentation· de Saint-.Antoitie dont M. Anatole France s'inspirait naguère si heureusement pour écrire Thaïs. Evoquer au sujet d'un thème d'érudition ou de passion toutes les arguties d'nne abondante métaphysique; établir un dogme de morale et d'etnographie que l'étude du caractère principal doit démontrer; suivre clans ce caractère les effets de la résultante· des forces amassées' par la race qui le conçut: disposer des dialogues et des dissertations dans un ordre rythmique amené ]Jar quelque'Spéripéties subtiles; enfin éYiter In, vulgaire émotion directe produite par le récit d'un fait humain heureux ou I1éfaste pour y substituer l'impression esthétique pure:· - voilù, semble-t-il, des vœux que tente d'exaucer l'élite des chercheurs, rprise arnnt tout de syntMse et de généralisation. • L'impression esthétique ne résulte pas, comme l'émotion directe, de l'é\·ènement conté, mais de l'allure propre que l'art y joint pour laisser concevoir - du concret au. plus abstrait métaphysique - la série des causes et des conséquences, soit tout le dogme philosophique à. traiter dans le symbole du récit. Lorsque Flaubert narre la mort de Madame Bovary, il ne spécule pas un instant sur l'émotion directe. L'attendrissement, la remarque niaise de la faute punie qui eussent sollicité des auteurs sentimentaux, n'apparaissent. point. L'effet· est de grande tristesse, non parceque la jeune femme. réduite au suicide nous convainc pour elle <lecompassion, mais parce qu'en cet exemple Flauberi conclut ù l'inanité des joies instinctives et immédiates. L'on sent qlle si l'héroïne s'était vouée uniquement au devoir, soigneuse de son époux et contente du sort, le hasard ne l'eùt pas favorisée davantage. C'est pal' clel;'t la Yie,. dans . la contemplation des idées, que le bonheur ·attend. La futilité de, YivJe pour vivre émane de cette• merveilleuse leçon embrassant J'ensemble de l'effort BibliotecaGino Bianco

- J33 - amoureux exercé par des millions d'existences pareilles it celle-là, et qui peinent. Plus une œu vre générnl ise, plus haute est son esthétique. Plus elle particularise, moins elle importe au développement de l'art; à peine saurait-elle fournir d'humbles matériaux, des documents instantanés. . Or, depuis les imitations chères aux classiques,la scèn~ se borne à susciter strictement des émotions particulièi;es.: Adultère, mariage contrnrié, amour méconnu, plaisante: ries érotiques, sacs et parchemins, honneur et argent, amour et fortune, fournissent les thèmes perpétuels et agaçants de la dramatnrgie française. Le théfttre e_stdon<; jusqu'à présent une forme littéraire inférieure et dont rien ne subsistera. Pour le transformer en forme d'art, il importerait de substituer ù. la recherche des émotions particulières ou directes, le souci dè l'impression esthétique que produit sur le spectateur l'effet d'une grande généralisation. Les Faust de Gœthe marquent exactement comment l'œuvre peut passer du mode émotif particulier au mode émotif général. · · Faust a consumé sa de dans la science expérimentale, et dans la logique. Au fond du crnuset il n'a point décoU:~ vert l'essence mère et Yivifiante. Les spéculations méta; physiques l'ont mené :t constater, tout comme nos positivistes modernes, le principe ùe l'identité des contrai1·es et à nier qu'il y eùt un critérium de vérité. Toute la science, toute la philosophie initient à la négation, à la mort. Et il faut cependant trouver l'affirmation, la vérité, la vie. Faust s'aperçoit qu'il n'a observé que les éléments grossiers, matériels de la nature. Ce qu'il faut saisir, c'est l'essence subtile de la vie, le fluide même qui é~ane de la fécondation. de l'amour. Marguerite parait; Marguerite qui symbolise la nature irradiée et fructueuse, dépensant ses forces acti\·es. Faust interroge l'amour, lui-même créé, Rien ne se révèle. L'amour engendre la mort, la mort fermente, engendre la vie. L'amour et la mort sont identiques. Voilit le chercheur revenn aux conclusions précises de la science et de la métaphysique. Marguerite meurt. La nature physique est restée muette. Dans le second• Faust, le philosophe interroge l'h_rperphysique, l'occulte, Les formes de beauté apparair:;sent. Les rythmes de peu. BibliotecaGino Bianco

- 134. - pies évoluent. Faust se laisse choir dans l'abime, mais l'abime ne livre pas le secret. Il n'est que des illm~ions et des folies ... Les Mères ne prononcent pas le mot qui ourre l'éternel Arcane. Le~ dernières scènes nous montrent Faust revenu à la si rrlplicité de la vie, cultivant la terre au son des cloches monastiques. Parait Sathan, ou la force qui attache à la matière. Il a donné tout ce que promet la nature, Faust n'est-il pas satisfait? - Tu n'accomplis pas le ~acte, dit le sage, parce que tu refusas de m'élever à DIEU hTERNEL, cela mf,me que promet son contraire où tu règnes:· LA MAT.lEl:lETRANSITOIRE. - Sathan démasqué s'efface; et les archanges président 11l.'assomption de Faust, cligne enfin de savoirl'identité panthéistique de !'Essence et des Formes, l'harmonie-Mère. Bien que :M. Gounod se soit dispensé de traduire musicalement ces émotions esthétiques, la moindre d'entre elles contient 11.soi seule plus d'idées que n'en émirent en- .semble M:VI.Hugo, Dumas et leurs imitateurs. Et ne serait-il pas désirable que les écrivains, dédaigneux du théf1.treérotique et sentimental, se missent à essayer des poèmes dramatiques réalisant de pareilles généralisations? Wagner et Shakespeare, Eschyle, Sophocle excellèrent en de tels sujets. Dante et Yirgile n'y réussirent pas moins, enr.ore qu'ils aient négligé de dialoguer leurs chants. Des exemples d'une maitrise parfaite abondent. Les esprits nouveaux, à en juger par les tendances des • écoles, souhaitent la généralisation. Beaucoup pensent que les arts, jusqu'à présent divisés en plastique, musique et littérature, s'uniront un jour pour créer, dans un même cerveau, l' Art intégral et définitif. Déji1. la mode vient aux compositeurs de rimer euxmêmes les livrets de leurs drames lyriques. ·wagner écrivait ses poèmes, sa musique, et dirigeait les exécutants de la partie plastique ou décoration. Qu'on imagine l'artiste futur cloné, à la fois comme Puvis de Chavannes et Rodin pour la plastique, comme Wagner pour la musique, et comme Flaubert pour lalittératnre,son art ne se pourra tracluil'e que sur la scène, car le poète ne se permettra point de subordonner l'ensemble ou l'harmonie de Biblioteca Gino Bianco j

- 135 - l'œuvre triple à une des parties isolée et, par suite, dé- \fectueuse. Les théories puériles des poètes instru men listes qui voulurent que chaque voyelle signifiât à la fois un son, une couleur et une courbe, exagéraient une pensée commun'=' aux artistes nouveaux. On constaterait des préoccupations analogues dans les écrits de romanciers acharnés à décrire, à détailler le décor où s'agitent les personnages du conte. M. Zola, M. Huysmans, surtout, indiquent plus particulièrement, et sans d,rnte d'une façon inconsciente, ce besoin de créer l' Art intégral qui amplifiera les effetf; de l'émotion en l'étendant à la fois aux sens de l'ouïe et de la vue. Même, d'aucuns osent prétendre quel' Art intégral agira sur les cinq sens, que, d'ici iL la réunion en un seul cerveau des habiletés musicales, plastiques et littéraires, deux arts autres se seront créés : l'un pour les odeurs et les saveurs, l'autre pour le tact; on découvrirait les notes dominantes des parfums et de::;sensations tactiles, cellesci provoquées par des albums dont les pages seraient tissées avec des fils alternati rement faits de métal, de soie, de laine, rêches ou cloux, ftpres ou onctueux. Ce ne sont là, sans doute, que des imaginations intéressantes parce qu'elles indiquent un état d'esprit assez courant. li importe seulement de conclure que l'Art intégral se prépare, qu'il se manifestera assez tôt pour que nos fils en puissent jouir, et qu'il se manifestera dans la forme scénique. Aussi appartient-il aux écri rnins nouveaux d'irn;taurer un art scénique afin de hiUer, en France, l'avènement de joies esthétiques encore insoupçonnées, seules sensations qui excusent la vie. BibliotecaGino Bianco

CEUXDE.L'ECOLE « Parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient sur un~ table, vous vous imaginez être des peintres et avoiL·dérobé le secret de Dieu. Prr! ... il ne suffit pas pour être nn grand poète de savoir a fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue. >) Ho:..011 f~ DE B., Lz.,r:. Basée sur un svstème de concours inintéressants mais rémunérateurs,-· que les élhes exécutent sans conviction, uniquement tentés par l'appât du gain, -- la didactique en vigueur it l'école des beaux arts industrialise plus qu'elle n'artialise. La maison a son dessin, sa peinture, ses formules, manies de vieille fille qu'on ne contrecarre point impunément. L'originalité, on l'orthopédise en cette clinique, d'impo1·- tants rebouteurs y préparent, des échines aptes à endosser, quelque jour, la Yerle livrée du palais Mazarin. Comme des animaux ù concours, espoir d'un éleveur fameux, on destine avant tout les élèYes à remporter c: BibliotecaGinoBianco

- 137 - médailles pour la plus grande gloire de l'Institut et l'entretien du crédit factice de ses pontifes; aussi, malheur à l'indocile qui refuse de faire honneur à la gaveuse académique; de même qu'à la caserne, les instructeurs ne tolèrent aucune velléité d'indépendance, il faut bien qu'il observe la discipline, !'enrégimenté qui tient à se couvrir de mentions. D'ailltmrs, l'obtention des récompenses procure une foule de privilèges, il va contre son intérêt d'élè1:e, celui qui ne s'entraîne pas pour acquérir le seul procédé admis par le personnel enseignant. Or, le sujet sans personnalité mais bûcheur, le Garnotelle, se pliant mieux .'l la 1·ègleque le tempéramentueux, il anive que cette méthode absurde farnrise les médiocres, - si c'est favoriser quelqu'un que l'abuser sur sa valeur. Même en supposant que de remarquables natmes fussent seules primées, le système laisserait encore beaucoup à désirer; en effet, on accable ces jouvenceaux de prix payés eu espèces - pendant leur stabulation, et, à peine rendus à libre transhumance, on les abandonne à leurs propres ressources; on les lâche, à l'exception des lauréats du prix de Rome, on les lâche alors qu'ils auraient tant besoin d'aide afin de produire. Pourtant, de l'élève qui copie ou du débutant qui s'arrache une œune, quel est le plus méritant? On dépense, sans compter, pour l'entretien de béjaunes, - partie intégrante du mobilier de l'école, - qui roulent les concours, - telles les pierreuses, les Loulevards, - jusqu'à limite d'ftge; et le seul moyen pratique d'encourager l'art et de soutenir les artistes, - l'achat d'œunes, - on n'y recourt qu'avec parcimonie. Est-ce que des récompenses purement honoriHques ne devraient pas surnre il. l'émulation ,l'étudianls? Eh quoi! voiU des éphèbes qu'il siérait d"élever ainsi que ·pour un culte, prl-sen·és de toute souillure prosaïque, de toute basse pensée, et vous, éducateurs, leur inoculez des sentiments de lucre! 0 misérables et niais! De temps à autre! le conseil supérieur de l'école discute gravement sur quelques modifications à introduire au règlement .... la plaisante chose! Qu'importe, en vérité, que l'enseignement de l'art soit élémentaire ou complet, s'il reste entre les 111ainsdes doctrinaires de l'Institut. On se contente de les railler, de les classer dans l'orycBibliotecaGino Bianco

- 138 - tologie ..... eh! ils sont plus dangereux que grotesques, ces emphractiques qui accaparent les commandes, qui se glissent dans tous l~s postes et tiennent comme sarcoptes. EnYieux et malfaisants, ils gênent lorsqu'ils ne persécutent; tant gn'ils possédel'Ont le pouvoir de nuire, c'est un devoir que de les combattre. Absolus dans leurs préjugés, opiniàtres conservateurs de conventions obsolètes, ces -pires dysécéens se calfeutrent en leur hypogée contre l'esprit modeme; arrêtant l'art à leur production, ils s'opposeront toujours aux tentatives de propulsion. Pédants gourmés, guindés, bardés de suffisance, - la sottise ambiante leur en confère le droit, - parce que chamarrés de consécration officielle, se croient-ils pas les dépositaires de la Tradition! Des classiques I ces cabotins qui se griment en maitres! comme N. S. Lionardo les chasserait du temple, s'il re,·enait id-bas. Le classique! en persuadant qu'ils le continuaient, ils en ont dégoùt~ les jeunes, ils ont corrompu le goùt, causé l'éruption des théories paradoxales. Classiques! mais ce qu'ils signent témoigne c:ontre leur outrecuidante prétention; esthétiquement, ce sont des larves. Le Beau! ils passent à côté sans le voir, sans s'en douter; ils le confondent avec le correct ou le joli; ils l'iconifient de si piètre manière que Jeurs meilleurs ouvrages sembleraient de la caricature à Phidias et à Haphaël. Comment complémenteraient-ils ar-tistiquement ù l'atelier la partie philosophique du cours d'esthétique, ces gens qui ignorent et la valem· d'un geste et les lois de l'arabesque, ces gens qui ne savent ni expliquer la mesure, ni faire aimer la perspective. Professeurs adidascaliques, inférieurs à leur mission, ils peuvent former des forts en thème, des fonctionnaires, de bons commis au courant de l'article académique, - non des artistes. C'est leur intolérance mesquine, proscriptrice des formules non prévues pat· leur codex, qui nous vaut cet art impersonnel, la plaie de nos salons. Etonnez-vous qu'après un stage émaciant, dépl'imant, rien n'émeuYe, ni. n'enthousiasme les victimes que malaxent ces Homais de la coupole, étonnez-vous que ces nés d'hier peignent comme des vieux! Evidemment, l'art ne s'apprend pas, mais la technique s'enseigne. Eh bien, même en cela, les ateliers de la rue Bonaparte faillent à leur but. · Biblioteca Gino Bianco

- 13~ - D'abord, l'étude en commun nuit it l'essor de l'individualité. Aux époques bénies, lorsque quelques disciples seulement s'essayaient sous les y,mx d'un maitre, communiant avec sa pensée, participant à ses trnvaux, alors oui, ils marchaient de progrès.en pro~rès, ils s'initiaient; mais on n'acquiert qu'une Yaine habileté en l'atelier moderne où, sous forme d'académie, l'interné répète éternellement un même pensum, corrigé it la hftte (comment!!) par un monsieur quelque peu indifférent. Aux adolescents qui se confiaient à leurs conseils, les artistes de la Renaissance, loyaux et conscients de leur force, ne célaient rien du métier; aujourd'hui . . . . . . . . Ecoutons un critique insusceptible d'exagérntion, M. Kératry, admirateur de David et. de Girodet, ce qu'il écri,·ait sur les peintres de son temps de tout point s'applique à ceux du nôtl'e : c< Pourquoi ne nous plaindrionsnous pas des maitres eux-mêmes qui, contents d'inspecte1· par-dessus l'épaule, pendant quelques secondes, le chevalet ou l'estompe de leurs élèves, ne peignent que derrière un rideau, comme pour dérober .'t ceux-ci les secrets d'un art où l'on ne se pel'fectionne qu'en voyant faire? Cela est si vrai que les jeunes artistes sont réduits it s'éclrürer mutuellement de leurs conseils et à tàtonner dans la recherche d'une pratique qui leur échappe. . . . . . Il y a quelque chose de petit dans ce mystère, ou il accu~e un taleut qni, n'étant pas sùr de lui-même, craint de se produire au gra.nd jour, et de révéler les incertitudes d'un travail strapassé. » Les ateliers libres présenteraient des inconvénients non moindres, les habitués adopteraient le genre de l'uu d'entre eux, ce qui se passe dans les académies similaires permet de l'aflirmer. Donc, suppression des ateliers. Reste l'ancien système de concours, c'est-,·t-dire le moteur de J'usine .'L prix de Rome; l'école moitié boîte à bachots, moitié assistance publique, on en connaîL les résultats, l'Institut même ne s'en montre pas fier. Seuls, les cours théoriques (anatomie, perspective, histoire, archéologie. etc.), professés par des hommes éminents, rendent de réels services, mais ces cours complètent simplement un en,-P.ignement élé11ientai1•e. D::is lor::;, pom·quoi une Ecole spéciale? Un enseigne Biblioteca Gino Bianco

- [/10 - ment supériew· des Arts plastiques se conroit-il mieux qu'un·enseignement supérieur de l'Art du Verbe? L'absence d'une école de beaux-arts ne nuirait point à la frondaison des artistes et présenterait cet avantage -combien préôeux 1 - de décentraliser l'art. Chacune de nos provinces a son esthésie comme elle a ses mœurs et son caractère,. sous une impulsion désentravée, plusieurs d'entre elles deviendraient aist>ment des foyP.rs artistiques autochtones, à l'instar des anciennes cités italiennes et flamandes; non, il faut que nos dirigeants, organisateurs piteux, administrationnalisent jusqu'à l'esthétique ; indépe.ndantes, les écoles régionales servi~ raient aii moins l'industrie, succursales de la maisonmère, les voilà annihilées. Ob! cette rage démocratique d'exterminer tout ger!iie cl'ipséisme ! L.a vU!a :M~<;11cisl?es enYois des pensionnaires pro'" clament élocruemment l'inanité de telles institutions• Non, non, pas plus de séjour à Madrid ou à Munich que su_t·la terre du Gioto ou de Memling, si quelque pion doit y fomenter le pastiche des émulsions cabanellesques. N'attendons rien, rien qui vaille, de ce qui porte !'estampillé officielle, surtout en matière d'enseignement la séparàtion del' Art et de l'Etat importe. Enseigne-1·dans les diverses écoles existantes les éléments du dessin suffit; lorsqu'un élè\'e sait établir une figure d'après le modèle v:ivant et mettre deux lignes en perspective, qu'on le laisse à ses sentiments, qu'il médite· et cherche devant h nature, qu'il s'essaye seul à œu vrer; c'était la méthode de Hembrandt, celui-là s'y connaissait. Quant aux hautes récompenses, il con\·iendrait de ne les décerner qn·avec tact, d'intermittente façon, seulement lorsque se révèlerait un s11jetremarquable; alors, qu'on le subventionne penùant de longs mois, sans lésiner, le laissant libre d'étudier à son g1·é (l'ol'iginalité se cultive mal en serre chaude); qu'on ne lui iinpr;se qu'une condition : produire une œuvre. Indiquer ces réforme,, autant, point ne l'ignore, tenter de rendre à la charogne l'éclat d'une saine carnation, c'est. les écuries d'Augias ù. 11,f~\~toyern; attendant qu'H~raclès BibliotecaGinoBianco

• - 14.1 occupe le ministère de l'instruction publique, l'Ecole a, néanmoins, certaine utilité : elle discrédite le gouYernement act11el. ALPHOXSE GER~IAIN BibliotecaGinoBianco

UNELETTRE A monsieur Anatole France. Si, Monsieur, être cité, loué même, dans un journal qui a la renommée de ne pas agir intempestivement et à la légère, constitue la gloire, les jeunes poètes vous devront beaucoup. Malgré le dépit que peut faire naitre chez quelques-uns le nom d'un confrère peu estimé peut-être - dépit fort naturel, puisque celui qui le ressent n'est pas proclamé seul poète, - les couronnes qne vous leur tressez, les palmes que vos mains leurs tendent, doh-ent être douces â porter. Acquerrez-vous la reconnaissance de ceux que vous consacrez ainsi? c'est peu probable, car la qualité de ,·os éloges ne leur paraitra jamais assez haute, et le cai·aclèt·e d'anthologie que vous avez donné à vos études, est fait pour blesser leur vanité; mais peu vous en chaut, car, j'imagine, qu'artiste Yoas avez œuvré pour l'art. Mais, Monsieur, je ne prétends pas à vous apprendre ces chose:S, que de longues années de critique ont dù rendre élémentaires pout· vous, et ce qui me préoccupe maintenant c'e:Stbeaucoup plus le souci de votre propre BibliotecaGino Bianco

-1!13 - gloire, que la réelle qualité du génie de monsieur de Venancourt, dont votre malice a révélé quelques vers. Vous connaissez a~surément de réputation, un certain Cunctator qui fut l'ancêtre de l'opportunisme. L'histoire rapporte que ce sagace et prudent général ne vit pas ses ·efforts appréciés équitablement, cela parce qu'il :;;avait trop attendre, et des guerriers moins subtils lui ont été préférés. Ce Cunctator a-t-il existé, je ne sais, et pour ma part j'ai toujours vn en lui un symbole _.:. ce mot ici ne vous déplaira pas, - le symbole de l'hésitation que l'on voulut proclamer vertu. Croyez-moi, Monsieur, le véritable etle seul digne opportunisme est l'enthousiasme irréfléchi, puisque c'est le seul profitable, sinon immédiatement, du moins réellement. Je n'ose vous parler des devoirs de la critique, le mot prête désormais à la raillerie, et cela, !'emarquez-le, Monsieur, parce qu'au lieu d'être employé par des hommes comme vous, dont l'intelligence et la valeur artistique sont des plu:3rares, ils ne font plus partie que du vocabulaire d'un Sarcey grotesque, mais sincère, ou de tel autre plus mince Aristarque encore. Cependant, ce deYoir existe, il en est même peu de plus mit, de mieux établi, bien que la mauvaise foi et l'intérêt mal entendu, l'aient depuis longtemps perverti : il consiste non pas à :3outenir les écoles officielles, à. approuver leurs principes, à défendre leurs théories, mais bien à leur dire : faites place aux esprits nouveaux, aux idées nonvelles. En 1830, la critique prônaitViennet et injuriait Hugo, en 1868, elle défendait Millevoye et ses descendants contre le Parnasse, maintenant elle glorifie le naturalisme aux dépens de ce qu'on appelle le symbolisme. Vous, ·Monsieur,vous avez rompu avec la tourLe qui n'a pour prétexte à sa fonction critique que son incontestable ignorance : Yous parlez, mais je crains que pour vous-même, il ne soit trop tard, et que votre silence temporisateur ne vous ait compromis. Il est cert.es assez tôt pour ceux dont vous apprenez l'existence à vos lec- • teurs, ils sont jeunes, et la gloire ne leur faillira pas - ;"t quelques-uns du moins - mais aviez-vous le temps, vous, de muser en route? Depuis des années, nous luttons tous pour des croyances esthétiques, bonnes ou mauvaises, je ne veux pas mainteBibliotecaGino Bianco

- lML -- nant los discute1·-Corbière est Yenu, il est mort, et ne fut connu que de Verlaine; Laforgue nous a dit ses tristes chansons et nous ne sommes que peu à les avoir écoutées. C'est quand parurent« Les Coinplaintés »,«Les Sy1·tes », « Episodes », « Ancœus », les (< Palais Nomades », c'est iLce moment là qu'il fallait parler, qu'il fallait dire : quelque chose de nou,eau se manifeste dans l'art, ne raillons pas, attendons, ceux dont vous voulez rire, ce sont les artistes et les poètes de demain. Quel beau rôle vous aviez à pœndre, Monsieur, et combien maintenant, nous ,ous devrions de respectueuse et reconnaissante estime. Mieux que personne vous y étiez préparé. On avait assez d'être jugé par des sots, on voulait l'être par ses pairs; votre talent d'écrivain vous dési~nait à une fonction que Yous n'avez pas ,oJlu remplir ~L son heure: peut-êtreavez-vouseu tort. Aussi bien,voussouveniez-vous sans doute d'avoir été insulté par les Fou quiers qui florissaient de votre temps, et la solidarité esthétique pouvait vous commander de défendre ceux-liLqu'on injuriait. Je sais qne vous n'avez pas été de ceux qui nous envoyaient.'t Charenton, vous avez gardé le silence: vous l'avez cru opportun, il ne l'était pas, puisque c'étaient des poètes sincères que l'on accablait d'injures. Vous auriez dù vous rappeler que vous étiez un poète - non des plus mauvais - assumant les charges et les obligations d'un critique. Vous ne pouviez prétendre à l'ignorance: celui qui sut écrire (( Les Noces Corinthiennes», (< Thaïs » et tant de pages charmantes, ne peut invoquer une semblable j ustification. Vous avez craint et l'on ne doit jamais craindre. Aujourd'hui vous apportez ù. ceux qu'on voulut bien nommer les symbolistes et qui ont, sauf quelques récentes dissidences félibréennes, accepté ce nom, l'appui de Yotre autorité et de ,otre talent, ils seront fort mal venus certes ù ne pas vous en savoir gré. Je ,ous reproche d'avoir attendu pour vous prononcer, que· la gravité de lVI.Brunetière ait affirmé la légitimité de nos efforts, que la presse ait donné à quelques-uns des nôtres la notoriété qu'ils auraient dù recevoir de ,ous seul, puisque vous étiez le seul, dans la critique, ayant qualité pour parler, pour sen·iL· de parrain à ceux qui viment se mêler, nouveaux, aux luttes. BibliotecaGino Bianco

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