Entretiens politiques et litteraires - anno II - n. 20 - novembre 1891

DEUXIÈME ANNÉE. - VOL. m I / , ~' i N• 20 PRIX a CINQUANTE CENTIMES ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRES PUBLIJl:S ME.'!SUBLLEMENT PAR M'. FRANCIS VIEl,É·GRIFPIN SOMMAIRE 1, Notes inédites de Laforgue. 2. M. Bernard Lazare : Nouvelle Monm·chie. 3. M. Henri de Régnier: Propos Interrupteurs. 4. M. Ralph Waldo Emerson: Secession. 5. M. Francis Vielè-Griffln: T,esens des Propor·tions. 6. Notes et Notules. (Livres, Musique, Théâtre, etc.) PARIS 12, PASSAGE NOLLET, 12 Novembre 1891 ~, t, r ~ C,. ir, 6œnc '.)

ENTRETIENS POLITIOUES & LITTÉRAIRES A1Jonnement : UN A.'<., • • • • • G francs. Adresser toutes les communications à M. BERNARD LAZARE, 12, Passage Nollet En vente au num.é. 1 o chez : MARPON et FLAMMARION id. id. id. id. id. id. id. id. LIBRAIRIE DE L' AH.'1' INDEPENDANT LIBRAIRIE NOUVELLE id. id. SÉVIN 'l'RUCHY DENTO SAU'i' AlTH.t•: 1~ARIDE JAMATl V1Lornn Wmr. 'l'AILLEFEB MB,1 CHAUMONT LECA'.\tPIOK BARANGER TRESSE et STOCK LIBRAIRIE DUMEH VErLLEUX: A. LEMERRE E. PAUL CREl'Tf: MARTIN Bn.ASSEUR AINÉ Bn.ASSEUR JEUNE LEON VANIER GAGNÉ ET BOULINIER 10, Boulevard des Italiens. 4, Rue Auber. 3, Boulevard St-Martin. 2, Rue Marengo. Galerie de l'Odéon. 11, Chaussée d'Antin. 15, Boulevard des ltaliens. 3, rue de la Boèlie. 8, Boulevard des Italiens. 26, Boulevard des llaliens. Avenue de l'Opéra. 72, Boulevard Haussmann. 16-18, Boulevard St-Denis. 7, Boulevard St-Martin. 8, Boulevard Denain. 9, Rue ci u Havre. 67, Boulevard Malesherbes. 1, rue du Havre. t· 18, Rue de Rivoli. 2, Passage du Saumon. 132, Rue Lafayette. 9-11-13, Gal. ùu T.-Français. 29, Rue de Trévise. Passage Choiseul. 100, l?aubourg Sainl-Honcfré. Passage Véro-Doch1t. 93, Faubourg Saint-Hon'lré. 45, Chaussée d' Antin. Galeries de l'Odéon. 19, Quai Saint-Michel. 19, Boule~ard Saint-Jlichel. à BORDEAUX : à MABSEILLE : à Nnms : à BRUXELLES : à r,ri;;GE LibrnirieNouvelle, 3, pl. d, h ComéJi e. chez Aubertin, rue de Paradis. chez A. Catelan, rue Thoumayne. chez Lacomblez, rue des Paroissiens. chez Desoër. Et dans les principales gares D~pogitaire g.;nér:-tl,Librairie Charles, 8, rue Monsieur-le-Prince.

INÉDITS DE LAFORGUE [Les NOTES éditées ci-après figurent sur quinze pages (non consécutives et les seules qui ne soient pas restées en blanc) d'un carnet à trcmches rouges, relié en papier-cuir et étiqueté : Carl Fraenkel J Berlin W. J 33d Franzôsische Str. 33d J Contobücher-Fabrik. 1 Papier-Handlung. Les feuillets de ce carnet sont hauts de 214 mm.., larges de 143 mm., et leur bloc a 20 mm,. d'épaisseur. Pages 1-6 et 12-15: encre noire; 7 : encres noire et rouge ; 8 encre noire et m,,ine de plomb; 9-10 : encre rouge; 11 : mine de plomb.] 111 Un grain de cachou parfumé m'a rappelé ta chère haleine ô Hélène, · Certain jour pluvieux de mai Que je te dis mon âme humaine BibliotecaGino Bianco Les champs de navet Avaient des tons tristes histoire d'aggraver mes accès d'artiste .•• (Champs de navets à Chevreuse)-

- 154 -· f2î (Les fleurs du Bon?) Imageries intimes - C'est moi qu'je suis }a;grande Isis, Nul ne m'a retrousse ~1on_voile.. . Quand reviendra l'automne Cette saison si tl'iste Je vais m'la passer bonne couler Au point dl) vue artiste - [3] - Elle le premier jour. Sourire d'une acuité graphique - Sujet de roman - l'héroïne - n'a qu'un but, qu'une Yie, ètre suprêmement fëminine dans la société moderne - montrer ce qu'est une femme qui a conscience de Sa Mission au xrxc siècle - : · •: . • 1" • ' ~ • • • [4, 5 et 6] [Ici lo. première, la -ctnguième, la septième et la huitième des MENUES DRA.Gfl'Es A.U CAMPHRE (LA. VoauE 1, 3, - n° au 25 am,u-1886}. Ti·ès légères variantes.] BibliotecaGinoBianco

._ 155 !î j Eve Elle très-jeune - avec la figure d'un bébé - mais à certain;; jours un visage très-fatigué. Eh bien quand elle me disait un ME:-.iso:-.isGoEu,riante, les yeux grands ouverts, en face, le visage fatigué rajeunissait comme sous des brises NATAL.E..S [81 - Seuls bijoux permis - des diamants à sa chemise de nuit - Oui, monsieur! • l -,- Victoria-theater. 300 femmes sur la scène - de 6 à 40 ans -- De la chair à ballets - Les milit;.ires dans la salle (fête) chair à canon. La Littérature : la Légende de la vi1. Et d'où vient que dès la seconde nuit j'ai les son:imeils lourds - chacun coupé çlf 2, ou 3, rêves dénués de tout esprit de suite. des rêves et 2 fois sur 6 celui de l'Alcazar. J'ai tant passé de soirées méditatives dans ces endroits-lit que c'est devenu même dans l'étafêtë i~êve-lécadre naturel des floraisons de ma cervelle anomaliflore. Gn alcazar où se B1bhotecaGino Bianco

-156 - déror'ent sur la scène des programmes insolites - ou l'on f.1it d'absurdes ou pâmantes rencontres de spectateurs ou spectatrices dans les couloirs. [10] Bade Cet éternel orchestre et les accès de mélancolie bourgeoise et criarde du cornet à piston - mêlant le lointain romantique du cor au timbre vulgaire et nasillard des bals de barrière (étrange instrument) Oh! la pauvre allégresse, toujours comme un regret de noces. Il y a des gens sous terre à cette heure, qui dansèrent sur cet air là, les joues en feu, ivres de· leurs toilettes du moment: N'importe d'autres sont entrés dans les vides de la danse, et dansent les joues en feu, radieux, prenant naturellement un air distingué né pour une vie de fêtes et de patriciat. -- on vit dans ce trou de villas et de verdure - comme si la vie des autres villes laissées était un rêve vulgaire dont les convenances défendent de parler se lever au bruit du jet d'eau de la cour, du gravier qu'un groom en rouge ratisse en mesure, et des trilles des oiseaux qui ont élu volière dans les frondaisons entourant la villa. Et déjà (7 h.) l'orchestre à côté Et l'heure du café, le va et vient des sonneries électriques BibliotecaGino Bianco

......1, 57 - lllJ ) . Je cesserai de vivre aussi carrément que ce moustique qui vient de se brùler à ma lampe - aussi à mon tour que ma mère aussi à mon tour que mon pète je cesserai de vivre, aussi ·carrément que vient de commencer à vivre ma nièce Juliette née la nuit dernière - - C'est étonnant comme ça me laisse froid. 150 fr. pour payer mon terme dem!lin me toucheraient daYantage. Ce qui prouve que la créature humaine a beau se monter le coup, elle est organisée pour le bonheur, d'autres disent !'Illusion. Quoi qu'il en soit 0 Maïa Tout pour toi.' Alléluia 1 r121 L , Se marier à mort - c'est conclure : d'avance, je prends tout de toi au sacré, vieillesse future, maux hasardeux, accidents, laideurs etc. - - En retou1· j'ai le droit acceptant tout, de te demander tout tu vas donc commencer par te laisser refaire ton éducation et d'âme et de sens. - note : l'air figé à blanc : le secret de Bôcklin et des rares toiles de Chifflard, · - Cette frousse animale, reflexe, devant la Mort - qui fait que nous sanglotons secoués de pardons devant un ennemi agonisant, que nous trouvons génial un artiste Biblioteca Gino Bianco

- ·158-.-, - qui vient de trépasser, et notre mère une sainte etc - Quand est ce que nous nous montrerons adéquats à la valeur des phénomènes, et Yivrons-nous justes de ton? [131 Aimé jamaü; pour moi et pour elle. - jusqu'ici mon rôle, humilité extérieure et avec ça feu roulant de grande tune inépuisablement intéressante - histoire de la pénétrer de son indignité, sans en avoir l'air,bistoire de lui faire croire à la Fatalité, au coup de foudre (seule façon de s'expliquer moi-'.i.'out à ses pieds elle-indigne) et par ricochet d'y croire moi-même. - je m'infuse expressément mon Moi - mon moi autochtone et autonome-Je suis-irrécusablement-J'insiste même là dessus. - L'tune s'affine-t-elle au régime végétarien? et avec ce régime, que til'erait-on encore de la vie Elncommun, fraternelle avec des plantes, Botanique esthétique et sentimentale? (141 .1 Le Gras suffète Hannon dans Sal:.i-mmbôSufiète - zu fett - ? - . Biblioteca Gino Bianco

- 159 - [15] De Bordeaux à PaÎ'is - 10 h~du' soir (o.cfo. 85) ·après le diner-'- Coupé·-7-messieurs en noir P,longésdans 7 journaux blancs arrivés de Paris tout à 1 heure et les y rapportant à toute vapeur! •,'!'' i •.. . ,. \ ' .. . ' 1·, :, 1 j 1 •. ·.• :' • 1 •• . . . · .. ' \ ~: ----- -~--- '; .. .l . ' , . ·; 1: ·: .':'' ..., j '., 1 .- •• 1 ~ J : " :10 . :· ~ ;1.·, ' , 1: e ;·1.,. 1~ 'J 'J.!.. 1 ~1' Î'·.1:; ........ ~ : l!IÎ -· ~ .... •J1J -- : 1 ._., • 't ;, ,j,.t l!_t~i·~ t,J.!f•j1", ... :•• .•:;.! J'.1'!_,,.~ J;;.., ; 1. J1.,ÎJïi l j9 ~ ·;:!~d~11otv,:.. :· ~ : ....; . B1bhotec9 Gino Bianco

NOUVELL!EŒONARCHIE Lorsque Banas se fit appeler Monsieur, des esprits suped1ciels ne virent dans cet abandon du titre austère de citoyen, qu'un retour à de vieilles coutumes de jeunesse. Des hommes plus clail'voyants, que l'on traita de pessimistes, crièrent très haut que la République était finie. S'ils entendaient par République l'idéal Etat rêvé par Jean-Jâcques et pt·éconisé par Brissot, ils avaient raison; mais, si M. de Fénelon était revenu, il aurait démontré leur erreur à ces cervelles chagrines, en leur parlant savamment des oligarchies républicaines de la Grèce; tant il est vrai qu'il faut s'entendre sur les mots. Les mêmes divergences de vues se sont récemment produites, lorsque quelques journaux annoncèrent que la livrée de l'Elysée avait reçu l'ordre formel de saluer désormais M. Carnot, non plu-, du titre démocratique et constitutionnel de Monsieur le Président, mais du vocable un peu suranné d'Excellence. Quelques gens du monde songèrent au comte de Feuleins, organisateur de la Victoire, et le souvenir de ce grand stratège les empêcha de prendre ombrage de cette revendication qui flattait leurs préjugés, mais plusieurs vieilles barbes, imbues de principes, murmurèrent : « Dans un an, on lui dira Altesse, et l'œuvre de la Révolution sera morte. n Je pesais ce qu'il y avait de vraisemblable dans les allégations de ces journaux. Appelle-t-on M. Carnot : Excellence? je l'ignore, mais je crois que bientôt on l'appellera : Altesse -lui ou ses successeurs, peu importe - et peut-être même Sire, cat il faut que l'œuvre de la Révolution s'accomplisse, et vraiment elle s'accomplit. Biblioteca Gino Bianco

-161L'erreur des protestataires vient de ce que l'on n'a malheureusement parlé de la Révolution, jusqu'à présent, qu'en idéologue ou bien en sectaire. Lequel en t1·aitera d'une équitable façon? c'est à-dire, en mettant d'un côté les généreuses aspirations et la tendre métaphysique des philosophes et des pamphlétaires, leur amour vivace de la justice et du bien, et de l'autre, les actes de ces hommes très pratiques qui guidèrent tout le mouvement social et le canalisèrent, de ceux-là dont l'esprit étroit et cupide anime encore aujourd'hui le moindre de nos conseillers municipaux. Les discours des sociologues, les révoltes du peuple, les élans vers les frontières menacées, la gloire et les triomphes des armées issues du ventre même de la patrie, les massacres de septembre et l'apothéose de la guillotine, l'exaltation de l'Etre Suprême et les persécutions contre la foi chrétienne, les cris fougueux des conventionnels et l'élaboration des lois constitutionnelles, tous ces évènements n'ont en réalité que peu d'importance. Leur éclat tragique, féroce, ou seulement touchant, a fasciné les historiens, qui se sont complus à la nomenclature, ou bien à larestitution et à l'évocation de ces incidents, et ont négligé le vérit_ableet l'unique fait. L'homme a toujours le souci de l'anecdote-et du conte : le verre de sang de Mlle de Sombreuil, le martyre du Dauphin par le cordonnier Simon, la vaillance de·Charlotte Corday, la dernière terreur de Robespierre, cela constitue pour beaucoup de nos contemporains, toute la science des choses révolutionn~reK. · · , Le philosophe, un peu détaché des accidents transitoires, verra cependant mieux, s'il laisse de côté ce décor à la fois sanglant et grandiose, qui ne servit qu'à masquer l'œuvre véritable de 89, c'est-à-dire : la substitution d'une classe à une autre, la domination de labourgeoisie remplaçant la tyrannie de la nobless~, et le peuple instrument dupé et sa·crifié: Du .reste, le mot qui dévoile l'obscur mobile des dirio-eants,ne fut-il pas donné par l'un d'entre eux? Au début des agitations libertaires, Sieyès ne cria-t-il pas: Que doit être le Tiers-Etat?-et il répondait catégoriquement: Tout. Dans ce dialogue, qui parle de la foule des souffrants et Biblioteca Gino Bianco

--152 -=- des· mïsêrablés? pe1;sonne; seul; le Ti'ei's'.e'steri cause, c'èst dé'sa prépotence qu'il s'agit, c'est ëetto prépotence qu'il' faut imposer. Aux pauvres hères, legcris_ et la vengeance, les discours au coin des rues, l'incendie de-schâteaux, le' saccage des parcs seigneuriaux-; à eux les fureurs subites qtii ne raisonnent pas, les farouQhes- passions qu'on assouvit•brùtalement et loya1'e}J-lentaussï. Au Tiers, « qui veut être quelque chose·>), fa savante pblitique, les discrètes menêes, l hypocrisie profitable allle,rrant la sûre conquête clu gouvel'nement. • · • Que le penseur médite la parole révélatrice de cet abbé poltron, qui eut son heure de· téméraire franchise, et il verra qu'au-dessus de tous les merveilleux enthousiâsmès populaires, il y eut le froid çalcul des avocats et des mar-· c·hands, dont 1e _cœurétait pourri de vanit.é ·me·squine et l'amour-propre- ulcéré d'affronts. Ces avocats et ces marchands parlèrent très haut du· bien général, pour assurer leur bien particulier, et ils triomphèrent. Ce n'était pas un rêve d'~nivers!:llle et =bienfaisante li-· berté, qui conduisait ces avocàts de province et ées maigres vétériml:ires, c'était uh rêve de domination. Ils avaient subi lés humilfütions· et les mépris, il~ vou~aient les 'faire sentir à d'autre$, efnon il leurs supérieuTs, qui y ·eussent. été· indifférehfs, mais~ leùrs infériem,s,- qu'ils pouvaient asservir. . . ., . Patiemment ils travaillèrent à réaliser ce secrét des·sein. Les réactions passagêi·es né' fü'ent: que retarder leur avènement, car les monarchies renaissantes furent désormais obligées de compter avec eux. Au besoin, et s'il. n'avait fallu s'inquiéter des mouvements> p.opil1aires possi-bles, la bourgeoisie· eut"aceepté, en attendant', •ttne 'Charte ·libérale donnée à sofr •pro1i~. et, tout brert exa:miné, elle gagna, sousLotris-Phifippe et sous l'Empire,· notoriété et considél'atîon. Le royaiJme prit même 1;1ad·evise. vile : Enri-' chissei-vousd -·· , · .• .A.:ujourd'hui, la troisième République-a presque achevé l'œuvœ des ancêtres. Un siècle a suffi ida besogne-. Les privilèges sont rétafüiS': c'est au bourgeois que _lepaysan. paie le droit ae chasse et le droit de gabelle, c'est au bour-· geois que l'ouvrier paie l'impôt du sa,ng; repeuple est encore tiüllable, et corvéable,-et c'est Le-bourgeois qui perçoitBibliotecaGinoBianco

~..1f.3 - la taille-etla·corvée, encpre il est des serfs à la glèbe, encore ils appor.ten.taux meules, le fromeJ}t qui ne mûrit pas _poureux; il est des,esclaves aux usines, ils tissent la soie et la bure leur faut. La bourgeoisie a conquis l'or, elle a conquis la terre, dépossédant les maîtres anciens et acquérant leurs droits : elle tient la force-et la i:Jchesse. Elle .s'e.:;tengraissée, elle s'engraisse encore. . Cependant tout cela ne suffit.pas. La .pourpre de l'Jmperator han.tait le sommeil de l'afftanchl,.et parfoisJe• représentant de la plus humble commune de France songe à l'habit de cour .des marquis d'antan. On a commencé p.ar prendre le soliçle, maintenant il faudrait parer la conquête de quelques: hochets restaurés. L'ambition de ·la bourge0isie est satisfaite, sa vanité ne l'est pas; cette profonde et violente vanité, qui.ne taira ses efforts que quand elle aura pu réédifier la monarchie française, avec un roi électif issu du Tiers-Etat, des ducs et pairs que l'on prend.ra près la caisse d'une banque, derrière le çomptoir d'un trafiquant. Et la cour renaîtra, la cour et les titres qui s'harmoniseront avec les apanages déjà saisis; encore on aura les baronnies et les marquisats héréditaires. On se cherchera des aïeux lointains. Ceux dont les pères pâlirent iu fond des comptoirs empuantis, rognant le ducat, pesant le sucre à faux poids, et rabattant sur l'au nage, se glorifieront de la cupidité ancestrale, comme jadis on se vantait des héroïques faits d'armes et des prouesses chevaleresques; les fils de ceux qui entassant les écus un à un, geignaient sur le bougran perdu à les vêtir, accrocheront à leurs épaules le manteau de velours, peut-être même ceindront-ils l'épée. Le- beau jour que celui où un Clémenceau, un Brisson, un Reinach enflé et comique, entreront à l'Elysée avec la baleine en verrouil. Tout cela est plus proche qu'on ne semble le croire. Voyez, la bourgeoisie si longtemps voltairienne, sceptique, blasphématrice même, la bourgeoisie cherche à faire son salut. Le veau d'or paraît ne plus suffire à son â~e, le dieu si bon pourtant, qu'on peut monnayer· et mettre en gage; elle cherche une divinité qui puisse calmer les scrupules, absoudre les vilenies et laver les hontes : le dieu des bonnes gens sans doute. L'Eglise, peu perspicace, ne repousse pas ces adeptes nouveaux, qui ne Biblioteca Gino Bianco

-164 - -l'aideront pourtant qu'à sophistiquer le vin des burettes : elle vient vers eux. Les élections prochaines se feront par l'alliance rlu curé délaissant ses ouailles, et du bourgeois qui se dira libéral, car il sent que maintenant il a besoin, ·pour consolider son trône, de l'appoint formidable que le catholicisme peut lui donner. Quelques prélats même, en vue _duprochain royaume, prennent leurs mesures: Monseigneur Fava $era peut-être grand aumônier de France, Monseigneur Fallières élèvera les fils du futur roi. · · J'ai dit : peut-être, car je songe à la foule qu'on oublie et qui n'oublie pas. La foule des opprimés et de ceux qui peinent est parfois lasse de crier la faim, lasse de subir la misère, lasse aussi des stériles pitiés et des phrases creuses. Le jour du sacre, l'élu des coffres-forts rebondis, l'oint des ventres obèses, sentira le trône défaillir, quand son peuple entrera dans la salle des festins, s'assoira à la table, et simplement profèrera ces Paroles: J'ai faim, je veux manger. · ... BERNARD LAZARE BibliotecaGinoBianco

\ PROPOINSTERRUPTEURS L'ordre règne dans Varsovie. Outre que par M. Paul Alexis qui est, certes, un assez beau génie, le Naturalisme est représenté à l'heure présente par un triumvirat : M. Zola, Alphonse Daudet et M: Edmond de Goncourt. Ces écrivains sont de la Grande Epoque. Leur œuvre constitue le Naturalisme. Elle est achevée ou assez avancée pour que rien de ce qu'elle sera puisse déconcerter l'idée qu'on s'est faite de ce qu'elle est. La prépondérance de ces trois maitres du genre est l'ordre qui s'est établi après le tumulte de l'envahissement et les efforts d1j la campagne. Ils occupent le champ de bataille. Ils s'arcboutent pour résister aux tentatives déjà iconoclastes d'aujourd'hui. C'est en eux que se résume assez parfaitement une formule littéraire fort en honneur dans les derniers temps du Second Empire et sous- le Septennat, formule assez attrayante, paraît-il, pour avoir fasciné à jamais 1\1. Alexis et séduit des écrivains comme MM. Huysmans et Hennique qui eurent pourtant la chance de ne s'y point engager irrémédiablement et de s'y intéresser assez peu en somme pour avoir pu s'en détacher à demi et faire œuvre annexe mais à part et évasive. Cette formule accapara aussi, longtemps, M. de Maupassant qui s'en laissa distraire et modifia l'attitude de bon et patient travailleur en faveur dans l'école en celle, plus récente et plus mondaine, de quelqu'un qui n'écrit qu'à ses heures selon l'instable équilibre d'une rêverie ou BibliotecaGino Bianco

- 166 - d'un yacht, d'une façon intermittente et insoucieuse. Pourtant, encore une certaine ponctualité à produire dément un peu cette prétention, et les romans de M. de Maupassant renouvelés par de sûres méthodes psychologiques se succèdent assez régulièrement. · · Le Natuvalisme. av.ecle ~nre de gloire qu'il comporte se manifeste à peu près en M. ~mile Zola, Alphonse Daudet et M. Edmond de Goncourt. Ils en ont concentré !:honneur .et le profit et semblent marcher de pair, chacun dans la voie qu'il s'est tracée; M. Alphonse Daudet dans celle des fructueuses opérations de librairie, M. de Goncourt dans celle d'une réputation laborieuse et M. Zola dans les deux à la fois. Ils sont ainsi confondus en des notoriétés parallèles qui ont pourtant de bien différents résultats et auront des -sorts divers. M. Zola est à un haut point de réputation et ne néglige rien pour l'accroitre et la. justifier à sa façon. Il produit un livre par an. C'est par un effort répété indéfiniment dans le même sens avec un surcroit de vigueur et d'experience annuelle, une sorte de verve tuméfiée, qu'il .cherch~ à agir sur l'opinion contemporaine. Il façonne plutôt qu'il.n'écrit et il écrit plutôt qu'il ne pense. De données établies une fois pour toutes il tire des effets peu différents. Rien de moins varié que l'œuvre de M. Zola, sous ses aspects encyclopédiques. Le milieu change, la facture s'amplifie et c'est t(;mjours la même puissance dramatique un peu vulgail'e qui parait sans que jamais la fonction littéraire de M. Zola s'interrompe ni ne se différencie de ce qu'elle était, par un de ces progrès étonnants d'où résulte en une splendenr ré.vélatrice, un chef d'œuv:re ! La .Bête humaine c'est Germinal, comme Germ,inal c'~st Nana. Cette littéra\ure aje ne sais quoi de manouvrier-et .de mécanique (1). Elle est sans surprises· si elle n'est point sans déceptions. La conce_ptionde la vie y est simplifiée et médicale. Cela plut il. la foule M. Zola semble en avoir conçu quel- . . . (1) (( Je. :m'étonne parfois qti'en nos temps de démoc1·atie l'~crivàin producteur n'ait pas au moins l'estime de ceux qui exaltent l'ouvrier.» Discours de M. Zola pdur l'inauguration du buste du feuilleton- . /ste ~onzalès .. BibliotecaGinoBianco /

-=- 167 que orgueil ·et commence à mépriser. Il est un des hommes les plus en vue de France et on a un certain plaisit· à le voir plein d'assurance, obstin~, borné et bientôt justement académicien. ··A· côté de lui, se poussant. fort, remplaçant la production· ample pat· le bon emploi du produit, sautille et sinu,e M. Alphonse Daudet. 11est partout. veut être de tont et serait volontiers tout, peut-être même un bon éc1•ivain, s'il n'avait su les inconvénients pratiques de cette supériorité. Il s'ingénie à attirer l'attention sut· sa persoonalité crispée et fourmillante. De petite invention, il y supplée par des trouvailles. Il s'utilise et utilise les autres. Il va jusqu'à être son autobiographé et 1·efaitDickens. Il a trouvé une manière fort amusante d'annoncer, parmi les œuvres qu'il compte écl'irc, d'autres œuvres auxquelles il ne pense probablement guère, jugeant bien qu'il en restera: vaguement quelque chose dans l'oreille du public. Comme Hugo eut Quiquengrogne, il a une Vie de Napoléon qu'il annonça, i1 me <;emble, il y a quelques ânnées. ' ·. C'est entre ces deux figùr•es qu'appa1·att M. Edmond de Goncourt, d_éjàvieilli, nerveux et g~mé,comme en retrait, avec-l'air un peu de quelqu'un d'assis dàns u.n lieu public éntre deux voisins dont l'un se carre et l'autre se t,·é·- mousse. Il n'a ni la force de M. Zola ni l'entregent de M. Alphonse Daudet et, malgré ou à cause ct.u·fait de leur êtl'e artistiquement supérieur à tous ·deux.,il reste b_i_eenn arrière comnfo 1\'Jàlisateut·de gloire co_nten'tporairie, et on constate qu·à soixante-dix. ans, avec un talent hors pair et indiscutabte;'H--serait âarrs' le cal}1e ne pas tlédaigner pour uq l_vi re de Jui. _, l:J. Fau_stin,, par· exemplé, qu~ est uriè·espê~e tl:eé.hef-c1'abuvfoap'rès'tout -'l'accueil favoràb:1eq· ueïif la pré·sse au·premie"r ouvrage de M'.Léon Dau~ cbt, aont le mérite est fait d'"unemanière de t·enanisme laïcîsé pour qui !'enthousiasmé aurait pu être, sans injustice, plhs modéré. · · · · 'Tel est l'ordre i.:éciproque créé par l'avènement naturaliste. Nous y Yoyon~lés deu~ lWéridionau)Ç,par la connîvence clu public avec la inédidcrité énor,lle de l'un· et la frivoliti, anecdotique· clel'autre, éèraser l'homme _duNord, M. ·d:eGoncourt, le seul qui fut-véritablement artiste (pas Biblioteca Gino Bianco

--:-.168-: dans le sens dépréciatif) qui eut l'instinct de la langue et le don d'écrire, le souci de créer des œuvres définitives en leur genre·, partiélles peut-être et étroites mais valables. Et pourtant quand M. de Goncourt écrit la Fille Elisa qui est uneèeuvre de haute émotion humaine, cela émeut peu, mais que M. Alphonse Daudet fasse l'Evangéliste, la sensiblerie jubile. · Je dirai plus: M. de Goncourt est tellement le seul artiste du trio naturaliste que c'est à ses procédés que recourut M. Alphon,se Daudet pour écrire Sapho. Aussi fut-ce un succès littéraire. La malechance de M. de Goncourt semble irrémédiabfe. Api·èsl'échecdes Mémoires contre qui subsistent, en substance, les objections qu'y fit M. de Bonnières au Figaro, avec une vivacité d'actualité et une âpreté de polémique qui en accentuaient fort la vérité, M. de Goncourt semble avoir peu à attendre du temps présent. Il vieillit en une sorte de demi-gloire1 · mais qu'il anticipe en pensée sur le cours des ans et qu'i imagine une époque où on s'étonnera que MM. Zola et Alphonse Daudet aient pu triompher parmi les louanges d'une basse contemporanéité, dans un fracas de pièces de cent sols qui n'ont pour valeur que de montrer la corruption du goût et qu'il se dise: Des écrits de M. Alphonse Daudet, il n.e restera rien. On préférera chercher le genre de sentimentalité qu'ils ont chez M. Coppéequi, au moins, les ·formule en vers d'une façon précise et mnémonique. Il subira d'ailleurs en ceci le sort de la plupart des écl'ivains sentimentaux qui s'adressent à leurs contemporains immédiats, et deviennent caducs aussitôt que l'accord tacite entre la manière de sentir du public et la leur cesse. Aussi chaque époque a-t-elle ses écrivains de sentiment et il est rare que le goût à qui ils répondent ait des curiosités l'étrospectives et recherche des nuances auxquelles il ne serait guère sensible chez des écrivains antérieurs. Quant aux romans de M. Zola, ils risquent fort d'être un fatras aussi désert que l'est maintenant celui de Madame Sand, qui en- est l'équivalent assez exact dans un autre ordre. De même que M. Dumas est sorti de Madame Sand, il sortira quelqu'un de M. Zola, qui résumera les qualités embryonnaires du vaste amas délaissé par le goût futur Biblioteca Gino Bianco /

- 169 - qui est parcimonieux aux œuvres en bloc, s'y égare, s'en défie et préfère se fixer à des œuvres définies, scintillantes, nettes et non brutes et enganguées. M. Edmond de Goncourt a des chances, et la Faustin, Madame Gervaisaïs, et la Fille Elisa pourraient bien survivre à Tartarin et aux Rougon-Macquart. HENRI DE RÉGNIER B1bhotecaGinoBianco

SECESSION C'est un signe dès temps, notoire pour l'observateur le moins attentif : bien des hommes nobles d'intelligence et d'âme haute se retirent loin des communs travaux, des compétitions mercantiles ou électorales pour s'isoler dans une vie de solitude et crilique ..... Ils sont solitaires, solitaire est l'esprit de leurs écrits et de leut· convet'sation; ils repoussent toutes influences, évitent la société; ils sont enclins à s'enfet·mer dans leur chambre, à habitet' la campagne plutôt que la ville; ils cherchent et trou vent dans la solitude leurs occupations et jusqu'à leurs distractions. La société, il va de soi, ne peut aimet' cette attitude; elle dit qu'à se pt'omener seul on accuse le monde entiet ; c'est proclamer que tous sonl d'indignes compagnons; c'est là de l'impolitesse, et plus, c'est une insulte; et la société prend sa revanche. . Cependant cette sécession ne procède pas du caprice de ces« abstentionnistes»; parlez-leur, vous verrez que cette attitude est du choix de leur tempérament et de leurs principes; choix fait non sans regret et qui élut de deux maux le moindre : car ces hommes ne sont pas de natut·e mélancoliques, aigris, insociables; ils sont gens !'lusceptibles, affectueux, et même, ils ont plus que d'autres le désir d'être aimés ..... Avec vous, ils ne peuvent cancaner, ils ne veulent, étant sincères et religieux, satisfaire la curiosit(! que vous pouvez avoir: « S'il ne vous est pas nécessaire d'ouïr ma pensée, la pouvant lire sur mes traits et dans mes actes, alors je vous la dirai de l'aube au crépuscule; mais si vous ne la pouvez deviner, vous ne saul'iez comprendt'e ma parole; je ne veux pas me molester de votœ personne; je ne veux pas êtl'e profané ..... >> Peut-on s'étonner que, pris de la passio11du gt'an1 et de BibliotecaGino Bianco

-~ 171 - l'e~traordinaire, ils ressentent de la répulsion pour la vulgarité etla frivolité des gens? Il vaut mieux être seul, se sont-ils dit, qu'en mauvaise compagnie; et, certes, c'est par un désir sociable - le désir de trouver un pair pour leur espoir et leur foi - qu'ils sont portés i1 éviter ce qu'on est convenu d'appeler la société : car ils sentent qu'il,; rie sont jamais aussi près de l'amitié qu'alors qu'ils ont quitté l'humanité et qu'ils se sont pris eux-mêmes pour ami. Un dessin, un livre, un site aimé sur la colline, un coin favori de la forêt qu'ils peuvent peup1er des belles et di~nes créations de leur fantaisie, font surgfr devant eux oes formes si bien vivantes que, par moment, elles semblent la seule réalité, et que la société humaine devient l'illusion. Leur:; mœurs solitaires et hautaines les· enlèvent hon seulement aux conversations mais encore aux travaux du _monde; ils ne sont pas de « bons citoyens », c'est malgré ·eux qu'ils supportent leur part du fardeau public; ils ne participent pa_svolontiers aux charités, aux rites religieux des· foules, aux entreprises scolaires, ils ne v.otent pas; si bien que les philantropes s'enquièrent si cette philosophie n'est pas synonyme d'apathie. Eux, ils répondront que la vie et que leru-s facultés leur semblent de trop riches dons pour que, prodigues, ils les gaspillent ·aux véti1les que vous léur proposez; que ce .que vous appelez des institutions fondamentales, vos grandes et saintes causes, leur ·semblent à eux des abus, et que, vues de près, ce ·sont affaires bien mesquines. Vous ·faites un usage-immodéré des mo.ts « grand et 's'aint ll, mais peu de choses, vous diront-ils, leur paraissent dignes .-de ces quali~catifs; bien plus, ils orit trouvé, à l'expé- _rience, que, des profes'sions libérales jusqu'aux travaux ·manuels et des courtoisies académiques jusqu'aux exquisités conventionnelles du cotillon et â.u five o'clock; tout est empreint de lâche compromission. et de cabotinage = qui témoignent, ô' société! d'un effroyable scepticisme ·d'âme, d'une vie sans amour, d'une activité sans but. : << Si tel acte n'est 'nécêssaire, s'il n'est ad&qu·at à s'a fin, ·je n'ai souci de l'accom!flir. Je' ne veüx faire une: chose chose qu'_unefois: je n'-airne pas la routiue. l:Jne fois•un ·principe posé, il ·est aussi facile d'en fait:e quarante mille ~ • • ~!. ~. • ... • • • • . .. • , ! . . y .. Biblioteca Gino Bianco

-· 172 - applications que d'en faire trois. Un homme su.J?érieurse contentera d'avofr indiqué de la façon la plus légere, l'idée dominant son époque et laissera à ceux que cela peut tenter, la mission de multiplier les exemples: il a mis dans le mille, à d'autres d'émietter la cible. « Kous l'avouons, notre situation est nouvelle eLrien moins qu'heureuse; si vous réclamez le concours de notre travail, nous sommes nous-mêmes en besoin d'activité, nous sommes malheureux d'inaction ; nous sommes ron · gés d'inactions comme d'une rouille; mais votre travail nous ne l'aimons pas. » « Alors, dit le monde, montrez-nous le vôtre? » - « Nous n'en avons pas. » - « Qu'est-ce que vous ferez alors, dit le monde? n - c< Nous attendrons. >) - « Combien de temps?» - « Jusqu'it ce que l'Univers se lève et nous appelle au travail. >J - « Mais dans l'attente, vous vous faites vieux et inutiles. >J - « Soit. Je puis rester assis dans un coin, occupé à mourir si vous voulez, mais je ne bougerai pas que je n'aie reçu le haut commandement; si nul appel ne me parvient pour des années, pour des siècles, je sais alors que l'Univers ne veut de moi que le témoignage de ma foi en lui par mon abstention. Si je ne puis travailler, au moins ne dois-je pas nécessairement mentir; mon seul devoir clairement apparent aujourd'hui, c'est de ne pas mentir ... >) Mais cette classe d'hommes ne serait pas suffisamment caractérisée si nous omettions d'ajouter qu'ils sont féaux admirateurs de la Beauté. Parmi l'éternelle trinité du Vrai, du Bien et du Beau, trois en un, et un en trois, i-ls ont préféré faire de la beauté le Symbole et la Reine, et ils trouvent une compensation dans l'ordre inviolé de l'univers, à l'ordre violé et à la disgrâce de l'humanité ..... De ceux-ci dont je parle, tous ne progressent pas; le grand nombre ne sont que des novices : ils ne font que montrer le chemin que devra suivre l'homme d'une âme .et d'une santé plus robustes, d'un courage plus aventureux. Pourtant ils sentent la dignité de leur rôle et méritent Biblioteca Gino Bianco

-173 - une plus haute puissance: en leur âme, arche sainte, veille une flamme, prête à surgir pour l'embrasement plus large et pl:is universel. Qu'ils obéissent à leur génie, alors qu'une intuitive impulsion s'éfrêne, aloI'.Squ'.il les pousse aux plus vierges régions de l'idéal, de la Vie, car la route où le héros marche seul est la grande route frayée aux âmes saines, et sa marche est un bienfaiL pour l'humanité. La société, elle, n'a-t-elle pas des devoirs envers cette classe d'hommes? Parmi la tendance déclive et la pente où roulent les choses, quand toute voix s'élève pour réclamer une nouvelle voie fenée, une loi nouvelle - pour pousser la vente des actions - pour célébrer un changement dans la mode ou quelque innovation dans la prothèse dentaire - pour solliciter la salubrité des logements ou souhaiter une reprise plus énergique des affaires - pour prôner un caudidat ou activer la répartition d'un héritage ; - ne pouvez-vous tolérer en ce pays, deux ou trois solitait'es voix parlant d'idées et de principes, de choses qui ne se vendent pas ni ne s'achètent, de choses immortelles? Vos pro~rès mécaniques et vos inventions seront bientôt dépasses; vos modes, le souvenir même en sera mort demain; vos cités, la dévastation des Î 0 uerres y passera ou celle plus cruelle des démolisseurs, em· commerce émigrera vers d'autres bords, sur elles, qui sait? les flots de~ mers pourront déferler; - mortes toutes vos vanités et dispersées, comme les coquillages aux galets des falaises - colonies sans cesse renaissantes pour la mort it jamais avide. Mais les pensées que ces quelqnes solitaires s'efforcent de proclamer par leur silence autant que par leurs paroles, par leur abstention autant que par leurs actes, demeureront en leur beauté forte pour se reformer dans la Nature et s'investir à nouveau d'un limon plus noblement doué peut-être, et plus heureusement pétri, uni, - par delà le désaccord d'aujourd'hui - dans l'harmonie du système universel. RALPH W ALDO EMERSON. ( Version des Entretiens polit. et litt.). Biblioteca Gino Bianco

LESENSDESPROPORTIONS · Nous n'hésitons· pas à imprimer ces li&nes caractéristiques, semble-t,.:.il,d'un état d'esprit moaerne et explicatiYes: · - « S'il fallait en croire l'universalité de nos contemporains (et une foisJe moi abdiqué, une teUe crédulité s'im- _pose) s'il nous fall~it conclure de toutes 1es opinions enregistrées.à un·e o_pinionsynthétisée en forqiule·et qu'on emporte pour la .mediter à loisir dans la solitude du moi récupéré; nous contemplerions cet1aphorisme impartial .- crase de la réciprocité des jugements: la race humaine -estun agrégat à'imlJeciles. . . ·, Faut-il partir de là pour arguer l'irrémédiable stupidité de notre essence? Evidemment, malgré le digpe orgueil qui nous soutient soixan.te ans durant dans notre démarche de bipède, il est facile .d'imaginer des entités .mieux douées intellectuellement que l'un _quelconque de nos contemporains, voire même·que notre a~i,nirable m9i; et l'imbécillité relative de tout être humain .est tellement un fait d'évidence que nous nous devons de n'y. pas insister. Mais est-ce bien comparativement à ce supérieur virtuel que l'on traite son voisin d'imbécile? nous voudrions pouvoir l'affirmer: car, si ce n'était, le cboix d.u second terme de 111comparaison exposeràit. l'opinai1t à une telle· tentation ·gµe l'on serait amené à <:}ouferde son impartialité. Laissons cela â la conscience -~e chacun. De ce YOyagehors du moi, de l'analyse des jugements qui, classifiés et comparé~, concluent en résumé à l'imbécillité universelle. nous' entre.tenions nos méditations oisives et - la critique est contagieuse èù céste1nps où le BibliotecaGino Bianco

=- 17;5 ~-- ctlrte: dè l'admiratfon· n'a plus dé prâtre·s - l'îmbéci!lîté (cette qualité étant constitutive chez l'homme, sa constatation ·ne..doit- pas êti:e considérée comme plus injurieuse que -tout autra q.ualificatîfgénérique),•l'imbécillité, dis-je, de tels et tels nous plùt à l'analyse; bien plus, des con-, temporains nous passàmes bientôt auX, ancêtres. et, avec des hoque~s de_rü:es.comprimés, joyeux des joies combinées du chroniqueur des livres ~t du feuilletoniste dramatique,« enfin Homme)> commedîsait Néron, nousjouissïons de là best_ialenullité d'un Dante, de la monumentale sot> tise d'un Shf!kesp,eare, de l'exquise jobardise d'un Pascal: et de toute la bourgeoise platitude d'Eschyle. .· Ma~sµrre pensée nous fr,1ppa, veQue on ne sait d'où·: la, nature t;a-t-elle do'ué d'assez de force méprisante pour tant de belles sensations? tous les sentiments humains sont bornés, toute action amène une réaction, à cette exuMranèe de inépris· devra succéder un débordemen_t d'admirµ.tion; et quel être d'en.tre les hommes en sera le digne ob·et? · . · . 6'étaitj uste_:le moment fatal apprbc.qait, il fallait choisir: riotre impl).rtiali~é, la consultation préalable des hommes, tout m'i_nterdisait de_choisir l'un ·d'eux pour idole; sur aucuh d'eux le doute n'était permis : tous, irrémédiableiµerit, to'us étaierft.des jmbéciles; alor_s,pris d'une immense soif d'ad.iniraticin après notre œuvre d'iconoclaste, nous rions tournâmes vers le seul êtrè dont nous n'avions pu ou voulu' constater l'imbécillité - question 9-'optique sans doute - le moi ..... et nous l'adorâmes. I • ' • •. ' Pr9sper, ZQïle VENAL. » L'impartialité dont nous faisons preuve en in:séraht <!etteétrange communi~tion nous. en _permet la critique; car ce .ne fut . P!lS pour ..nous une conso_lation que ces quelques conchisiop.s aphorismales que nous en pûmes tirer : . . . , , . 1 ° Il n'.y a dé-gJoire.littéraire. qu'autogène_ et auto mono~ !âtre;, . . , . i 0 Il ne _peut e;is-,ter, contr~irement à la légende cou: rante, de société d'admiration mutuelle; · 3° l.,a symp~thie littéraire ne -~eut naitre que de ~épris communs ; . . .· . . .. . .· , · . . . .. BrbliotecaGino Bianco

-176 - 4° L'intellectualité ne fut donnée à l'homme que pour constater son irrémédiable sottise ; 5° La littérature par la hauteur même de ses visées est la plus concluante et la moins contestable expression de notre imbécillité; 6° Etc., etc., etc. M. P. Z. Vénal, dont nous ne vouions pa~ mettre en doute la sincérité (Dieu nous en garde 1) est victime, semble-t-il, d'une maladie morale que caractérise le dessèchement des facultés admiratives et qui résulte de l'atl'Ophie des facultés critiques. Car ce n'est pas en. vain que, de l<L Nouvelle Athènes au café Voltaire, on s'est lancé depuis dix ans ces apostrophes spirituelles : « Ton Flaubert? un ... sot - ~ugo? un vieux birbe » (nous ne pouvons reproduire le naturalisme des· qualificatifs); les facultés admiratives manquant d'aliments se repurent de petits mets : on opposait Alexandre Hardi à Corneille, Ausone à Virgile,<<Gaspard ,i à Victor Hugo. Très jeunes, alors, avides aussi de « faire une gloire » (un peu mystificateurs, peut-êh'e) nous cherchâmes à« lancer» littérairement Jules Verne, puis Ponson du Terrail, san:, succès, il est vrai. Tout cela pourtant ne fut pas vain; le dédain sonore du café gagna les journaux où myopes et presbytes luttent encore avec fracas - voici qu'il nous japp~ aux talons; mais si, le sens des porportions une fois oblitéré, le mépris d'un écrivain tel que M. H. Fouquier peut éclabousser en premier Figaro l'immarcescible Jules Laforgue, !'admiration, quoi qu'on dise, encore vivace chez les humains se traduit ainsi dans nos grands quotidiens : , . « Eugène Sue est, sans contredit, Je premier romancier de notre siècle, son· nom brille comme une étoile dans le ciel littéraire. Ses œuvres passionnantes et énergiques sont les types les plus dramatiques créés par l'imagination humaine. L'appal'ition des Mystères de Paris fut une révolution I Jam.ais, dans son rêve le plus audacieux, aucun romancier n'avait osé élever à une telle hauteur l'art littéraire». Notre méditative' conclusion sera telle : le sens de la Biblioteca Gino Bianco

- 17~' - proportion se perd; l'affirmation brutale et paroxiste a tué la sagace et dubitative critique. Quand on a pu, de bonne foi et sans ridicule, abaisser Shakespeare au profit (détrimentaire).de Maeterlinck-: comme l'a fait.très crânement M. Mirbeau; quand on écrit un article« A propos de la représentation du Lohengrin de Wagner et de la réédition des Episodes de H. de Régnier» - comme l'a fait très savamment M. Besnus; quand M. Moréas est loué en dithyrambe conjointement avec « Pindare et Naugérius » - comme l'a voulu très joliment M. Duplessis; quand le nom vénérable de M. Leconte de Lisle et celui de l'humble sigoataire de ces lignes sont fraternellement accolés, parmi ceux des « poètes les plus justement admirés de ces temps » - comme l'ont fait, sans y penser deux fois, de charmants et talentueux jeunes poètes; c'est qu'un manque de perspective est aux yeux de plusieurs, et qu'il est temps d'y. songer, peut-être. FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN, Biblioteca Gino Bianco

'· t { : . --.---~, l • , R { • 1 ..... ' .. , .. Le.~Livres : , · '' 1 · M. Paul Adam dai~s le ,,Vice.filial, ~ous. cl9nne une fois encore un exemple de citte ri.che et bi'·i\Jantéi~aghiaîiém qui çla,ns s~s/.oq.vrages; ant~rieurs : Etre,, E1~ ~écpr_,.et Essence de Solei~.s'êpa~o.uit-.av.ecpll,l~,d',ap~J:!4l!nÇ~ .ornementale, des developperrients plus complexes et ·une incomparable lu'l.uriance. Le Vice filial appartient à une série dénomméeL' Epoque, suite de volumes qui prennent plus di.rectemitnt.contact avec le monde contemporain que ceux cfui "Hièontent ·1es-· Vo'lo'ntés merveilleuses et où la verre, exhaussée à des transfigurations symboliques, s'exalte à J.,yzantiniser en de hautaines et scintillantes fresques les êtres et les passions. Dans le Vice filial M. Paul Adam montre cette étonnante souplesse de talent qui lui fit inaugurer avec Robes Rouges une manière d'écrire qni, sans être ce qu'on pounait appeler sa « grande manière », en a toutes les qualités transposées. La phrase est plein-e; brusque, vive, selon les instants du récit où passe, en une sorte d'affolement de vie moderne, un Destin opulent, précaire et hasardeux de musicien à la mode de son temps aux prises aYecun cas de paternité particulier et les difficultés d'une existence rapide et surmenée, à travers un monde d'êtres délicats, bizarres et louches que !'écrivain croque avec une grahde puissance de vision très nette et un peu caricatu1·ale, meut parmi des intrigues et des décors rapides et explicatifs et commente avec une sorte d'esprit bien à lui, gai et dur. Il y a là, il semble, indices de facultés d'ordonnance et BibliotecaGinoBianco

- 180 - Songe, nouveaux poèmes dont le manuscrit est déjà presque complet. N.B. Les ouvrages et revues sont utilement adressés à M. Vielé-Gri(fin, au Ch. de Nazelles (Indre-et-Loire). Les Revues: Dans la Revue Blanche (Nov. Ser. N°1). - Nous lisons après une prose de M. H. de Réinier, des vers de M. G. Kahn, et une critique de M. Munlfeld : « M. Henry Fouquier réinsulte Jules Laforgue. Hebdomadairement, le chroniqueur du Figaro éprouve le besoin de trépigner sur ce mort; sous prétexte de morigéner les jeunes, il rue dans leur cimetière. Cessons de nous en plaindre, la colère de M. Fouquier nous plait à l'égal d'un hommage. - Qui aura plus tard la bizarre idée d'insulter à la mémoire de M. Fouquier 'l - Aussi bien y aura-t-il plus tard une « mémoire de M. Fouquier'l » Nous sommes heureux qu'on nous relaie dans une besogne à la longue lassante. Jules Laforgue a décidément son Zoïle. De !'Ermitage cette phrase étrange : « Après avoir essayé de réhabiliter les condamnés de la Commune, on essaie de réhabiliter le maréchal Bazaine. Ici la victime, si victime il y a, est pl~1sintéressante.>, (?'l ! !) La Conque (7e livr.). Les « plus jeunes poètes » avec leurs talents divers, leurs inégalités, leurs trouvailles, leurs h'ésitations nous ont valu chaque mois une preuve de jeunesse. Aux temps (pas très éloignés) ou nous étions, nous, « les plus jeunes poètes » d'étranges jalousies eussent sans doute germé si l'un de nous, à l'exclusion des autres, avait joui de quelque préférence, fùt-ce, auprès du dernier des chroniqueurs. Mais, n'étions-nous pas les futurs « SyrnJJolistes » 'l si âpres, depuis, à la réclame et, pourtant, si justement célèbres aujourd'hui? Du reste nous jouissions (heureux temps!) du silence indifférent de la presse qui ne daignait discuter, à notre réel dépit, que la personnalité vraiment curieuse de M. Ana_tole Biblioteca Gino Bianco

- 181 - Baju. Eh bien ! - le mot agréable qu'il nous sPrait facile de dire sur l'un et sur l'autre, qu'importerait-il? Nous ne sommes ni M. Henry F. ni M. Albert D. Que les jeunes auteurs de la Conq,ue nous permettent donc d'exprimer notre sympathie, certes non exclusive, mais parfaitement raisonnable pour l'un d'eux, M. Paul Valery, que des pièces plus considérables ou mieux mûries nous ont permis d'apprécier : LA FILEU$E Lilia ... nequehent Assise la fileuse au bleu de la croisée · Où le Jardin mélodieux se dodeline; Le rouet ancien qui ronfle l'a grisée. Lasse, ayant bu l'azur, de filer l'agneline Chevelure, à ses doigts si faibles énsive, Elle songe, et sa tête petite s'incline ... L'àme des fleurs parait plus vaste et primitive, De plus jeunes parfums le vol chaste s'arrose, Et des lys ont pâli le Jardin de l'oisive. Une tige, où le vent vagabond se repose Courbe le salut vain de sa grâce étoilée Dédiant, magnifique, au vieux rouet, sa rose. Car la dormeuse file une laine isolée Mystérieusement l'ombre frêle se tresse Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée. Le songe se dévide avec une p~resse Angélique, et sans cesse au fuseau doux, crédule La chevelure ondule aù gré de la caresse ... N'es-tu morte naïve au bord du crépuscule? Naïve de jadis, et de lumière ceinte; Derrière tant de fleurs l'azur se dissimule!. .. Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte Parfume ton front vague au vent de son haleine, Innocente qui crois languir dans l'heure éteinte Au bleu de la croisée où tu filais la laine! PAUL VALERY. Biblioteca Gino Bianco

-182 - Reçus : La France Moderne de M. André, conespondant parisien. M. R. Bernier (15, boul. du Nord, Marseille). La Wall?nie. Des Yers de M. Verhaeren et une critique de son œuvre, par M. Mockel. . . L' Endehors. Quelques naturalismes inutiles. Vigoureux articles. · La Jeune Belgique. Tendance calme. L' A1·t Moderne. Excellent hebdomadaire. Toujour.;; au point. Dans le Mercure de France, des vers inédits de A. Rimbaud; de curieuses pages de Edgard Poe sur l'Haus Pfaall; des proses de Remy de Gou1·mont, de Saint-Pol Roux, de J. Renard et de R. :M:inhar; des poèmes de Pierre Quillard, A. Samain et G. A. Aurier. Si le général Boulanger, mieux à même que tout antre de décider de l'opportunité de sa suprême résolution, s·est suicidé dans l'exil, s'en suit-il que le Figaro ait pu avec raison trancher hardiment les problèmes .du libre arbitre e\ du déterminisme en cataloguant , sans émotion, dans ses échos mondains la mort d'Eschyle et de la Fatalité? L'idée deplébisciter le courage d'un homme - courage que nul hpmme impartial n'a jamais mis en doute - au lendemain d'un acte dont peu de nos contemporains seraient malheureusement capables; ne plut pas, du reste aux 500.000 lecteurs du Figaro : on ne vota que dans la proportion de 1/1000; ces quelques 500 opinants n'en triomphèrent pas moins en première colonne et les 499.500 abstentionnistes demeurèrent confondus· dernnt ce « Ycrclict de l'opifliori ➔>. · • BibliotecaGino Bianco

- 184 - Emile Verhaeren, Maeterlinck, Mockel, Severin, Van Lerberghe, Gu-aud, que de trouver e.xcessive cette phrase de M. Anatole France: « MonsieurR. est le plus parfait des poètes belges. » Un chroniqueur del' Uni'vers, après avoidraité M. Bonnetain, fort injustement, de « symboliste » donne « la liste à peu près complète des écoles fondées par ces .prétendus écrivains. » - Nous y relevons : « 1° L'école de M. Mallarmé, qui applique la syntaxe anglaise à la prose et au vers français ; 2° L'ècole de MM. de Regnier et Vielé-Griffin ... » Sans insister sur la sottise de ce chroniqueur dont le nom nous fuit, notons que ces lignes sont plagiés d'un article fantaisiste de M. Victor Joze. Parmi les « déliquescents les plus célèbres » nous trouvons MM. Rosny et Marguerite - tout cela broché sur une plaisanterie de séminaire, visant le Darwnisme : Si l'homme descend du singe et va devenir un Dieu», il est manifeste que le chroniqueur de l'Univers est resté en chemin. N. B. Lire dans La Nation, le mardi, la chronique littéraire de M. Bernard Lazare • . •' M. Vielé-Griffin donne ce mois à l'éditeur Léon Vanier, le manuscrit de ses nouveaux poèmes : Les Cygnes. (1) Dieu. Le Gérant: L. BER~Ano. 103!. l'aria, - lmp. D.i.wusLOT, 16, rue ùe Verneuil. Biblioteca Gino Bianco

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