Le Contrat Social - anno XI - n. 1 - gen.-feb. 1967

QUELQUES LIVRES oppose l'exploitation à la propriété ; elle préfère une ferme bien équipée à la propriété d'une parcelle, un honnête revenu à un patrimoine prestigieux mais peu rentable. La Jeunesse agricole catholique (J.A.C.) et le Centre national des jeunes · agriculteurs (C.N .J .A.) mettent l'accent sur l'exploitation optimale, non sur la propriété. Cette orientation est postérieure à la deuxième guerre mondiale ; et celui qui écrivait en 1944 : « Je crois que si elle veut être forte, la paysannerie doit se libérer de la passion de posséder la terre, et ne plus s'épuiser pour l'acquérir », n'était alors qu'un prophète isolé 2 • . La France vit, aujourd'hui comme il y a cent cinquante ans, sous le régime du code napoléonien de la propriété dont M. Yves Tavernier dit avec raison que, depuis la Déclaration des droits de l'homme, elle était, en tant que droit naturel, la garantie de la liberté individuelle du citoyen, conception antinomique à celle des communautés agraires traditionnelles, fondées sur -le système conservateur de l'assolement biennal ou triennal. La disparition de la jachère - selon Marc Bloch, une « conquête inouïe » - ne fut possible que par l'expansion de la propriété et la disparition des communautés agraires, parmi lesquelles beaucoup survécurent cependant jusqu'au milieu du XIXe siècle. C'est dire quels obstacles sociaux s'opposèrent au progrès des techniques agricoles, et, pour parler le langage de Marx, quel frein les rapports de production mirent au développement des for.ces productives. Le champ libre que le capitalisme industriel trouva pour son expansion, n'exista jamais pour une agriculture corsetée dans ses servitudes foncières, incapable d'utiliser pleinement les possibilités d'exploita- _tion. La propriété individuelle aurait été un élément de progrès si, ignorant le concept d'exploitation, le code civil n'avait pas, par son régime successoral, rendu inévitable le morcellement indéfini des parcelles, multipliées à chaque génération de propriétaires. Cet émiettement des terres a posé sans cesse le problème, jamais franchement résolu, du remembrement des parcelles. M. Tavernier cite à ce sujet les idées novatrices de Victor Boret, émises au début des années 20 mais qui ne devaient trouver un timide début d'application que quarante ans plus tard. Le machinisme exige non seulement le remembrement, mais l'agrandissement du domaine foncier. Or la terre disponible se fait rare et son prix augmente de 15 à 30 % par an. L'épargne pay2. M. Artaud : Le Métier d'agriculteur. Biblioteca Gino Bianco 53 sanne étant largement insuffisante, il en résulte un endettement considérable pour l'achat d'une surface indispensable à un amortissement raisonnable des engins motorisés. Selon M. Tavernier, l'endettement à francs constants aurait .été, en 1963, trente-deux fois celui de 1948. Ainsi le capital foncier dévore le capital d'exploitation et en freine l'usage rationnel. D'où l'idée que la propriété de la terre est par ellemême stérilisante, idée que partagent les jeunes militants du C.N.J.A., lesquels réclament une réforme profonde des structures agricoles. Aux ruineuses acquisitions de terres, ils préfèrent leurs locations et consacrent leur capital à l'amélioration technique des cultures, plutôt que de l'enfouir dans l'achat d'une propriété qui se dérobe. Nous ignorons si Michel Debatisse, leader du C.N .J.A. et auteur de La Révolution silencieuse, a lu Henry George qui disait, en 1880 : « Faire de la terre une propriété privée, c'est un moyen aussi grossier, ruineux et incertain d'assurer son amélioration, que l'incendie d'une maison est un moyen grossier, ruineux et incertain de faire rôtir un porc 3 • » Mais nous ne pensons pas qu'il désavouerait Henry George d'avoir écrit, devant la fièvre spéculative des prix de la terre aux Etats-Unis : « Ce qui est nécessaire à l'usage de la terre, ce n'est pas sa possession privée, c'est la sécurité pour les améliorations. Il n'est pas nécessaire de dire à h " C , ,, un omme : ette terre est a vous , pour l'engager à la cultiver ou à l'améliorer. Il est seulement nécessaire de lui dire : " Tout ce que votre travail ou votre capital produira sur cette terre est à vous " 4 • » Henry George réclamait la nationalisation de la terre et la substitution d'un impôt à la rente foncière. Nous n'en sommes pas là en France, où un projet semblable paraîtrait utopique, bien que, .dans les lois d'aménagement rural de 1960 et 1962, les défenseurs de l'agriculture tradition• nelle aient pu déceler une légère odeur de georgisme ... En fait, d'après la loi de 1960, si l'Etat peut indirectement se porter acquéreur de terres, il doit les revendre à des exploitants dans un délai de cinq ans. Néanmoins un amendement du groupe M.R.P., soutenu par les jeunes agriculteurs, mais rejeté par l'Assemblée et le ministre, proposait que l'Etat prenne en charge le capital foncier sans avoir de droit sur la gestion ni sur le choix des exploitants. Les conflits entre générations ont trop souvent servi d'explication passe-partout des évé3. Progr~s et pauvreté, p. 367 de la traduction française faite par la Ligue de la réforme fonclèrc. 4. lbid., p. 368.

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