Le Contrat Social - anno III - n. 6 - novembre 1959

revue l,istorique et critique Jes /aits et Jes idées NOVEMBRE 1959 - bimestrielle - Vol. III,··N° 6 • B. SOUYARINE ............ . KARL A. WITTFOG EL .... . ·DAVID T. CA TTELL ....... . JOEL CARMICHAEL....... . YVES LÉVY ............... . Le mythe du << défi >> Mao Tsé-toung et le léninisme Le communisme et le Noir africain Le national-communisme arabe De l' orléanisme ANNIVERSAIRE P.-J. PROUDHON .......... . THÉODORE RUYS.SEN .... . Carnets Le fédéralisme selon P .-J. Proudhon L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE H. F. SCHURMANN ....... . PAUL BARTON............ . Les << communes >> en Chine Le déficit démographique en URSS DÉBATS ET RECHERCHES AIMÉ PATRI .............. . Axiomatique du marxisme QUELQUES LIVRES Comptesrendus par MAURICE PAZ, B. Souv ARINE, BRANKO LAz1TcH, SÉBASTIENLosTE Commentaires INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • • Bi ioteca Gino Bianco

' Biblioteca Gino Bianco

rnNt /,istorÎIJNt ,t critÎfllt Jes /Aits et Jes iJles NOVEMBRE 1959 - VOL. Ill, N• 6 SOMMAIRE Page • B. Souvarine . . . . . . . LE MYTHE DU << DÉFI >>.• • • • . . . . . . . . • . . . . • • • 323 Karl A. Wittfogel. . . . MAO TSÉ-TOUNG ET LE LÉNINISME. . . . . . . . . . 327 David T. Cattell . . . • . LE COMMUNISME ET LE NOIR AFRICAIN . . . . . 332 Joel Carmichael..... LE NATIONAL-COMMUNISME ARABE.......... 339 YvesLévy . . . . . . . . . . DE L'ORLÉANISME• • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 Anniversaire P~-J.Proudhon..... . CARNETS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351 Théodore Ruyssen.. . LE FÉDÉRALISMESELON P.-J. PROUDHON . . . . 354 L'Expérience communiste H. F. Schurmann. . . . LES << COMMUNES>>EN CHINE . . . . . . . . . . . . . . 358 Paul Barton . . . • . . . . . LE DÉFICIT DÉMOGRAPHIQUE EN URSS. . . . . . 365 Débats et recherches Aimé Patri . . . . . . . . . AXIOMATIQUE DU MARXISME . . . . . . . . . . . . . . . 373 Quelques livres Maurice Paz . . . . . . . . L'ŒUVRE DE LtON BLUM. - 1945-1947 • • • • • • . • • . • • . . 381 B. Souvarine........ LA COMPtTITIONtCONOMIQUE ENTRE L'URSS ET LESUSA. 384 Branko Lazitch .. , . . . THE SOVIETUNION AND THE MIDDLE EAST, de WALTER Z. LAQUEUR • • • • • • • . . . . • • . • • • • • • • . . . . . . . . . . 386 L' ANNtE 1919 EN HONGRIE • • • • • • • • • • • • • • • . • • . • . . • 387 SébastienLoste...... LA RELIGION DE LA CULTURE,de JEAN GAUDEFROYDEMOMBYNES• . . . • • • • • . • • . • . . . . . • . . . . . . . . . . . 387 Commentaires COIPLET, BARRIS ET JAURlS • •.• • • • . • • . • • • • • • • • . • • • • • • • • • • . . . . . . . . . . . . . 388 Llvrtt1 reçus • Biblioteca Gino Bianco ,

' DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGE.RCAILLOIS N° 29 : Janvier-Mars 1960 SOMMAIRE Alfred Stern . . . . . . . . . . . . . L'lrréversibilité de !'Histoire. Kenneth L. Little. . . . . . . . . . La Ville dans l'Ouest africain. LouisRenou. . . . . . . . . . . . . . L'Énigme dans la Littérature ancienne de l'Inde. Heinrich Fichtenau. . . . . . . . La Morale politique au Moyen Age en Occident. Salo W. Baron . . . . . . . . . . . Étapes de !'Émancipation juive. Chroniques RichardN. Frye • • • • • • • • • • Parthes et Sassanides : une nouvelle Perspective ? V. Yanine . . . . . . . . . . . . . . . Méthodes modernes en Archéologie (Les Fouilles de Novgorod). Correspondance RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 9, place de Fontenoy, Paris 7e (Suffren 98-70) Revuetrimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnolet français L',dltion française est publl6e par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7• les abonnements sont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 260 F Tarif d'abonnement : France: 920 F; ~franger : 1200 F Biolioteca Gino Bianco :

rev11e!tistoriqi1e et critique Je1 faits et Jes iJées Novembre 1959 Vol. III, No 6 • LE MYTHE DU << DÉFI >> par B. Souvarine 'ADOPTION soudaine et irraisonnée d'un lieu commun par l'opinion courante offre un mystère quasi insoluble et ce serait beaucoup de temps perdu que de remonter aux sources, de retracer le processus qui aboutit à la banalité du jour. Il suffit de constater comme actuellement admise en général la notion mythique d'un « défi » dont il est question désormais dans toute la presse écrite ou parlée, chez tous les commentateurs attitrés de ·politique internationale. On ne sait pas exactement en quoi ce défi consiste, ni quelles en pourraient être les conséquences, mais l'acceptation généralisée de ce concept banal dispense le public et ses mentors de penser, le défi tenant lieu d'axiome. Il ne manque qu'un axiomètre permettant de s'orienter dans la confusion qui en résulte. En l'absence d'un dictionnaire des idées reçues donnant une définition autorisée du défi à la mode, il faut se tourner vers Moscou d'où vient ledit lieu commun entre beaucoup d'autres que, par ignorance, apathie ou défaitisme latent, le monde occidental incorpore si volontiers à ses vocabulaires. Dans la langue des épigones de Staline, « défi » est à peu \'rès synonyme de « coexistence » et de u compétition pacifique », avec quelque chose de plus. A première vue, le truisme de coexistence ne méritait point qu'on s'y arrête puisque tout état de paix ou de non-guerre im&!que à la fois existence et coexistence. Mais s un récent discours prononcé à Novosibirsk (Pravda du 14 octobre dernier), Khrouchtcheva précisé comme suit la teneur du vocable : u La coexisBiblioteca Gino Bianco tence est la continuation de la lutte des deux systèmes, mais une lutte par des moyens pacifiques, sans guerre .•. C'est une lutte économique, politique et idéologique, mais non militaire ». La compétition pacifique ne se différencie pas de ce genre de coexistence. Quant au défi, de sens identique, il faut l'entendre avec une nuance de provocation supplémentaire : la compétition devient rivalité, la joute se transforme en combat singulier par décision 11nilatérale. Khrouchtchev tient donc pour acquise l'existence de deux « systèmes » dans le monde, sans prendre la peine d'y regarder de trop près, ce qui lui épargne de voir que les choses ne sont pas aussi simples. Pour un primaire de son espèce et pour ses pareils qui récitent leur catéchisme léniniste, une lutte se livre entre le système capitaliste et le système socialiste, entités indiscutables. En fait, comme on l'a remarqué maintes fois, le prétendu système capitaliste se caractérise par une variété de modes de production, de voies et moyens d'exploitation et d'échanges qui exclut le principe même d'un « système ». Le prétendu système socialiste hérité de Staline n'a pas plus de cohérence systématique conforme à la doctrine ; sans refaire une fois encore la comparaison de la pratique soviétique avec la théorie marxiste, il suffit de noter ici que les résultats dont le pouvoir se targue à Moscou s'obtiennent à force de copier le capitalisme, surtout dans ce qu'il a de pire. Le sophisme des « deux systèmes » mis à part, il reste qu'en réalité Khrouchtchev oppose systé- • •

324 matiquement l'État dit soviétique, renforcé de ses satellites, aux États-Unis d'Amérique. A proprement parler, la coexistence juxtapose; dans l'esprit de Khrouchtchev, elle oppose: c'est là le défi, que d'ailleurs personne ne relève. Comme les dernières inventions dans l'ordre balistique et pyrotechnique rendent la guerre impossible, les comm11nistes se rabattent sur la « lutte », une lutte « économique, politique et idéologique » déjà engagée de longue date contre un adversaire supposé qui, lui, s'abstient de lutter, qui suit paisiblement sa propre ligne de conduite empirique. A l'issue de cette lutte, toujours d'après les gens dont Khrouchtchev est le porte-parole, le vaincu sera récompensé car il prendra le chemin du communisme: il s'agit des Etats-Unis, cela ne fait pas l'ombre d'un doute puisque l'Union soviétique progresse et doit progresser sans discontinuer jusqu'à l'an fatidique (1970) où, paraît-il, sa production industrielle dépassera, par tête d'habitant, celle des États-Unis. Alors le socialisme soviétique s'épanouira dans le communisme et, à leur tour, les Américains profitant de leur déconfiture suivront l'exemple des vainqueurs. Ainsi leur défaite sera pour eux tout bénéfice, à moins de supposer que devenir communiste ne soit un châtiment, ce que ne sauraient penser Khrouchtchev et ses proches. DE CE QUI précède, beaucoup de questions découlent, se posent, se pressent et se chevauchent. Pourquoi la croissance de la production industrielle, dans l'Union soviétique entraînerait-elle de telles conséquences ? Pourquoi pas la production agricole ? Pourquoi la comparer à celle des États-Unis, pourquoi pas à la Suisse ? Pourquoi devrait-elle se poursuivre indéfiniment, au-delà même du superflu ? Pourquoi un pays, pourquoi les pays qui produisent moins qu'un autre seraient-ils tenus de changer de régime, de façon de penser, de manière de vivre ? Pourquoi le «pays du socialisme », à bref délai « du communisme», veut-il que son bonheur si enviable s'accompagne d'une« lutte économique, politique et idéologique» avec un ennemi imaginaire ? Qui a décidé que la production industrielle doive augmenter indéfiniment, sans tenir compte des besoins, et que cette augmentation aille de pair avec le socialisme, puis le communisme ? Pourquoi ne pas envisager, simple hypothèse, de diminuer au contraire la production parallèlement à la réduction des besoins inutiles ou nocifs, artificiels, que l'homme moderne se crée pour· se donner le mal de les satisfaire ? Pourquoi une compétition, pourquoi un défi ? Et enfin, qu'y a-t-il de vrai ·dans cette histoire soviétique de progrès économique. vertigineux qui sert d'aliment à la« lutte politique et idéologique» déclarée au monde non communiste, lequel ne veut nullement lutter, préférant se laisser vivre sous la protection de la force américaine ? (Il va Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL de soi que si la puissance soviétique se résigne, dans cette lutte, au recours à des « moyens pacifiques», les armes nucléaires des États-Unis y ~ont pour quelque chose. La sécurité mi1itaire qui en résulte ne justifie pourtant pas la passivité « politique et idéologique » devant les entreprises d'infiltration et de subversion que la coexistence comporte, de l'aveu communiste.) On peut sans inconvénient commencer par la ·dernière question. Elle relève des spécialistes, qui n'ont pas la tâche facile avec les chiffres et diagrammes soviétiques élaborés en -vase clos, mais qui néanmoins finissent par « approximer » la vérité. Ils s'accordent à constater l'extrême exagération des données numériques mises en circulation à Moscou, lesquelles au surplus correspondent si peu aux réalités visibles. Si des calculs méritent créance, ce sont les léurs, car ils en exposent ouvertement les méthodes à la discussion et à la critique, alors que les statistiques du Gosplan s'entourent de mystère: elles présentent trop souvent des coefficients ou pourcentages là où l'on attend certains chiffres absolus comme points de repère et ne révèlent jamais la manière de les établir, ce qui rend les comparaisons sérieuses impossibles, non moins que l'analyse bien motivée des tendances. A quoi s'ajoute la disparité des indices à confronter, indice « brut » soviétique avec ses doubles emplois, indice « net » du côté occidental. Ces difficultés imposent aux économistes libres des recoupements rigoureux, des supputations prudentes, et obligent de compter avec des marges d'erreur inévitables, mais sans commune mesure avec les déformations ou falsifications dont la propagande communiste submerge le monde. On sait par quel subterfuge, en décembre 1958, Khrouchtchev a dû sensiblement rectifier l' évaluation officielle trompeuse de la récolte en céréales : en imputant la tromperie au seul Malenkov, alors que la responsabilité incombait évidem- • ment à toute la direction collective. Que valent les totaux actuels et surtout les prévisions des taux de croissance de l'ensemble de l'agriculture ? Si une chose est certaine, c'est que les résultats obtenus après défrichement de 30 mi11ionsd'hectares ne sont pas indéfiniment extensibles et qu'ils on.t exigé une mobilisatioµ de matériel et de maind' œuvre ne permettant pas encore de savoir si l'opération a été ou deviendra rentable. Or les causes et les effets en matière de céréales se répercutent nécessairement sur les autres secteurs agricoles, ainsi que dans. l'industrie, tant par l'emploi des machines que pour l'entretien du bétail, tant sur les plantes textiles ou oléagineuses que pour les principales denrées alimentaires. La littérature des plans soviétiques, d'habitude si riche en indices et en courbes, est d'une discrétion insolite en ce domaine. Mais des économistes occidentaux compétents et consciencieux ont démontré naguère que la productivité d'un travailleur de kolkhoze ou de sovkhoze varie du sixième au douzième de celle

B. SOUV ARINE d'un/armer améric.ain. Plus récemment N. Valentinov, socialiste très rompu à l'étude des données soviétiques, a calculé que 6. 730.000 / armers et ouvriers agricoles aux États-Unis (environ 10 pour cent de la population active) produisent au minim11m 30 pour cent de plus que 37.104.000 kolkhoziens et sovkhoziens (environ 40 pour cent de la population active). On ne se propose pas ici, sur les thèmes de la production, de la productivité, de la répartition, d'abonder en chiffres et en références : quelques faits, quelques traits frappants peuvent suffire à illustrer le réel état des choses. (Quant aux expériences astronautiques réalisées au moyen de satellites artificiels et de fusées, elles n'infirment en rien les observations courantes ; au contraire, leur coût fantastique particulièrement odieux par contraste avec la misère ambiante alourdit démesurément le fardeau des dépenses improductives que, d'autre part, le pouvoir comm11niste impose à la multitude exploitée pour de vaines raisons de prestige et au nom d'une volonté de puissance inutile.) * ,,,. )f Au DÉ.BUTD. E CE ·MOIS de novembre, les ÉtatsUnis ont cédé à la Pologne 200.000 tonnes de graines fourragères dont ce pays avait un urgent besoin 1 : à qui fera-t-on croire que l'Union soviétique voisine aurait consenti à cette transaction si elle pouvait prélever sur son fonds le moindre excédent ? Autres témoignages de prospérité : la KomsomolskaiaPravda du 28 de ce même novembre publie des lettres dépeignant la situation dans les coopératives du Kazakhstan ; elles sont signées des secrétaires de comités du komsomol et signalent le manque de vêtements d'hiver, de chemises, de bonnets, de gants, le manque de tous les objets de première nécessité, le· manque de conserves, de charcuterie, et enfin, dans cette région qui a livré tant de blé à l'État, le manque de pain parfois deux jours de suite, la très mauvaise qualité du pain quand il est en vente. Que l'URSS agricole ne puisse fournir du fourrage à la Pologne inféodée, que le pain fasse défaut au Kazakhstan producteur de blé, ce sont là des « détails » comme on pourrait en accumuler des centaines pour l'année, singuliers correctifs aux fallacieuses colonnes de chiffres, aux indices arbitraires qui éblouissent tant de politiciens et d'universitaires en Occident. Leur signification n'est pas épisodique, Khrouchtchev lui-même en dévoile I. New York Times du 4 novembl'C. La même information de Washington indique que la Pologne communiste avait bmfficié en 1957 d'un crédit américain de 30 millions de dollars, a d6 acheter des « surplus » agricoles de même origine pour 65 millions de dollars. En 1958, elle a eu 25 millions de dollan de crédits, a acheté des produits agricoles américains pour 73 millions de dollars. Et ce pays, qui n'a pas indemnilé les citoyens américains dont les propriétés furent spoliées par ratat lors de la nationalisation de tous les biens, ne cesse de solliciter l'aide capitaliste, sous les yeux complaisants de l'Empire contigu qui se vante d'etrc la première puissance du monde.A ver,er au d01sier du • dift ». Biblioteca Gino Bianco 325 la permanence dans certains discours à l'usage interne qui jurent avec ses déclarations tonitruantes proclamant la supériorité, aujourd'hui relative, demain absolue, de son « système ». Sans remonter plus haut que juin dernier, son rapport au comité central du Parti (Pravda du 2 juillet) dévoile des vices de ce système et des tricheries statistiques affectant l'industrie, mais non moins nocives dans l'agriculture. Il montre combien les affirmations officielles du ré~e, y compris les siennes, sont sujettes à caution, et implicitement à quel point les économistes libres ont raison d'en rabattre. Il cite des exemples de gaspillages monstrueux et d'artifices comptables que certaines publications spécialisées ont reproduits à l'étranger, que la presse « d'information » se garde de reproduire : machines neuves à l'abandon, délais interminables dans les constructions urgentes, fabrication de matériel mécanique deux fois trop lourd afin de réaliser le plan au poids, incurie dispendieuse et bureaucratisme parasitaire. Boulganine avait dénoncé les mêmes tares congénitales dans un discours très remarqué en juillet 1955. Si l'on prend la fin de la guerre civile (1921) comme point de départ, il y aura bientôt quarante ans que cela dure. · A la suite de son dernier voyage en Chine, après sa visite aux États-Unis en septembre, Khrouchtchev dut reconnaître en passant à Vladivostok que sa présence avait suscité dans cette ville l'apparition soudaine de marchandises introuvables la veille, « chaussures, tissus, lait et beaucoup d'autres » (Pravda du 8 octobre). Faisant halte à Bratsk où l'interrogation anxieuse et pressante : « A quand la baisse des prix ? » lui fit sentir la nécessité de répondre, il crut s'en tirer en disant : « Certes on pourrait baisser inconsidérément les prix des marchandises (ou augmenter les salaires), mai_soù prendrions-nous les moyens de développer ultérieurement notre économie ? » (Pravda du 1.0 oct.). Le lendemain, à Krasnoïarsk, il ajoutait après réflexion qu'une baisse des prix alors que manquent les marchandises ne résoudrait pas le problème (Pravda du II oct.). Dans ces conditions, il semble prématuré de prendre son défi au tragique. Aussitôt après son retour à Moscou, le Comité central décrétait (Pravda du 16 oct.) d'accélérer 'la production des objets de consommation, laquelle accélération ne figurait pas au programme septennal, donc ne se ferait qu'au détriment d'un autre secteur de l'économie. Cette improvisation en dit long sur la planification soviétique. Khrouchtchev n'avait pu, aux États-Unis, se dissimuler l'abondance débordante qui sollicite le consommateur. Devant quoi sa hâblerie naturelle lui faci..; litait contenance, en paroles, sans le rassurer au fond sur la portée de ses vantardises. Il y a surtout préconisé la reprise, sans restriction, du commerce international : on sait qu'il espère séduire le big business par la tentation d'énormes commandes, en échange de crédits amér.ic.ains atteignant jusqu'à 2 milliards de dollars. Dans son idée, c'est •

326 aux capitalistes de financer le défi qui doit aboutir à les porter en terre. S'ils ne veulent pas s'y prêter, conclut-il, le système « socialiste » réalisera ses plans tout de même, sans aide extérieure. Mais de quelle façon ? L'originalité soviétique avait déjà fait ses preuves avec les sovkhozes travaillant à perte, de l'aveu officiel, leur déficit étant comblé aux frais de la population laborieuse accablée de privations et de souffrances. Les rébus et subtilités de -la statistique totalitaire ne laissent pas actuellement pénétrer les arcanes de ce mode d'exploitation agricole. Dans l'industrie, un cas révélateur a été étudié de près par le Times de Londres (22 et 23 juin 1959), celui de l'extraction aurifère, d'importance indéniable. Le technicien britannique calcule, chiffres à l'appui, le prix de revient d'une tonne d'or extraite dans la région de Magadan ; il arrive au total de quelque 21 millions de roubles (main-d'œuvre, outillage, transports), soit environ 166 dollars l'once, alors que l'or se traite en Occident à 35 dollars l'once. Autrement dit, le prix de revient soviétique est grosso modo cinq fois plus élevé que le prix de vente capitaliste. Les calculs précis et détaillés du Times sont peut-être susceptibles de discussion entre spécialistes, mais guère compressibles. Le « système » de Khrouchtchev est certainement seul au monde à se féliciter de produire cinq fois - plus cher qu'ailleurs. On comprend que les princes qui gouvernent l'aire communiste soient si avares de leur or. · PERSONNE ne conteste que l'Union soviétique, • avec ses immenses rich.esses naturelles, ses populations soumises à la plus dure discipline du travail, ses emprunts multiples à la technique étrangère, etc., ait augmenté en quantité considérable sa production industrielle depuis la guerre (tandis que la qualité ne va pas de pair). Les savantes réfutations d'économistes libres qui ramènent à de plus justes proportions les prétentions du défi ne nient pas l'évidence 2 • Elles soulignent les différences dans les méthodes de calcul, les dissimulations et les obscurités du matériel statistique publié, l'absence de données qualitatives, les faits que Moscou passe sous .silence, et elles incitent l'économie libérale à ne pas s'en2. Depuis juillet dernier seulement, aux États-Unis,· celle du professeur G. Warren Nutter, de l'Université de Virginie, qui résume l'enquête du National Bureau of Economie Research ; celle de Colin G. Clark, au nom de l'Econometric Institute ; celle de M. Howard C. Peterson, pour le Joint Economie Committee of Congress; celle dont M. Allen · Dulles a donné lecture devant ce dernier organisme. Elles présentent des disparités inévitables qui attestent la sincérité, l'objectivité des travaux menés séparément en toute indépendance. En français, les Problèmes économiques, n° 622, édités par la Documentation Française (16, rue Lord-Byron, Paris), ont reproduit une excellente étude d'ensemble faite par M. Rolf Wagenführ pour les Information$ statistiques de la C,/1.Ç.A. (n° de juillet-aoftt), · · Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL dormir dans les délices du laissez faire, laissez passer. Ce qui est contestable et contesté, en l'occurrence, outre les exagérations et les extrapolations arbitraires du mythe communiste actuel, c'est l'essence du progrès quantitatif obtenu à un coût monstrueux, inexcusable, c'est l'ambition démesurée de s'imposer au monde, d'abord en exemple, ensuite en « système ». S'il fallait accorder foi aux succès matériels du , . . , . . reg1me sov1et1que, ce ne serait pas encore une raison suffisante pour les désirer en sacrifiant la table des valeurs de la civilisation occidentale, en subissant le dogme de l'infai11ibilité léniniste, la loi du parti unique, la règle ou le dérèglement d'un Guépéou, le règne de la torture et de la terreur, tout ce qui caractérise l'histoire de l'Union soviétique. Rien ne prouve que la « recherche du bonheur » oblige d'emprunter telle voie plutôt qu'une autre, de se soumettre à l'alternative trompetée par un Khrouchtchev, de renoncer à un genre de vie imparfait, mais perfectible, pour servir de matière expérimentale à des rebouteux en vivisection sociale. Un esprit sain ne saurait croire sur parole l'assertion suivant laquelle l'accroissement indéfini de la production au-delà des besoins réels se traduirait en progrès pour l'ensemble des intéressés. Le progrès consiste dans une production à la mesure des besoins et dans une répartition conforme à des principes de justice fondés sur le travail et le mérite. Substituer aux anciennes classes privilégiées une nouvelle classe exploiteuse formée autour du parti communiste et dont l'âpreté au gain, la volonté de domination, l'inhumanité font regretter le passé partout où l'expérience a eu lieu, un tel programme est trop inavouable pot1r être franchement défendu par ses promoteurs : Khrouchtchev n'a de chance de l'imposer que sous un camouflage en menant ce qu'il appelle une lutte « politique et idéologique ». En d'autres termes, il s'agit toujours de guerre froide. Sous le couvert de la coexistence, sous l' expression captieuse de compétition pacifique, sous le mythe du défi économique, une même pression incessante et multiforme continue de s'exercer sur toute société perméable à l'influence, au chantage, aux manœuvres conquérantes du nouvel impérialisme masqué d'altruisme, habile à renouveler sa terminologie pour mieux arriver à ses fins immuables. A la vérité, l'émulation dans l'économie, la production et la technique ne menace personne. Mais la « lutte politique et idéologique » est un défi permanent et tangible auquel on a le devoir inéluctable de faire face avec les armes appropriées de la critique en un temps qui exclut la critique par les armes, soit dit en paraphrasant un auteur~ irrécusable à Moscou. Affaire d'ordre intellectuel et moral pour l'Occident acculé à la défensive. B. Souv ARINE,

• MAO TSÉ-TOUNG ET LE LÉNINISME par Karl A. Wittfogel E COMMUNISME marxiste-léniniste est un système_ d'analyse et d'interprétation., outre un faisceau de moye11s stratégiqu~s et d'organisation., pour instaurer et maintenir un pouvoir politique., économique et idéologique total. Les maîtres de l'État-appareil communiste mettent l'accent sur l'économie de puissance (intérieure et internationale) aux dépens- de l'économie de subsistance. Ils constituent une classe dirigeante d~nt l'autorité de propriétaire et d'administrateur., les privilèges sociaux et l'autoglorification idéologique surpassent les prérogatives dont ait jamais joui aucune autre élite dominante. La conscience de classe des nouveaux « hommes de l'appareil » ( apparatchiki) n'est égalée et peutêtre surpassée que par celle des membres de l'élite communiste des pays non communistes., dont la soif de pouvoir total est excitée par les difficultés qu'ils rencontrent. A la lumière de ces faits élémentaires., nous décelons aisément les idées fausses à l'origine de certaines interprétations largement répandues du communisme chinois. On nous répète souvent que les communistes chinois peuvent avoir le désir d'affirmer leur indépendance à l'égard de Moscou au point de provoquer un conflit ouvert. Les tenants de cette opinion méconnaissent l'attrait essentiel du pouvoir total, l'intérêt de classe et la perspective historique qui - en dépit des conflits permanents à un niveau inférieur - unissent les communistes chinois et les soviétiques. La connaissance de ces faits facilite la compréhension des rapports entre Moscou et le communisme chinois, car elle permet de juger à leur valeur des circonstances dans lesquelles ils opèrent l'un et l'autre. Il devient clair alors qu'il est faux de prétendre que les communistes chinois ont été préparés à agir d'une façon indépendante de Moscou sous prétexte qu'ils ont, sous la conduite de Mao, créé une tradition originale sinon hérétique, Biblioteca Gino Bianco Ce raisonnement., connu sous le nom de thèse «maoïste»., est historique dans sa forme., mais politique par son contenu. Il a pris naissance à partir de conceptions erronées du communisme soviétique (en particulier du léninisme) et du communisme chinois (en particulier de l'attitude de Mao Tsé-toung). En 1948., John K. Fairbank, dans son livre The United States and China, suggéra que la politique de Mao., en raison du rôle spécial qu'elle attribuait aux paysans., suivait « la tradition chinoise de la révolution plutôt que la tradition marxiste ». En 1951, sous l'égide de Fairbank., Benjamin Schwartz., dans ChineseCommunism and the Rise of Mao, développait la thèse suivant laquelle Mao poursuivait une politique paysanne non orthodoxe («maoïste»). En 1952, Conrad Brandt., Benjamin Schwartz et John K. Fairbank étayaient encore la thèse maoïste dans A Documentary 1 History of Chinese Communisme qui présente en traduction et dans l'ordre chronologique des textes communistes, le tout accompagné de commentaires interprétatifs. Selon les auteurs de l' Histoiredocumentaire., Mao fit pour la première fois acte d'hérésie dans une étude sur les conditions rurales de sa province natale., le Hounan ( Rapport d'une enquête sur le mouvement paysan du Hounan), qu'il écrivit en février 1927; et c'est en 1940, dans sa brochure Sur la nouvelle démocratie, qu'il se serait manifesté comme théoricien original. Dans son rapport de 1927, disent les auteurs de l' Histoire documentaire., Mao fit ce qu'« aucun écrivain précédent de l'école marxiste-léniniste n'avait jamais songé à faire». Il présenta comme « avantgarde révolutionnaire de la révolution bourgeoisedémocratique (...) la paysannerie pauvre» plutôt que les ouvriers (Histoire documentaire, p. 79), commettant ainsi « une hérésie dans les actes » envers l'un des « postulats vitaux du marxisme- •

328 léninisme·» (Schwartz : Chinese Communism and . the Rise of Mao, pp. 191 et 199; cf. aussi p. 78). Ce sont là des affirmations étonnantes. Tout spécialiste sérieux sait que Lénine distinguait plusieurs types de révolutions bourgeoises-démocratiques et qu'après la révolution bolchévique de 1917 il élabora un nouveau type de politique paysanne destiné aux pays coloniaux et semicoloniaux « arriérés » de l'Orient. Par contraste avec la Russie tsariste où une minorité proléta ... rienne pouvait assumer la direction du mouvement révolutionnaire, les communistes des régions orientales « arriérées » devraient, avec l'aide de Moscou, appuyer leur stratégie sur les paysans ou autres « travailleurs » non prolétariens, si le soutien prolétarien n'existait pas. En 1920, Lénine indiqua que la nouvelle politique qu'il traçait était fondée sur une expérience limitée ; et de manière très logique il insista sur la nécessité d'organiser des soviets révolutionnaires. Mais il ne se contenta pas de « spéculer » - comme le remarque Schwartz en passant - sur la possibilité de soviets à direction communiste dans les régions non industrielles. Loin de là. Par suite de l'expérience bolchévique en Asie centrale, il tenait pour acquis qu'on pouvait établir avec succès des soviets de paysans ou de travailleurs dans les pays coloniaux « arriérés » ; et il conseillait de le faire si les conditions s'y prêtaient : dans les pays coloniaux non capitalistes de l'Orient, « les soviets sont possibles (...) ce ne seront pas des soviets d'ouvriers, mais de paysans ou de travailleurs » (Lénine : Œuvres choisies, New York 1943, X, p. 198 ; cf. pp. 236, 241, 242, 243 sqq.; cf. aussi p. 231). La thèse de Lénine fut reprise avec vigueur par des dignitaires importants du Komintern tels que Zinoviev, G. I. Safarov et Bela Kun. Si en février 1926 les dirigeants du Komitem ne lancèrent pas le mot d'ordre des soviets, ils allèrent bien plus loin que Mao, qui ne prêtait aux paysans que 70 pour cent de toutes les conquêtes de la révolution démocratique chinoise. Ils qualifièrent les paysans de <<facteuprrimordial et décisif du mouvement chinois de libération nationale » (International Press Correspondence, 1926, p. 649. C'est nous qui soulignons). Dans l'édition remaniée de ses Œuvres choisies parue au début des années 50, Mao élimina la formule des 70 pour cent, trop modeste à ses yeux. Les champions de la thèse maoïste suggèrent qu'il le fit parce que, rétrospectivement, il la jugeait trop ambitieuse. L'arbitraire de cette interprétation apparaît comme flagrant lorsqu'on se rappelle l'attitude du Komintern en 1926-27 et une déclaration ultérieure de Mao où, d'ailleurs, il invoque l'autorité de Staline : « La révolution chinoise est virtuellement la révolution des paysans. »Non pas 70 pour cent, mais « virtuellement ». Lénine n'avait pas prévu la complexité de la suite des événements dans de grands pays coloiµaux ou ex-coloniaux comme la Chine et l'Inde ; il n'avait pas envisagé que les communistes pussent Biblioteca Gino Bianco , LE CONTRAT SOCIAL s'emparer du pouvoir dans les régions non industrielles d'un pays doté de zones industriellement avancées; et, bien entendu, il n'avait pas non plus prévu les changements d'interprétation du mot d'ordre des « soviets paysans » qui eurent lieu en URSS en 1926-27. La substance de ses directives de 1920 n'en demeure pas moins fort claire, et très proche de la prétendue position « maoïste » : dans les régions non industrielles de l'Orient «arriéré», les communistes doivent s'efforcer de s'emparer du pouvoir en s'appuyant sur les masses, composées essentiellement de paysans ou autres « travailleurs » non prolétariens. Il est dès lors évident ·que les auteurs de l' Histoire documentaire sont dans l'erreur quand ils prétendent que Lénine rejetait pour l'Orient l'idée d'une révolution démocratique à direction communiste fondée sur les paysans pauvres. Ils se trompent également dans leur interprétation de la position de Mao en 1927. En février 1927, Mao ne recommandait pas la politique révolutionnaire que nous venons d'esquisser, et cela pour de bonnes raisons. Son rapport sur le Hounan fut rédigé à une époque où les communistes chinois formaient un front comm.un avec le Kuomintang et, suivant les ordres de Moscou, mettaient tout en œuvre pour que cette collaboration se prolongeât. Mao, alors haut dignitaire du Kuomintang (et bien entendu du P. C. ), mettait l'accent sur le rôle dirigeant des paysans pauvres dans la révolution rurale et l'importance des paysans (70 pour cent) dans la révolution nationale, sous une hiérarchie ayant à sa tête les « autorités révolutionnaires » : il faut entendre par là le gouvernement nationaliste révolutionnaire qui, héritier du régime de Canton de Sun · Yat-sen, était dominé par la gauche du Kuomintang et soutenu par les communistes. Les auteurs de l' Histoire documentaire, qui considèrent le rapport de Mao sur le Hounan comme un « classique révolutionnaire », ne présentent qu'un tiers (les deux premières parties) de ce document sans indiquer que le texte original est beaucoup plus long. Or même ce tiers indique clairement que Mao commente la politique paysanne du gouvernement. nationaliste révolution- .naire. ~lus loin, dans un chapitre consacré aux organisations révolutionnaires locales, un seul parti est mentionné : le Kuomintang. Lorsqu'il est question des deux partis, Mao place le Kuomintang avant le parti communiste. Conformément à la politique de front commun imposée par Moscou, les versions ·antérieures de son rapport ne parlent pas du rôle dirigeant du parti communiste. Fait significatif, les quelques passages où ce rôle est revendiqué apparaissent pour la première fois, dans la version remaniée du p~emier .volume de ses Œuvres choisies publié en 1951. Ainsi le rapport sur le Hounan ne revendiquait pas le leadership communiste, ·pas plus ·qu'il ne cherchait à rallier. les paysans pauvres autour des promesses de terres. Se conformant . à la ligne du

K. A. WITTFOGEL Komint.em et à la politique officielle de la gauche du Kuomintang, Mao saluait les progrès de la révolution sociale et politique dans les villages et à cet égard il était prêt à user de la terreur jusqu'à l'extrême limite; mais il se dérobait devant la question économique-clé, la confiscation et la distribution des terres. Dans la version de 1951 de son rapport, Mao mentionne brièvement qu'il demanda que la « question agraire » des paysans pauvres fût résolue. Dans les précédentes versions, cette phrase vague est même absente : plus prudent que les dirigeants de Moscou et certains de ses camarades chinois, et se conformant aux directives du Komintern de ne pas troubler le front commun avec le Kuomintang par une politique rigoureuse de confiscation, Mao, dans le rapport original, ne soulève même pas la question agraire. Les auteurs de l' Histoire documentaire sont muets sur ce point, pourtant essentiel. Tout en admettant qu'à la fin du printemps 1927 la Fédération panchinoise, dont Mao était le directeur, commit de graves erreurs « opportunistes », ils omettent de dire que le 14 novembre 1927 - après l'effondrement du front commun en j11injuillet et le soulèvement lors de la récolte d'automne organisé par les communistes - le Comité central du P. C. Ch. écarta Mao du Politburo pour négligence grave sur la question de la révolution • agraire : Dans la région du soulèveinent (Hounan)., le programme de la révolution agraire et de l'établissement du pouvoir politique n'a jamais été pris en considération. L'absence de ce programme a fait croire aux paysans que le soulèvement n'était que de l'agitation communiste ... Le camarade Mao (...) était en fait le pivot du comité provincial du Hounan. 11 doit assumer la plus lourde responsabilité pour les erreurs commises par ledit comité ; en conséquence, il doit être relevé de son poste de candidat au Politburo provisoire du Comité central du Parti (Kuo Wen Weekry, 15 janvier 1928, pp. 6-7). Ces événements expliquent pourquoi M. N. Roy, qui s'était rendu en Chine en 1927 en qualité de haut fonctionnaire du Komintern, a pu dire que « pendant les journées critiques de 1927 Mao représentait les vues de l'extrême droite de la direction du P. C. ». Dans le jargon communiste, appartenir à l'extrême droite du Parti signifie swvre avec une extrême prudence la ligne politique prescrite. L'appréciation de Roy ne s'applique pas seulement au Mao de la situation de crise ; elle caractérise toute sa conduite politique de 1923 à 1927, époque du front commun avec le Kuomintang. Les spécialistes occidentaux du marxisme-léninisme, et plus encore leurs collègues asiatiques, pourraient tirer grand profit d'une analyse réaliste de cette période où, pour la première fois, les cnmm1mistes tentèrent sérieusement d'utiliser à leurs propres fins les forces du nationalisme révolutionnaire ( « anti-impérialisme ») en Asie. Mao joua un rôle important dans cette tentative lourde de sens : sa prétendue prudence n'était rien Biblioteca Gino Bianco 329 d'autre qu'une capacité extraordinaire à soutenir la cause nationaliste tout en défendant en réalité les intérêts des communistes. (Pendant un temps, il dirigea même l'appareil de propagande du Kuomintang.) Dans ces conditions, il est regrettable, mais bien compréhensible, que Mao ait jugé bon de n'inclure dans les Œuvres choisies que deux de ses principaux écrits d'alors. Dans leur présentation des débuts de Mao, les. auteurs de l' Histoire documentaire déforment les faits historiques, contribuant ainsi à créer de fausses conceptions politiques sur le communisme chinois. En se limitant à un seul écrit de cette période, ou plus exactement à un tiers de celui-ci, et en présentant sous un faux jour la position de Lénine et la politique de Mao, ils sont parvenus à convertir une source première d'information politique, la carrière de Mao pendant le front commun, en une source première de confusion. Ainsi l'argument maoïste prenait pour point de départ une interprétation erronée de la politique de Mao en 1927. Il était renforcé par une interprétation tout aussi aberrante de la politique de Mao en 1940, telle qu'elle s'exprime dans sa brochure Sur la nouvelle démocratie. LA THÈSE-CLÉ de Sur la nouvelle démocratie est assez simple. Pendant la phase moyenne du conflit sino-japonais (après la conclusion"'du pacte Hitler-Staline qui déclencha la guerre en Europe et renforça considérablement Moscou), Mao Tsé-toung, désormais chef des communistes chinois, se trouva moins tenu de faire des concessions aux nationalistes. Conformément au désir de Moscou de protéger son flanc oriental, Mao maintint l'alliance antijaponaise avec le Kuomintang, mais il se sentit libre de discuter du développement futur de la Chine en fonction d'une révolution encore inachevée. La seconde phase de ce développement serait la révolution socialiste, mais la plus urgente était la révolution bourgeoise-démocratique qui devait établir la démocratie. A l'encontre des idées politiques de ses alliés du Kuomintang, il déclara que l'ordre futur devrait être une« nouvelle » démocratie, née d'un type nouveau de révolution bourgeoise-démocratique. Au lieu d'être dirigée par la bourgeoisie, cette nouvelle révolution serait conduite par le prolétariat ; partie intégrante de la révolution prolétarienne et socialiste mondiale, elle aboutirait au socialisme. L'observateur sérieux du communisme n'ignore pas que ces idées avaient été lancées par Unine dès 1905 et qu'après la révolution bolchévique elles furent développées par Lénine et Staline. L'un et l'autre ont souligné l'importance de deux particularités nouvelles : 1. le rapport existant entre la révolution bourgeoise-démocratique, de S!fle léniniste, et la révolution prolétarienne ; 2. l'lDlportance primordiale de la révo- •

330 lution bourgeoise-démocratique pour les pays coloniaux et semi-coloniaux de l'Orient, dont bien entendu l'Inde et la Chine. Les auteurs de l' Histoire documentaire connaissent parfaitement l'origine léniniste-stalinienne de la théorie de la nouvelle révolution bourgeoise-démocratique et de la nouvelle démocratie, tout en prétendant que Mao était, lui, _moins bien informé. Ils assurent en effet qu'il présenta sa théorie .comme la sienne propre, « comme une contribution originale à la théorie marxiste-léniniste, contribution née en Chine et qui devait ranger son auteur, Mao Tsé-Toung, parmi les grands théoriciens du marxisme ». Ils agrémentent leur thèse en affirmant que la théorie qui remettait l'accent sur « les particularités historiques de la révolution chinoise » émanait de Mao Tsé-toung lui-même. C'était une démarche de grande portée qui laissait entendre que des innovations dans la tradition marxiste-léniniste pouvaient venir non seulement de Moscou mais aussi d'autres secteurs du mouvement communiste mondial (Histoire documentaire, pp. 260 sqq.). Un examen de Sur la nouvelledémocratie mène à de tout autres conclusions. On y voit que Mao, après avoir décrit la révolution bourgeoise-démocratique comme faisant partie de la révolution mondiale prolétarienne, déclare que cette « thèse correcte » de la révolution chinoise avait déjà été exposée en Chine entre 1924 et 1927, mais qu'« à cette époque le sens de cette proposition théorique n'avait pas encore été entièrement expliqué et par suite n'était que vaguement compris » (Mao, Œuvres choisies, III, p. 112). Ainsi Mao ne prétend pas avoir créé cette théorie en 1940, pas plus qu'il ne prétend que les communistes chinois, qui la connaissaient vaguement depuis les années 20, l'aient créée alors. Il dit en effet : « Cette thèse correcte [de la révolution chinoise] exposée par les communistes chinois est fondée sur la théorie stalinienne. » Et pour ne laisser subsister aucun doute sur ce point, il reproduit deux longues citations de Staline, dont la deuxième fait remonter l'argument-clé à Lénine. Dans sa dernière phrase : « On peut voir ainsi qu'il existe deux sortes de révolutions mondiales », Mao confirmait une fois de plus avoir reçu de Staline et de Lénine sa « thèse correcte » sur la nouvelle révolution démocratique et la démocratie nouvelle. L'objet avoué de l' Histoire documentaire étant de fournir une documentation par les textes sur les aspects essentiels du comm11nisme chinois, comment les auteurs traitent-ils les passages qui peuvent établir r originalité de Mao ? Ils les omettent purement et simplement. Après avoir présenté l'exposé par Mao de la « thèse correcte », ils sautent sa remarque suivant laquelle elle était mal comprise des coll1D)11nisteschinois en 1924-27 ; quant au fait qu'elle était·« fondée sur la théorie stalinienne», ils n'en soufflent mot. Ils sautent aussi les passages de Staline cités par Mao. Le passage qu'ils reproduisent ensuite cornBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL men ce par ces mots : « 11 est clair ainsi... » (la traduction officielle, donnée plus haut, est : « On peut voir ainsi ... »). Aucun lecteur ne peut deviner que la phrase récapitulative se rapporte non à la présentation par Mao de la « thèse correcte », mais à sa source soviétique avouée. On pourrait objecter que Sur la nouvelledémocratie est une épaisse brochure et qu'une reproduction sélective se justifie. C'est vrai, à une réserve près : les extraits doivent indiquer les principaux points du texte; et si la note d'introduction met une certaine thèse en relief, les auteurs sont tenus de ne pas omettre les passages qui sont la pierre de touche de ladite thèse. N'importe qui peut reproduire ce qu'il veut du Mein Kampf de Hitler ; mais si l'on prétend que Hitler n'était pas vraiment antisémite, puis que l'on omette les passages qui prouvent le contraire, on viole les règles fondamentales de la science et l'on présente l'histoire sous un faux jour. Les auteurs de l' Histoire documentaire, qui ont créé le mythe « maoïste » en 1951-52, ont eu maintes occasions de corriger leurs erreurs dans des études ultérieures. Au lieu de le faire, ils ont répété leurs conclusions-clés, fondées pour l'essentiel sur une présentation erronée de la conduite de Mao en 1927 et 1940. Dans un compte rendu des Œuvreschoisies de Mao écrit en 1955, Schwartz ne commente pas le rapport sur le Hounan qui, outre qu'il est beaucoup plus long que la version publiée dans l' Histoi.redocumentaire, a été remanié par Mao d'une façon qui en rend très problématique l'interprétation maoïste. En 1958, Brandt, dans une monographie sur la période du front commun (1924-27), répète que dans ledit rapport Mao cc s'est assuré une place dans l'histoire par des vues nettement opposées à celles de Moscou» (Brandt : Stalin's Failure in China, 1958, p. 107). Et la même année, le doyen du groupe, John K. Fairbank, dans une édition révisée de The United States and China, reprenait les deux thèsesclés de l'école maoïste. Selon Fairbank, Mao affirmait« hérétiquement » en 1927 le rôle d'avantgarde des paysans pauvres et, dans Sur la nouvelle démocratie, il « se mit au niveau de MarxEngels-Lénine-Staline par sa contribution originale à la théorie colll1D11niste ». CES VUES ERRONÉES se sont largement accréditées. Leurs conséquences néfastes ne se limitent pas à la compréhension purement théorique. Car la confusion qu'elles ont engendrée a profondément affecté ceux qui guident l'opinion et font la politique ; elles ont entravé l' élaborati0n d'une pensée claire, logique et à long terme pour faire face à la menace communiste chinoise. A cet égard, ces vues ont rendu un bien mauvais service au monde libre. Il est nécessaire à notre survie que les choses soient remises au point, ce à quoi s'emploient un .

K. A. WITTFOGBL nombre Jjmjté ma;~ croissant de spécialistes de !'Extrême-Orient. Une étude comparée objective des racines historiques du comm11nisme chinois et du soviétique est possible. Pareille étude nous permet de dissiper les idées fausses répandues sur le caractère et les intentions des deux régimes. Nous savons que la société communiste chinoise, comme les autres sociétés communistes, est sujette à nombre de conflits. Nous savons que de nombreux antagonismes ont existé - et continuent d'exister - entre communistes chinois et soviétiques. Mais nous savons aussi que tout analyste de ces tensions internes et externes risque de se tromper sur leur sens s'il s'imagine, en vertu d'une tradition « maoïste » particulière, les communistes chinois doctrinalement différents des communistes orthodoxes. Cette croyance a étayé le sentiment que la politique agraire de Mao en 1949 exprimait de nouveau son inclination à se poser en réformateur; en fait, il priva les paysans de la terre qui venait de leur être distribuée dès qu'il le put. Elle a favorisé la théorie selon laquelle la collectivisation de Mao aurait été originale parce que graduelle ; en fait, le schéma par étapes avait été tracé par Staline dès 1930 et mis en pratique en Europe orientale après la deuxième guerre mondiale. Elle a encouragé les demandes de reconnaissance de la Chine communiste par les États-Unis comme moyen de détacher Pékin de Moscou ; en fait, la reconnaissance étaierait la conviction de Mao que l'Occident est stupide et chancelant et qu'il sera détruit encore plus vite par les efforts conjugués du bloc communiste. Elle a nourri l'illusion que Biblioteca Gino Bianco 331 Mao était « différent », peut-être hérétique, lorsqu'en 1957 il analysa les contradictions du régime socialiste - en fait, ce problème avait été discuté à fond en URSS, en particulier après le discours de Jdanov en 1947 - et qu'il énuméra parmi elles les contradictions entre le gouvernement et le peuple. Dans ce dernier cas, Mao développait une remarque faite par Khrouchtchev dans sa critique de Staline au :xxe Congrès. Mais Mao généralisa et expliqua en public ce que Khrouchtchev avait traité comme un cas d'espèce et à huis clos. La manière de Mao présentait ainsi des traits distincts, comme dans le cas du lancement des « communes ». Ces problèmes méritent la plus grande attention. Mais notre analyse ne sera fondée que si nous n'ignorons rien des erreurs de conception et d'évaluation du passé et si nous forgeons méthodiquement les outils nécessaires à l'étude comparée de la doctrine et de la stratégie chinoises. La survie du monde libre est aujourd'hui en jeu. On a dit que la bataille de Waterloo avait été gagnée sur les terrains de sports d'Eton. Aujourd'hui, les idées des spécialistes et des guides de l'opinion ne sont pas moins déterminantes pour les choix que les hommes d'État auront à faire. Où sont dès lors, demanderons-nous, les écoles, les universités, les fondations et les centres de recherche qui décideront de l'issue de la guerre froide ? (Traduit de l'anglais) KARL A. WITTFOGEL • •

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