14 STRUVE appliquait cette interprétation aux . trois principaux groupes sociaux impliqués dans la vie politique de la Russie : la noblesse, les paysans et l'intelligentsia. Devant le contraste entre le comportement de la population russe en 1917-19 et celui qui avait été le sien en 1812-13, il était frappé par l'absence d'esprit national à son époque. Pendant le « Temps des Troubles », la haute noblesse, la bourgeoisie et la petite noblesse se groupèrent pour bouter l'étranger hors du pays et pour restaurer la dynastie au nom de l'idéal national. En 1917 et 1918, ce. sentiment national faisait singulièrement défaut. La différence provenait, selon lui, de l'évolution de la monarchie au XVIIIe siècle, et particulièrement pendant la crise constitutionnelle de 1730. A ses yeux, l'avènement d'Anne avait contribué de manière décisive à écarter cette r.etite noblesse russe des affaires de l'Etat. L impératrice avait, en effet, réduit à néant la tentative faite par la vieille aristocratie, conduite par D. M. Golitsyne, pour imposer des limitations à la Couronne, et la monarchie .avait alors commencé à fonder son pouvoir sur la soumission des classes cultivées. Au prix du servage, la Couronne avait conquis sa pleine indépendance et écarté la haute noblesse de toute participation à la vie politique du pays. Etant donné que la haute noblesse resta pendant longtemps le seul groupe occidentalisé en Russie, les conséquences de cette politique furent désastreuses. Lénine fut en mesure de détruire l'Etat russe - dit un jour Struve d'une manière frappante qui le caractérise bien - parce qu'en 1730 Anne avait vaincu le prince Golitsyne 5 • · Quant aux paysans, Struve refusait de croire que leur comportement pendant la révolution ait été dû à leur bas niveau culturel. Après tout, le ·paysan de 1917 n'était pas culturellement inférieur à son a·ncêtre du temps de Stenka Razine ou de Pougatche·v. Or, à cette époque-là, il n'avait pas réussi à renverser l'Etat. Il n'était pas non plus inférieur au paysan anglais ou français de la période des révolutions anglaise ou française, dont 1a révolte ne se traduisit pas par un effondrement complet de l_a·vie politique. La culture de la population occidentale daris son ensemble~ faisait· valoir Struve, était presque entièrement le produit du XIXe siècle 6 • La question n'était pas de savoir pourquoi le paysan russe s'était révolté, car 5. Considéra~ions•••, p. 27. 6. Hors des profondeurs •••, p._ 238. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL la révolte était un phénomène commun aux sociétés rurales, mais pourquoi il avait réussi à détruire l'Etat et pourquoi il semblait manquer des instincts conservateurs nécessaires pour le restaurer. Donc, si le noble avait agi comme il l'avait fait parce qu'il était privé de droits politiques, la conduite du paysan était due à une absence de droits civils. La faute en incombait à l'émanciparion de& serfs, laquelle était venue trop tard et n'avait pas suffisamment tenu compte du statut social des paysans. Les serfs auraient dû être émancipés en 1 ï62, l'année où la petite noblesse fut libé- ·rée du service qu'elle devait obligatoirement à l'Etat. Ce retard d'un siècle empêcha le paysan d'acquérir le sens de sa responsabilité à l'égard de la propriété privée et d'adopter une attitude rationnelle envers l'exploitation du sol. L'édit d'émancipation ne remédia qu'en partie à cette insuffisance. Il se concentrait si lourdement sur ,,, les questions économiques, en veillant à as~ui-er au paysan assez de terre, qu'il néglige~it de sauvegarder les droits personnels de ce dernier, ainsi que ses droits de propriété. En conséquence, le paysan ne put acquérir les sentiments conservateurs qui, en Occident, avaient 1 empêché les jacqueries de tourner en révolutions catastrophiques. La manière lente et réticente avec laquelle l'ancien· régime impliqua les nobles et les paysans dans la politique et l'économie du pays mina en définitive sa propre existence. Le régime s'effondra en 1917 parce qµe, trop longtemps, il s'était appuyé sur « l'absence de droits (bespravié) politiques de la noblesse ·et l'absence de droits civils du monde paysan » 7 • • L'aliénation politique et civile, respectivement, des deux groupes sociaux les plus puissants du pays, explique que l'intelligentsia soit devenue une force politique importante. Classe cultivée, comme la noblesse, elle était également écartée de toute participation à la vie -politique, et en conséquence elle adopta une attitude similaire d'apathie envers l'Etat. En même temps, elle se tourna vers les paysans, lesquels manquaient du sens de la responsabilité civile, en les excitant par des slogans révolutionnaires qui ne firent qu'exaspérer les tendances anarchiques toujours latentes dans le village russe : . ' De l'absence de droits politiques de la noblesse et des autres classes cultivées est née l'aliénation de l'intelligentsia par rapport à. l'Etat. Et cette aliénation a engendré les poisons spirituels qui,. après avoir 7. Ibid., p. 242.
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