revue historique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - JANV.-FÉV. 1967 B. SOUVARINE .......... . JOHN DOS PASSOS ..... . JOAQUIN MAURIN ...... . RICHARD PIPES ......... . LUCIEN LAURAT ........ . Vol. XI, N° 1 Un « Temps des Troubles » en Chine La « nouvelle gauche » en Amérique Sur le communisme en Espagne Pierre Struve et la révolution russe Libéralisme et « libéralisation » L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIM:ARS............ . CHALMERS JOHNSON ... Le « héros positü » en U.R.S.S. L'armée dans la société chinoise DÉBATS ET RECHERCHES "YV'ES LÉVY .............. . Charisme et chaos QUELQUES UVRES Comptes rendus par MICHEL CoLLINET, AIMÉ PATRI et J. PÉRA CHRONIQUE En Chine : on bond en arrière L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Polémiquessur le Vietnam INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MAI-JUIN 1966 B. Souvarine Simulacre de congrès David Anine Février et Octobre Léon Emery Les paysans et le communisme G. Aronson Staline, grand capitaine E. Delimars La Tchéka et son «Trust» K. Papaioannou Le parti totalitaire (I) Documents Les entretiens Staline-de Gaulle, 1944 Quelques livres L'Observatoire des deux Mondes SEPT.-OCT. 1966 B. Souvarine La France entre l'Est et /'Ouest Bogdan Raditsa Le titisme à l'épreuve M. N. Roy Michel Borodine en Amérique (1919) Peter Gosztony Le général Maleter G.:c. Alroy Les radicaux après la révolution de 1848 Yves Lévy Libertés formelles, libertés réelles Basile Kerblay La planification soviétique Documents De Gaulle et le communisme JUIL.-AOUT 1966 B. Souvarine Perspective d'anniversaire G. Aronson Ouvriersrusses contre le bolchévisme Basile Kerblay Aspects de l'agriculture soviétique (1954-1965) · Stephen Uhalley Les « quatre histoires » en Chine Yves Lévy Raymond Aron et la sociologie K. Papaioannou Le parti totalitaire (//) Documents La conférence de Ialta, 1945 Quelques livres L'Observatoire des deux Mondes NOV.-DÉC. 1966 B. Souvarine La troisième guerre mondiale Léon Emery Le communisme et la culture Thomas Molnar De l'utopie et des utopistes S. Voronitsyne Le conflit de la science et du « diamat » Claude Harmel Planification, démocratie, despotisme Chronique De l'Oural à l'Atlantique L'Observatoire des deux Mondes Contre-révolution culturelle en Chine Tables des volumes I à X , Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco . .
- kCOMl?il] rn11~ l,istori4ur d crilÏIJNr Jrs /11its d Jn iJü, JANV.-F~V. 1967 VOL. XI, N° 1 B. Souvarine ........ . John Dos Passos .... . Joaquim Maurin ..... . Richard Pipes ....... . Lucien Laurat ....... . SOMMAIRE UN « TEMPS DES TROUBLES» EN CHINE .. LA « NOUVELLE GAUCHE» EN AMÉRIQUE. SUR LE COMMUNISME EN ESPAGNE ... P. STRUVE ET LA RÉVOLUTION RUSSE .. LIBÉRALISME ET «LIBÉRALISATION» .... Page 1 3 7 13 18 L'Expérience communiste E. Delimars ......... . Chalmers Johnson ... . Débats et recherches LE « HÉROS POSITIF» EN U.R.S.S........ . L'ARMÉE DANS LA SOCIÉTÉ CHINOISE . 23 32 Yves Lévy.. . . . . . . . . . CHARISME. ET CHAOS . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Quelques livres Michel Collinet. . . . . . . LES PAYSANS DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE, de MARCEL FAURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 CHAPITRES EXTRAITS de TENDANCES ET VOLONTÉS DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. . . . . . . . . . . . . . 52 Aimé Patri . . . . . . . . . . LES TEMPS MORTS, de JACQUES-ARNAUD PENENT...................................... 55 FRANCE, MARCHANDE D'ÉGLISES et ENTRETIENS AVEC BERNARD PINGAUD, de BRICE PARAIN. . 56 UNE SOCIÉTÉ SANS DÉFENSE, de VANCE PACKARD. 57 J. Péra . . . . . . . . . . . . . LA SALAMANDRE, d'EUGÈNE SUE . . . . . . . . . . . . . 58 Chronique EN CHINE : UN BOND EN ARRIÈRE....................................... 60 L'Observatoire des deux Mondes POU:MIQUES SUR LE VIETNAM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62 Livres rec;ua Biblioteca Gino Bianco ,
DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines I Rédacteur en chef ROGER CAILLOIS N° 57 : Janvier-Mars 1967 ·SOM MAIRE Alexandre A. Weisskopf. Dialectique de l'abondance. Kenneth Denbigh ..... . Efim Etkind . ......... . Méthode scientifique : ordre ou liberté. La stylistique comparée, base de l'art David W. Theobald .... Adam Schaff ........ . Khalil Jaouiche . ...... . de traduire. Ce que les philosophes ont à dire et l'imagination. L'aliénation et l'action sociale. De la fécondité mathématique : d'Omar Khayyam à G. Saccheri. Chronique Paul Vieille .. ·. . . . . . . . . Naissance et mort dans une société islamique. RÉDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris 16° (TRO 82-21) Revue trimestrielleparaissa.nten quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 78 .1 ' Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F; 1:tranger : 25,50 F Bibliote.ca Gino Bianco. · , /
• revue l,istori'lue et critique Jes faits et Je1 idées Janv.-Fév. 1967 Vol. XI, N° 1 UN « TEMPS DES TROUBLES» EN CHINE par B. Souvarine L A CHINE TRA VERSE de nos jours une phase de son histoire qui fait penser au « Temps des Troubles » de l'ancienne Moscovie ( smoutnoié vrémia ou smouta) pour désigner l'interrègne écoulé au début du xvrt siècle entre Boris Godounov et Michel Romanov : autres lieux, autres temps, autres gens, autres proportions, autres moyens, mais analogies tout de même alors que dans de vastes provinces le pouvoir semble en déshérence. Aux rivalités des boïars autour d'un trône chancelant et contesté, aux soulèvements locaux ou régionaux de moujiks, d'allogènes, de cosaques, correspondent plus ou moins les querelles intestines de l'oligarchie communiste, les résistances et mouvements sporadiques d'ouvriers et de paysans que provoquent les troupeaux frénétiques de la jeunesse inculte mobilisée en « gardes rouges » et déchaînée à l'aveugle contre des ennemis possibles ou imaginaires. Mais sans pousser trop avant la comparaison, et tandis que les « troubles » chinois sont en pleine extension dans une situation générale indécise, certaines remarques s'imposent sans égard à l'issue des événements en cours. L'état réel des choses en Chine, dont divers signes peu intelligibles perçaient déjà depuis plus d'un an à travers le voile épais des mensonges conventionnels, et brusquement révélé à grands traits en sa détérioration profonde depuis six mois et quelque, dément tout le système des informations officielles répandues et pour ainsi dire imposées depuis l'occupation du pays par les armées communistes. Sont démentis également les récits ou comptes rendus des politiciens, des journalistes, des affairistes, des touristes et des fumistes qui ont inondé le monde de leurs verbiages et « témüi Biblioteca Gino Bianco gnages » en faveur du régime sino-staliniste. Sur les centaines et milliers d'ouvrages et reportages publiés en hâte après le sempiternel « voyage en Chine », bien rares sont ceux que l'on puisse encore retenir. D'autre part, aucun spécialiste, pas un sinologue n'a donné la moindre idée de ce que dissimulait l'optimisme de commande affiché par les trompeurs et leurs dupes, de ce qui s'élaborait sous les apparences prestigieuses ni de ce à quoi l'on pouvait s'attendre tôt ou tard. C'est que la sinologie est une chose et que le communisme en est une autre. Tout n'était pas mystère au-delà du décor planté pour faire illusion aux esprits superficiels. On savait que le communisme chinois imitait le communisme soviétique dégénéré en totalitarisme le plus exécrable et que Mao copiait laborieusement Staline, ses pompes et ses œuvres. Tout cela en invoquant le marxisme et le léninisme sans comprendre ce que parler veut dire, comme l'atteste une « littérature » diluvienne, notamment signée Mao, traduite en une douzaine de langues et distribuée à grands frais partout dans le monde. On n'ignorait pas certaines rivalités personnelles et luttes de cliques dans les hautes sphères du parti au pouvoir. Le noyau dirigeant qui avait naguère éliminé successivement Chen Tu-hsiu, Li Li-san, Wang Ming et de moindres personnages dut recourir à la traîtrise et à la violence en 1955 pour se défaire de Kao Kang et de son allié Jao Shu-shih* traités en factieux. Lin Piao en personne connut des jours difficiles avant de • Il faut se résigner à adopter, malgré les inconvénients qu'elle oppose à la phonétique française, ln transcription britannique qui prévaut partout dans ln presse. Pourtant il eQt mieux valu transcrire du russe, dont la prononciation serre de plus près le chinois, lequel ottre des vnrlantcs du Nord nu Sud.
, 2 supplanter le maréchal Peng Teh-huai, « liquidé » par étapes, et de devenir bras droit de . Mao. Les initiatives ineptes de ce dernier, entre autres le faux bond en avant et les communes impopulaires, sans parler des hauts fourneaux lilliputiens, devaient discréditer le génial Mao devant ses acolytes les moins bêtes. Il s'avère à présent que sa mutation d'une présidence à l'autre, en 1958, n'a pas été volontaire : sous un secret d 'Etat bien gardé, il y eut « au sommet » un âpre conflit dont Mao ne sortit pas à son avantage. Il lui aura fallu des années pour entreprendre un règlement de comptes. Ce laps de temps, Mao l'a mis à profit en tramant sa prétendue « révolution culturelle », en vérité une contre-révolution machinée contre toute culture, si les mots ont un sens. On ne sait d'ailleurs pas trop ce que signifie l'idéogramme interprété comme « culturel ». En revanche, il est clair que Mao a dû entrer en guerre contre son propre parti, contre la jeunesse communiste, contre les syndicats ouvriers et même contre la police politique et contre des formations militaires qui n'obéissent pas à leur chef suprême nominal. Comme Staline dont le pouvoir exclusif n'a pu s'établir qu'après extermination des cadres du parti de Lénine et de toutes les institutions soviétiques ,subordonnées, Mao a eu besoin de créer une organisation parallèle à son parti récalcitrant pour soumettre le pays en rupture de discipline. Acculé à une sorte de reconquista, il a dû endoctriner, préparer de longue main, mobiliser, dresser l'encadrement de ses millions de « gardes rouges » pour les lancer à l'assaut de ce qu'il regarde comme obstacles, à la différence de Staline qui a pu opérer moins bruyamment par l'intermédiaire de ·son Guépéou assassin sous le couvert du Politburo et d'un Comité central soumis à de sanglantes épurations successives. Une pseudo-révolution décrétée d'en haut s'accomplit ainsi contre le régime communiste d'hier et contre les classes laborieuses d'aujourd'hui, au moyen d'un instrument juvénile inconscient appuyé, dès qu'il se heurte à de sérieuses résistances, par des détachements militaires aux ordres d'un Lin Piao associé opportunément à l'entreprise. Certes, il se passe· en Chine des choses qu'on n'avait pas vues en Russie soviétique, par exemple les affichages d'informations tendancieuses, de dénonciations féroces et de slogans contradictoires dont les sources sont douteuses et les interprétations sujettes à caution. Les rassemblements de masse et les défilés incessants de blancs-becs comptés par millions ne ressemBibliotecaGino Bianco • • LE CONTRAT SOCIAL blent guère aux procédés subreptiëes et aux procédures cauchemaresques de Staline. Cependant, il est question de politiciens· et de lettrés battus jusqu'au sang et exhibés, le visage tuméfié, sur la voie publique, ainsi que de morts indénombrables et de suicides en série. Con1me Tomski, Gamarnik, Skrypnik et autres en pleine terreur. stalinienne, de hauts dignitaires chinois ont mis fin ou tenté de mettre fin à leurs jours, à l'instar de Kao Kang, pour ne pas tomber vivants aux mains de leurs chers camarades (aurait-on traduit en chinois le Jardin des supplices ? ). Mao, comme Staline, ne réunit plus• depuis longtemps les congrès du Parti. Sa brochure rouge et soporifique, recueil des meilleurs échantillons de sa « pensée » dérisoire, équivaut en qualité, pour les surpasser en quantité, _ aux Principes du léninisme et au Précis de son prédécesseur et modèle, de sinistre mémoire. On ne signale pas de. « vipères lubriques» en - Chine, mais des notabilités hier vénérables s'y transforment en « méprisables cochons qui se conduisent comme des chiens », et vice versa sans doute. Sous la terreur jaune comme sous la rouge, des enfants dénoncent et condamnent leur père, des réprouvés s'avouent coupables, des innocents se rétractent, des repentis se repentent de leur repentir. Brochant sur le· tout, un culte abject de la pseudo-personnalité de Mao, conçu et -ordonné par lui-même. Ci-devant intangibles, tous les dirigeants communistes qui portent ombrage à Mao ou à sa femelle deviennent ipso f acta révisionnistes, réactionnaires, traîtres, capitalistes, bref antiparti. Leur .liste, trop fastidieuse à détailler, comprend déjà une majorité du Comité central et nombre de ministres, de généraux; de fonctionnaires supérieurs vilipendés en tant que « bande noire ». Rétrospectivement, Confucius est mis au pilori comme ancêtre du révisionnisme. Au comble de l'imbécillité, le Drapeau rouge recommande un système électoral conforme à celui de la Commune de Paris. Cependant rien ne s'arrange : il n'est question que d'épurations en tous genres, d'échauffourées, de complots, d'émeutes à la ville, de jacqueries à la campagne, ici d'exécutions,. là de tortures. Cinqu8:nte millions de. « gardes rouges » ne sont pas venus à bout d' « une poignée de responsables ». Le fait certain, parmi tant d'incertitudes, c'ést que Mao ne compte que sur ,.une partie de l'armée pour avoir, au mépris de tout principe et de toute morale, le dernier mot dans cette lutte sordide pour le pouvoir. . . B. SouvARINE.
LA « NOUVELLE GAUCHE » EN AMÉRIQUE par John Dos Passos BIENTOT CINQUANTE ANS auront passé depuis que Lénine et Trotski prirent le pouvoir dans ce qui était alors Pétrograd · et mirent sur pied le parti communiste à partir de l'aile bolchéviste de la social-démocratie révolutionnaire. Des bibliothèques entières se sont emplies de dossiers ayant trait aux actes héroïques, aux déceptions, aux échecs, aux massacres et aux famines engendrés par la volonté du parti communiste d'imposer sa théorie marxiste au genre humain. Toute personne intéressée peut consulter la documentation pour y trouver des comptes rendus clairs et précis sur la guerre civile en Russie ; sur l'aide américaine pour soulager la famine qui s'ensuivit au début des années 20 ; sur la lutte pour le pouvoir entre Trotski et Staline après la mort de Lénine ; sur les épurations staliniennes, sur l'élimination des paysans les plus capables et des nationalités minoritaires ; sur le marché passé par Staline avec Hi der pour donner le signal de la deuxième guerre mondiale ; sur l'interminable tuerie quotidienne et la destruction de toutes les valeurs imaginables de la civilisation qui suivirent la conquête communiste en Chine et au NordVietnam. Echecs marxistes LE BILAN est simple. Depuis un demi-siècle, toutes les formes que pouvait prendre la révolution marxiste ont été mises à l'épreuve. Chaque dictature communiste a engendré une misère et une dégradation plus profonde que la dernière en date. Le verbiage marxiste a dégénéré en un manteau destiné à couvrir les formes les plus brutales du despotisme perBiblioteca Gino Bianco sonnel. Les révolutions n'ont prouvé qu'une seule chose : sous une dictature terroriste suffisamment bien organisée, la révolte est impossible. Les meilleurs sont abattus. Les survivants continuent de vivre : mais l'homme finit par accepter n'importe quoi. Par l'une des plus cruelles ironies de l'histoire, c'est dans les pays communistes d'aujourd'hui que l'on trouve l'oppression des travailleurs qui horrifiait tellement Marx lorsqu'il étudiait l'industrialisme des débuts du XIXe siècle en Angleterre : des ouvriers agricoles attachés comme des serfs à leur kolkhoze, des ouvriers d'usine qui n'osent pas se mettre en grève pour obtenir de meilleures conditions de travail, la vie de chaque individu prise dans un réseau serré de tyrannie bureaucratique, toutes les valeurs humaines mises sens dessus dessous au milieu d'un brouillard de propagande trompeuse que Marx ni Engels n'avaient jamais entrevu. Pendant ce temps, les populations d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord, plus chanceuses, sont parvenues à édifier des sociétés qui fonctionnent assez bien. Malgré une démagogie à courte vue de la part de nombreux politiciens aux postes de commande, leurs gouvernements n'ont guère été en mesure, jusqu'à présent, de freiner le rendement fantastique de la production de tnasse. S'ils ont fait très peu quant au problème fondamental que, selon les enthousiastes d'il y a cinquante ans, le socialisme aurait résolu, lui - à savoir l'adaptation de l'industrie moderne aux besoins spirituels et organiques des hotnmes et des femmes qui en manipulent les rouages, - du moins ontils laissé des voies ouvertes à l'expérience et au changement.
4 La soudaine recrudescence des illusions gauchistes· parmi les professeurs des universités américaines et leurs élèves est d'autant plus difficile à comprendre qu'il devient évident qu'en Russie et dans l'Europe orientale la gent universitaire est en pleine fermentation. Même si l'on se contente de prendre les nouvelles de l'étranger à la télévision, comment peut-on ne pas remarquer que quelque chose est en train de changer dans l'esprit des victimes du dogme marxiste ? Un très grand nombre de gens qui pensent essayent désespérément de trouver . . une issue. Leurs efforts pour y voir clair sont contre- .. carrés, d'une part, par le pouvoir policier. Djilas était encore récemment en prison pour avoir publié, entre autres, La Nouvelle Classe. André Siniavski purge en Sibérie une peine de sept ans de travaux forcés pour un crime, celui d'avoir mis en circulation (sous le nom d'Abram Tertz) des récits qui dénotaient non seulement du talent, 1nais aussi le sens de l'humour. Pasternak, sans doute le plus grand poète russe de sa génération, a été contraint de refuser le prix Nobel et traqué à mort. Son crime avait été d'écrire un récit de la révolution dans la manière franche et humaine de tradition chez les classiques russes. La police a encore la haute main sur les presses à imprimer. La seconde difficulté rencontrée par les hommes de plume formés sous le régilne communiste dans leur effort pour découvrir la vérité et pour la dire, est qu'ils ne sont pas seulement prisonniers des fils de fer barbelés et des champs de mines · qui bordent leurs frontières : ils le sont également d'une idéologie qui les empêche de faire des comparaisons rationnelles entre la condition de l'homme sous le « socialisme » et sous ce qu'ils continuent d'appeler le capitalisme. Pas de ·manifestation pour Siniavski LE New Leader du 30 août 1965 a donné la traduction d'un article de Mihajlo Mihajlov intitulé : « Pourquoi nous gardons le silence », lequel illustre à merveille la difficulté dont nous parlons. Mihajlov est le professeur d'université yougoslave qui a eu de gros ennuis pour son appréciation, dans Un été à Moscou, sur l'état du métier littéraire en Union soviétique. Mihajlov est manifestement un homme honnête, un homme intelligent et courageux, mais lorsqu'il tente de comparer les conditions sous le « capitalisme » avec celles qui règnent sous le « socialisme », il est frappé d'impuissance, car il n'a aucune idée des complexités, des avantages et des · inconvénients des économies mixtes sous le régime desquelles nous vivons BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL dans ce que nous aimons à appeler le monde libre. Ses notions sur les Etats-Unis remontent aux dessins satiriques anticapitalistes publiés par la vieille revue Masses de l'année 1910. En dépit de ses limites, il y a loin entre cette forme de pensée et le dogmatisme monolithique qui fleurissait. naguère. Mihajlov et les nouveaux écrivains russes sont des gens à qui un homme aimerait parler. On pourrait croire que nos sociologues et historiens qui se font gloire de leur credo marxiste s'intéressent à l'état d'esprit de leurs confrères d'au-delà les barbelés. Au lieu de quoi ils régurgitent avec avidité la propagande de routine concoctée, dans les Etats policiers, par les services chargés de la subversion à l'étranger-. Etant donné la rage d'aujourd'hui qui consiste à défiler en brandissant des pancartes, on aurait pu croire que quelques étudiants a111:érlcains auraient aimé protester en faveur de S~- niavski et Daniel pendant le procès de ces 'Qe~- niers à lvloscou. En Amérique, ia protestation a été faible au point d'être presque inaudible. Depuis l'hystérie 1naccarthyste, il semble que, pour les intellectuels américains, il soit contraire à toutes les règles de s'intéresser aux réalités de la vie dans les pays communistes. ' Il y a quelques jours seulement, se tint u~e réunion d'hommes de lettres qui discutaient le pour et le contre au sujet des subsides accor- ' dés aux arts par le gouvernement au titre du programme de la Great Society. Lorsque je tentai de suggérer qu'en l'occurrence, il y aurait peut-être intérêt à examiner les effets pratiques des subsides distribués par le gouvernement en Union soviétique, personne ne manifesta le moindre intérêt. Peut-être ne m'étais- . . , Je pas exprime assez nettement. Nous touchons là le cœur du problème. Dans les écoles et les universités comme parmi la caste entière de ceux qui récoltent les nouvelle_s et de ceux qui font l'opinion, pour un homme ou une femme qui essaye de voir les réali.tés derrière les clichés de la politique internationale, il y .en a dix qui prennent ces clichés pour argent comptant. Quelque part dans le réseau des communications, une inhibition a été dressée pour empêcher un examen rationnel des forces qui luttent pour la suprématie dans le monde. ,Cette inhibition est, dans une certaine n1esure, une création de la propagande organisée, mais on peut aussi la considér.er comme faisant partie d'un effort subconscient pour calmer les douleurs causées par les échecs de la politique américaine pendant la période d'après guerre. Cette inhibition n'a pas fini de ·
J. DOS PASSOS faire sentir ses effets. Son existence constitue J'arme la plus efficace dans l'arsenal des agresseurs. De 1nême que certaines araignées anesthésient leurs victimes avant de les dévorer, les communistes s'efforcent d'endormir les couches pensantes des nations qui se dressent en travers de leur route vers la conquête du monde. Ceux qui sont le plus influencés nient avec véhémence être soumis à une influence quelconque. Si vous dites aux professeurs d'université et aux étudiants qui, récemment, dans un bel émoi de pharisaïsme, drapés dans leurs robes noires et coiffés de leurs toques carrées, quittèrent la salle pendant un discours du secrétaire à la Défense lors de la remise des diplômes, que leur geste équivaut à jeter une grenade au beau milieu d'une escouade de soldats américains, on vous traitera de fou. Or, c'est exactement le cas. On va répétant ad nauseam que la propagande ajoute à la guerre une nouvelle dimension, mais jusqu'à présent fort peu nombreux sont les Américains qui comprennent ce que cela signifie. Si le président des Etats-Unis et ceux qui rédigent ses discours ne comprennent pas cela, si les principaux dirigeants politiques et la plupart des membres du Congrès ne l'entendent pas davantage, .comment espérer que des étudiants d'université le fassent, eux qui sont à peine sortis de l'enfance et qui ont été élevés dans l'ignorance crasse des principes politiques ou éthiques ? Aucun n'a-t-il souvenir de l'importance accordée par I-Iitler aux engagements solennels pris par certains étudiants des universités britanniques pendant les années 30 ? En aucun cas, ils ne combattraient pour leur peuple et leur pays. Ces professions de foi contribuèrent à convaincre Hitler que l'Angleterre ne s'opposerait pas à ses plans de conquête en Europe. Hitler se trompait. Nombre de ces mêmes jeunes hommes donnèrent leur vie avec témérité ppur défendre leurs foyers ; mais un peu de prévoyance aurait peut-être pu épargner tout · ce gâchis. Les forces de destruction auxquelles nous avons à faire face aujourd'hui sont bien plus dangereuses qu'elles ne l'étaient du temps de Hitler. C'est pure folie que d'encourager cette espèce d'exhibitionnisme creux, à l'instar des porte-parole du gouvernement, sous prétexte que le non-conformisme est en soi une bonne chose. Mettre les non-conformistes en prison, non. Mais essaver de leur mettre un peu de bon sens dans la tête, oui. Biblioteca Gino Bianco s PRENONSle cas du Vietnam. Comment un homme qui n'est pas complètement aveuglé par ses préjugés peut-il lire Our Vietnam Nightmare, de Marguerite Higgins, ou considérer la froide appréciation émise sur les méthodes de Ho Chi Minh dans le livre de Hoang Van Chi traduit sous le titre From Colonialism to Communism, sans comprendre que la situation tragique au Vietnam résulte d'une tentative de conquête soigneusement calculée et patiemment exécutée à partir du Nord ? La question de l'efficacité des méthodes employées par le gouvernement Kennedy et par Johnson pour remédier à cette situation est une autre affaire. Il y a là amplement matière à discussion. Mais tout non-conformiste bien intentionné doit élever sa protestation en des termes qui n'apportent pas d'eau aux moulins qui distillent sans relâche de la propagande antiaméricaine à Paris, à Pékin et à Moscou. Il y a ample matière à protestation. Une bonne part, mais non pas tout, de notre politique étrangère a été funestement mal menée depuis que les premières erreurs stratégiques, qui ont mis la paix du monde en danger pour cent ans, ont été commises à Ialta et à Potsdam. Le pacifisme, si on le définit comme un effort d'imagination sincère pour éviter la guerre, a encore son rôle à jouer. Il y a eu des moments où les marches organisées elles-mêmes, les défilés des pacifistes convaincus brandissant des pancartes et les manifestants couchés dans la rue auraient été utiles. Des manifestations auraient eu leur raison· d'être lorsque nous aidâmes Castro à prendre le pouvoir à Cuba, puis au moment de l'affaire de la baie des Cochons ou lors de la neutralisation du Laos, ou encore lorsque nous levâmes le blocus, de manière inopportune, pendant la crise des fusées à Cuba. Des pacifistes intelligents devraient protester quand ils se rendent compte que ron est sur le point de commettre, en politique étrangère, des fautes qui rendront de nouvelles guerres inévitables. Dans le monde où nous vivons, il est trop tard pour exiger le retrait immédiat des troupes américaines au Vietnam sans prêter la main à l'ennemi. Quand donc les hommes politiques américains arriveront-ils à se mettre dans la tête que, lorsqu'ils luttent contre un certain parti communiste, ils les combattent tous à la fois ? Certes, il existe des failles et des conflits à l'intérieur de l'appareil massif du communisme international ; mais l'idéologie, quoique plutôt délabrée dans les pays « socialistes » eux-mêmes, continue de dominer la politique
6 étrangère. Sa force de destruction est encore immense. Lisez l'histoire des Califes : c'est à peine si les luttes sanglantes pour le pouvoir au centre même du gouvernement gênèrent la marche conquérante des armées musulmanes. La tragédie, pour les habitants des pays communistes et pour le monde entier, c'est que, des années après que les théories marxistes se sont avérées impraticables, alors que l'idéalisme fraternel du début a déserté les centres du pouvoir, l'appareil communiste de destruction et de conquête continue à fonctionner aussi efficacement que jamais. Ce n'est pas un pur hasard si, lorsqu'une partie des élèves de la promotion quitte la salle en signe de protestation contre un discours prononcé à l'occasion de la remise des diplômes d~ns une quelconque université américaine, l'événement coïncide avec les désordres provoqués par de soi-disant bouddhistes à Saïgon. Avec un peu d'imagination, il serait possible aux étudiants et aux professeurs de protester tout leur saoûl contre les atrocités de la guerre au Vietnam. Pour rendre leurs manifestations indigestes aux moulins de la propagande communiste, il leur· suffirait d'y faire quelque peu mention des tortures et de l'assassinat des chefs de village par les communistes et de la terreur à long terme ·exercée par le Vietcong sur la population civile. ,,. ,,. ,,. A CERTAINS ÉGARDS, les illusions de la nouvelle gauche peuvent être considérées comme les dernières bouffées aigres du credo libéral en voie d'extinction. Nombre de ses manifestations peuvent être assimilées à une façon d'exhibitionnisme adolescent. Mais je ne peux m'empêcher de sentir qu'il existe des forces pour le bien parmi ces jeunes. Ils peuvent encore être sauvés du moulin à discipline de la subversion communiste. Déjà, ceux d'entre eux qui sont plus intuitifs doivent comprendre qu'on est en train d'en faire des singes. · La nouvelle génération a tant de problèmes à résoudre que cela semble un gaspillage tragique de perdre la moi11:dreparcelle de son Biblioteca Gino B.ianco· LE CONTRAT SOCIAL é!1ergie, de sa capacité d'abnégation ou de sa bonne volonté parmi les spectres de la clandestinité communiste. Si ces jeunes hommes se mettaient dans la tête que la destruction de l'ordre social n'a jamais été un moyen. de guérir les maux de la société,. ils trouveraient le sens de leur vie dans les choix offerts par le besoin quotidien de réorganiser notre société. Prenons au hasard quelques problèmes auxquels le marxisme n'apporte pas de solution : A mesure que les Etats-Unis se transforment en une ·immense banlieue, nos grandes villes ont tendance à mourir en leur centre. Au moment où le système de la production de n1asse atteint le sommet de sa productivité et où il est sur le point d'assurer à tous une vie décente, nous découvrons qu'environ dix pour cent de la population ne jouit pas des bienfaits de la prospérité actuelle. Le dessein de certains hommes politiques qui rêvent d'accoutumer les « pauvres » à compter sur les secours de la municipalité afin de s'assurer leurs votes n'est en aucune manière une solution. En même temps que la richesse s'accroît, le crime prend des p~oportions épidémiques. La pollution de l'air nous oblige à nous demander s'il n'est pas nécessaire d'inventer un succédané au moteur à ·explosion. La pollution des eaux exige un nouveau code de morale sociale de la part des chefs d'industrie aussi bien que des municipalités. Les clichés surannés opposant des capitalistes avides à des ouvriers exploités ne jettent , aucune lumière sur ces problèmes. Les solutions, en admettant qu'elles dussent jamais être trouvées, naîtront de cerveaux inventifs œuvrant en conformité avec notre tradition américaine, laquelle s'efforce tant bien que mal de concilier les revendications de la liberté individuelle avec les· impératifs d'une organisation de masse efficace.. ·Pour cette tâche, nous avons besoin de toute la · pensée originale que la nouvelle génération peut offrir. Il vaudrait la peine qu'une gauche véritablement « nouvelle » s'y , adonne. JOHN Dos PASSOS. (Traduit de l'américain) , . . .
SUR LE COMMUNISME EN ESPAGNE* par Joaquin Maurin A LA VEILLE de la proclamation de la République, en 1931, et après onze années d'existence, le parti communiste espagnol avait complètement fait faillite. Déçue, l'immense majorité de ceux qui lui avaient appartenu aux temps héroïques et difficiles finit par l'abandonner. Ses anciens membres s'abstenaient de participer à une organisation au service d'un Etat étranger. Le Parti était russe, et non pas espagnol. Dirigé de Moscou, il ne 1:enait que grâce à l'appui matériel de Moscou. Livré à lui-même, il aurait disparu. A l'avènement de la République, le Parti « comptait à peine 800 militants » (Historia del Partido comunista de Espana, rédigée par une commission du Comité central, p. 68, Ed. sociales, Paris 1960 ). C'est avec ce « prestige » et ces « forces » que, le 14 avril 1931, il accueillit la République au cri de : « A bas la République bourgeoise ! Vivent les soviets ! » LA CHUTE de la monarchie et la proclamation de la République furent une surprise pour Moscou. Immédiatement, les dirigeants du Comintern se mirent à l'œuvre pour élaborer la politique qu'il convenait d'adopter en Espagne : Dès les premiers moments, l'attitude des communistes fut celle d'une franch<t opposition au Gouvernement provisoire de la République. Dans son premier manifeste, rédigé en accord complet avec la délégation internationale dont faisaient partie Humbert-Droz (ex-secrétaire de l'Internationale communiste pour les • Extrait de Revolucion u Contrarevoluclon en Eapana, Ed. Ruedo lberlco. Parla 1966. Biblioteca Gino Bianco pays latins) et Rabaté (militant en vue du parti communiste français), on invitait le peuple espagnol à renverser la république bourgeoise, comme on avait renversé la monarchie, et à instaurer un gouvernement ouvrier et paysan. Quelques jours tard, de nouvelles directives politiques et tactiques étaient reçues de Moscou, ayant comme objectif la création de soviets en Espagne. Les forces du parti communiste étaient alors peu importantes puisque ses membres n'atteignaient pas le nombre de 3.000. Ses effectifs syndicaux étaient particulièrement réduits en Biscaye et, sauf dans la région de Séville, dépourvus de valeur appréciable. A Madrid, il y avait une centaine de militants, fort mal organisés et de formation politique très déficiente. En dépit de cette situation, la ligne tracée par Moscou visait à provoquer et soutenir une agitation continuelle, mettant à profit toutes les occasions de fomenter la révolution (José Bullejos, secrétaire général du P.C.E. de 1926 à 1932 : Europa entre las dos guerras, p. 135, Ed. Castilla, Mexico 1945). En mai 1931, la direction du Parti fut appelée à Moscou. Bullejos et Adame, qui la représentaient, se rendirent à la convocation : Pendant plusieurs jours, la Commission politique dont faisaient partie Manouilski, Kuusinen, Piatnitski, Piek, Martinov et Losovski, discuta avec nous la signification historique du nouveau régime et la tactique qu'il convenait d'adopter. En ce qui concerne le caractère de la révolution, la coïncidence n'était pas absolue entre le critère des membres russes de la Commission politique et celui du Secrétariat. Martinov considérait que l'Espagne vivait l'étape de la révolution bourgeoise et que par conséquent les tâches à réaliser ne pouvaient avoir un caractère socialiste, mais démocratique. Manouilski et Piatnitski, sans concrétiser leur pensée, comparaient la situation en Espagne à celle de février 1917 en Russie et pensaient à la création de soviets et d'un gouvernement ouvrier et paysan. Quant aux problèmes tactiques, l'opinion était unanime : prolonger la crise par tous les moyens, empêcher la stabilisation du régime républicain sous sa première forme, puisque cela s'opposerait aux possibilités de progrès de la révolution, enfin inciter à la création de soviets là où l'opportunit~ se présenterait. Bien entendu, dans les premiers temps. ces soviets ne
8 pourraient avoir le caractère d'organes politiques du pouvoir, mais ils seraient exclusivement des organes .de lutte autour desquels se concentreraient toutes les activités de la classe ouvrière. Le mot d'ordre des soviets avait comme but essentiel de populariser le sens social qui devait caractériser le développement de la révolution espagnole (José Bullejos, op. cit., pp. ·135-36). Plus loin, Bullejos dit que lui et Adame rentrèrent en Espagne « accompagnés par la nouvelle délégation internationale maintenant renforcée par deux membres en vue des partis communistes allemand et polonais ». Il est évident que la délégation du Comin-. tern en Espagne était nombreuse. Les deux 1nembres « en vue » des partis communistes allemand et polonais, selon l'aveu de Bullejos, venaient « renforcer », c'est-à-dire augmenter la délégation internationale assignée à l'Espagne. Cela démontre, en premier lieu, que la Russie, au moyen de son agence, le Comintern, intervenait dans la politique intérieure de l'Es• pagne. Et en second lieu, que la direction espagnole du Parti avait un caractère purement nominal : Bullejos, Adame, Trilla, José Diaz, Jesus Hernandez n'étaient que de simples marionnettes dont la délégation du Comintern tirait les ficelles. Le Parti, dirigé par des agents de Moscou, voyait à travers le prisme du marxisme-léninisme-stalinisme le panorama historicopolitique de l'Espagne : les soviets et la révolution socialiste. Cependant, Moscou et ses agent:_;souffrirent un contretemps en Catalogne : « Maurin parvint par de vilaines manœuvres à arracher une partie de la· Fédération communiste catalanebaléare. Cette déchirure eut des conséquences douloureuses pour le développement du Parti en Catalogne » (Historia.., op .. cit., p. 53 ). Non par de « vilaines manœuvres », mais en se révoltant contre la politique stupide du Comintern, la Fédération communiste catalanebaléare se sépara du Parti et se transforma en Bloc ouvrier et paysan lorsqu'elle fusionna avec le Partit Comunist Catala, dirigé par Jordi Arquer. Le Bloc ouvrier et paysan (B.O.C.), sans au- ~re recours que sa foi et son enthousiasme, publiait à Barcelone La Batalla, hebdomadaire qui soutenait une politique diamétralement opposée à celle du parti communiste. Le B.O.C. croyait que la République représentait un grand pas en avant et qu'il fallait la soutenir. Pour le parti communiste et pour Moscou, le B.O.C. était un groupement national~ste petit-bourgeois BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL au service de la gauche républicaine catalane (Esquerra). Le parti communiste confondait le B.O.C.. avec l'Union socialiste de Catalogne, groupement socialiste modéré, toujours en coalition avec la Esquerra et qui, lors de la guerre civile, fut l'axe du parti socialiste unifié de Catalogne (P .S.U.C.). Le B.O.C., sans avoir besoin de « penseurs » internationaux, élabora la théorie de la révolution démocratique socialiste, face au parti communiste qui préconisait les soviets et autres balivernes élaborées par la bureaucratie stalinienne. Sous la direction pléthorique du Comintern, le parti communiste commit une telle série de bé;ues en 1931·32 qu'il accentua son éloignement des masses populaires. Il évoluait en sens inverse de l'histoire. Jamais il ne comprit le processus historique de l'Espagne. Incapable de penser pour son propre compte, il transposait en Espagne ce qui s'était passé en Russ~e en 1917. Or la différence était grande entre la révolution espagnole de 1931-32 et celle de la Russie en 1917: De plus, .dans la Russie de 1917, il y avait des .révolutionnaires de l'envergure de Lénine, Trotski, Boukharine, tandis qu'en Espagne on ne trouvait que des nains comme le Suisse Humbert-Droz, l'Argentin Codovila, le Français Rabaté, le Bulgare Stépanov, etc. En novembre 1931, Jvlundo·Obrero, organe du parti .communiste, dont la publication avait commencé en tant qu'hebdomadaire en août 1931, fut transformé en quotidien. Publier et maintenir un quotidien est une entreprise difficile, car il faut un capital initial et un fonds de roulement pour le faire vivre jusqu'à ce qu'il parvienne à s'imposer. Le parti socialiste dut attendre plusi.eurs dizaines d'années avant de pouvoir transforrper son hebdomadaire en quotidien. On se souvient encore avec. admiration de l'époque où El Socialista, quotidien, paraissait sur deux pages. La Confédération nationale' du travail (C.N.T.) ne put transformer Solidaridad Obrera en quotidien que lorsque se produisit la grande avalanche syndicaliste en 1916-17. Le parti communiste d'Espagne, avec à peine quelques milliers de membres, sortit son quotidien sans la moindre dif-. · ficulté. Il est évident que Munda Obrero était alimenté, de même que l'appareil bureaucratique du Parti, par l'argent envoyé de Moscou. Mundo O brero, dirigé dans la coulisse par le journaliste péruvien César Falcon, était en fait une version espagnole de la Pravda. Le soulèvement du général Sanjurjo, le 10 août 1932, .surprit naturellement le parti corn-,
J. MAURIN moniste (le B.O.C., dans un manifeste publié par La Batalla, l'annonça quelques jours d'avance) car, en vertu de sa ligne politique, il était incapable de le concevoir : Le parti communiste voulut, en la circonstance, modifier l'orientation de sa politique et donner la prépondérance à la lutte contre la réaction des monarchistes ainsi que des éléments de droite. Il n'y parvint pas, en raison de l'intransigeance de l'Internationale, en particulier de sa délégation en Espagne, qui, prisonnière de l'esprit de la résolution du VP Congrès mondial, ne pouvait se résoudre à considérer les monarchistes et les réactionnaires comme les véritables ennemis de la démocratie. Pour Moscou, toute temporisation vis-à-vis des socialistes était une déviation de la ligne révolutionnaire (José Bullejos, op. cit., p. 139). Les événements d'août 1932 démontrèrent que la politique du Parti était entièrement aberrante. Les théoriciens du Comintern, Manouilski, Togliatti, Stépanov, Humbert-Droz et autres aigles staliniens, inspirateurs de la « révolution socialiste » et des « soviets », avaient fait failli te. Bien que Bullejos, Adame et Trilla ne se caractérisassent certainement pas par la capacité politique, ils étaient suffisamment avertis pour comprendre que la politique imposée par Moscou était fausse et ils commencèrent à exprimer une opinion divergente. Le Comintern de l'époque stalinienne n'admettait pas les critiques. Il considérait que celui qui n'obéissait pas aveuglément était passé à l'ennemi. Une crise surgit au sein du Parti où s'était formé un nouveau clan, désireux de prendre le commandement, et Bullejos, Adame et Trilla furent exclus. Bullejos et Trilla étaient intellectuellement supérieurs au groupe qui leur succéda à la direction, avec, à sa tête, José Diaz, Dolorès Ibarruri et autres nullités. La nouvelle équipe dirigeante-dirigée avait tout au moins la vertu d'être complètement domestiquée et de suivre à la lettre les instructions dictées par la « maison » ( la casa), selon le terme que le Bureau du Parti utilisait pour nommer le Comintern. Depuis la chute de Primo de Rivera (janvier 1930) jusqu'à la rébellion de Sanjurjo (août 1932), pendant deux ans et demi, le parti communiste n'avait fait que donner des coups d'épée dans l'eau. Bien que camouflée, sa direction étrangère se laissait deviner, et le Parti était un corps politique qui ne s'intégrait pas à la vie nationale. La philosophie politique du « social-fascisme » qui caractérisait son activité favorisait la contre-révolution. Le Comintern agissait en Espagne comme en Allemagne : Biblioteca Gino Bianco 9 l'ennemi n'était pas le nazisme en Allemagne ni les monarchistes de tendance fasciste en Espagne, mais la social-démocratie « social-fasciste » et, par extension, les anarcho-syndicalistes dénommés « anarcho-fascistes ». Les événements d'août 1932 consacrèrent l'échec de la politique du Parti. En dépit d'une direction extérieurement « nouvelle », celle-ci continua comme par le passé : révolution socialiste, soviets, gouvernement ouvrier et paysan, etc., mots d'ordre et formules vides, absolument en marge de la réalité : A partir du début de 1933, l'orientation du parti communiste espagnol se polarisa fondamentalement sur deux consignes : l'anti-anarchisme et la lutte opiniâtre contre le parti socialiste ( ...). La crise ministérielle de fin 1933, le regroupement alarmant des forces réactionnaires et de tendances fascistes, les progrès de la C.E.D.A. (Confédération espagnole des droites autonomes), le cours nouveau du parti socialiste, n'influencèrent nullement l'orientation du parti com- _muniste qui, fidèle aux accords du VJe Congrès de l'Internationale, continua à adopter une tactique ignorant les dangers du fascisme et considérant comme principal objectif l'annihilation de la social-démocratie, « aile gauche du fascisme » (José Bullejos, op. cit., p. 164). Tandis que le parti communiste, en dépit du succès réactionnaire aux éiections de novembre 1933, poursuivait sa politique de division du mouvement ouvrier - il avait tenté de créer sa propre centrale syndicale sous le nom de Confédération générale du travail unitaire, - au printemps de 1933, à Barcelone et sur l'initiative du B.O.C., l'Alliance ouvrière fut constituée avec la participation du B.O.C., de la Fédération catalane du parti socialiste, de la Fédération catalane de l'Union générale des travailleurs, d'un secteur syndicaliste (Treintistas ), de l'Union socialiste de Catalogne, de la Gauche co1nmuniste (trotskistes) et de l'Union des « rabassaires » (paysans), c'est-à-dire avec tous les groupements ouvriers, à l' exception de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.) et du parti communiste. Une délégation de l'Alliance ouvrière, composée d' Angel Pestana, syndicaliste, Vila Cuenca, socialiste, et Joaquin Maurin (B.O.C.), se rendit à Madrid pour une entrevue avec la direction du parti socialiste (Largo Caballero) et celle de l'Union générale des travailleurs (Besteiro et Trifon Gomez). La délégation leur fit part des projets de l'Alliance ouvrière, et les dirigeants du parti socialiste comme ceux de l'Union générale des travailleurs, en particulier Largo Caballero, exprimèrent leur sympathie. Peu après, Largo Caballero vint à Barcelone et eut un échange de vues avec l' Al-
... 10 _liance ouvrière qui avait réussi à obtenir son approbation. Largo Caballero devint, dès ce moment, un partisan convaincu de l'Allliance. · L'Alliance ouvrière s'étendit en Catalogne et, le 13 mars 1934, déclara la grève générale par solidarité avec les travailleurs de Madrid. C'était la première fois qu'une grève générale était déclenchée en Catalogne en marge de la C.N.T., voire contre sa volonté. L'Alliance ouvrière n'était déjà plus un simple slogan de propagande ; elle s'était transformée en puissant instrument de lutte. Peu à peu, une certaine sympathie se développa dans le pays - particulièrement dans les Asturies - pour cette forme de Front unique créé en Catalogne. Le parti communiste, lui, combattait l'Alliance ouvrière avec acharnement .. EN 1934, le parti communiste s'adapta au changement de tactique du Comintern motivé par la nouvelle situation en Allemagne. Hitler avait pris le pouvoir, en grande partie grâce "à la ·politique qui dénonçait le « social-fascisme », longtemps préconisée par Moscou. La présence d'Hitler à la Chancellerie du Reich inquiéta Staline, et le Kremlin- effectua un virage de 180 degrés. Il fallait chercher un contact non seulement avec les partis socialistes et les organisations ouvrières réformistes, mais aussi avec la bourgeoisie libérale. Du jour au lendemain~ la lutte contre le parti socialiste, la C.N.T. et l'Alliance ouvrière prit fin. Plus encore : il fallait réaliser le Front unique ouvrier. Mais ce front unique existait déjà sous le ·nom d 'Alliance ouvrière. · La. B:0. C., qui était la bête noire du parti ' communiste, avait été capable de créer le front unique des ouvriers et des paysans (l'Union des rabassaires, la grande organisation des paysans catalans, faisait partie de l'Alliance), tandis que le parti communiste s'était rendu odieux à toutes les organisations ouvrières. . L'Alliance ouvrière fit passer, pendant l'été de 1934., de mauvais moments à la direction du parti communiste. La campagne que cette direction avait menée contre elle s'était avérée infructueuse. L'Alliance ·continuait à progresser, laissant loin en arrière le parti communiste. Sachant que Largo Caballero était un fervent partisan -de l'Alliance ouvrière, le parti communiste essaya de l'influencer pour que le nom de l'organisation fût remplacé par un nouveau : s•iblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Un individu appelé Medina - je ne pense pas que ce fût son nom véritable* - et qui parlait correctement l'espagnol, se trouvait dans notre pays, et il était l'agent de la Troisième Internationale. Margarita Nelken, alors affiliée au parti socialiste, me le présenta pour me parler des Alliances ouvrières. Il prétendait qu'il fallait remplacer ce nom par un autre - je ne me souviens plus lequel - plus en harmonie avec le vocabulaire russe, pour y faciliter l'entrée des communistes. La discussion dura plusieurs heures. A la fin, il fut convaincu qu'il n'était ni opportun ni pratique d'importer en Espagne des expressions exotiques. Le lendemain, la presse communiste donna la nouvelle que les éléments de son parti avaient décidé d'adhérer aux Alliances ouvrières (Francisco Largo Caballero : Mis recuerdos, p. 224, Ed. Unidos, Mexico 1954). A la veille des événements révolutionnaires de 1934, le parti communiste décida de donner son adhésion à l'Alliance ouvrière : « Le parti communiste, avec un grand sens des responsabilités nationales, accepta de participer aux Alliances ouvrières. Cet accord fut adopté au· cours d_ela réunion plénière du Comité central tenue les 11 et 12 septembre 1934 et repré- · senta un virage .tactique audacieux... » (Historia del Partido comunista de Espana, p.-88). « Un virage audacieux », avoue ]'histoire officielle du Parti. C'ét~it certainement la première fois que ce parti faisait « un virage tactique audacieux ». Il lui fallait, en effet, de l'audace pour adhérer à une organisation de front unique inspirée par le B.O.C. et dans laquelle celui-ci jouait un rôle important. Le breuvage était plutôt amer. Mais audacieux... LE PARTI COMMUNISTE, qui avait salué la République au cri de : « A bas la République bourgeoise ! Vivent les soviets ! » et dont l'activité jusqu'en 1934 se fondait sur la théorie que 'l'Espagne devait faire sa·« révolution socialiste », alors que la phase purement démocratigue de la République avait échoué et · que le ·mouvement ouvrier se radicalisait intensément, fit précisément en 1934 un nouveau virage audacieux et déclara que la révolution espagnole n'était pas socialiste, mais simplement démocratique-bourgeoise .. Et à l'idée de l'Alliance ouvrière, il opposa celle du Front populaire. L'Alliance ouvrière était ouvrière ; parmi les organisations qui la composaient, il n'y avait pas place pour les partis de la bourgeoisie. D'autre part, le Front populaire était ·beaucoup plus accueillant : il permettait de grouper, avec les partis ouvriers, les partis bourgeois de gauche. • C'était Vitorio CodovUa, un Argentin. '
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