356 Or aucune société ne peut être totalement autoritaire : le maître le plus tyrannique ne peut empêcher son esclave de se mouvoir dans certaines limites, car il a besoin de ses services. De même un régime de liberté absolue n'engendrerait que confusion et stérilité. L'objet de la démocratie est de réaliser le maximum de liberté dans le minimum d'organisation coercitive ; elle y réussit par la pratique généralisée du contrat, expression directe du libre accord des volontés individuelles. 11faut rappeler ici les termes mêmes de la définition de la fédération proposée par Proudhon : Pour que le contrat politique remplisse la condition (...) que suggère l'idée de démocratie (...), il faut que le citoyen, en entrant dans l'association, 1. ait autant à recevoir de l'État qu'il lui sacrifie ; 2. qu'il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à l'objet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à l'État. Ainsi réglé et compris, le contrat politique est ce que j'appelle une fédération (p. 318). Tel est, du côté politique, le schéma du fédéralisme selon Proudhon; mais celui-ci - et c'est là son originalité - y apporte un précieux complément en ouvrant de vastes perspectives sur les bienfaits d'un fédéralisme économique. En cette matière, il n'écrit pas seulement en spéculatif ; tour à tour ouvrier typographe, voyageur de commerce, directeur de journaux, organisateur d'une banque de crédit, il est familier avec les réalités de la vie économique ; il en connaît les incohérences, les gaspillages, les injustices aussi ; son immense labeur n'a jamais cessé d'être hanté par le spectre de la misère ouvrière. Entre le politique et l'économique, Proudhon aperçoit une différence radicale. En politique, c'est toujours le plus fort qui a raison ; mais, en économie, « le meilleur marché est la seule loi » (p. 327) et celle-ci « est en soi une loi d'égalité » (p. 328); le producteur a besoin du consommateur et vice versa; nul n'est tenu de vendre ou d'acheter; seule la libre concurrence peut déterminer le prix des denrées et c'est cette libre compétition qui doit remplacer les luttes sanglantes engagées ·en vue de la prédominance politique, comme Proudhon l'a déjà montré avec un fulgurant éclat à la fin de La Guerre et la paix. En termes qu'on souhaiterait moins sommaires, Proudhon esquisse, par opposition à la féodalité financière alors dominante, ce qu'il appelle la fédération agricole-industrielle. On peut, expliquet-il, se fédérer pour la protection réciproque de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, pour la construction. et l'entretien des routes, des canaux, des voies ferrées, pour l'organisation du crédit, de l'assurance. A l'inverse de la féodalité financière qui entretient l'inégalité des fortunes et des classes sociales, la fédération économique tend à réduire graduellement l'inégalité par l' organisation; au plus bas prix et par d'autres mains que celles de l'État, par la mutualité du crédit et de l'assurance, par la garantie du travail et de l'instruction, par une organisation qui permette Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRE au travailleur « de devenir de simple manouv · r industrieux et artiste, et de salarié maître n (p. 358). Aux yeux du farouche individualiste qu'est Proudhon, l'avantage majeur du système -fédératif est de réduire au minimum indispensable les compétences de l'État; à celui-ci revient « un rôle de législation, d'institution, de création, d'inauguration, d'installation (...) ; le moins possible un rôle d'exécution » (p. 326). Moyens de communications, postes, télégraphes, tabacs, écoles doivent être laissés à l'initiative privée. Proudhon réserve même à celle-ci la fabrication des monnaies dont l'État doit seulement fixer le poids et le module (p. 327). 11 apparaît dès lors que le fédéralisme proudhonien des dernières années n'est que le prolongement du « mutuellisme » et du « garantisme » préconisés dans les précédents ouvrages. Proudhon en a résumé l'essence dans une page vigoureuse qu'il faut citer : La fédération (...) est liberté par excellence, pluralité, division, gouvernement de soi par soi. Sa maxime est le DROIT (...) Dans ce système, la loi, le droit, la justice sont le statut arbitral des volontés, statut supérieur par conséquent à toute autorité et croyance, à toute Église et religion, à toute unité, puisque l'autorité et la foi, la religion et l'Église, étant exclusivement du ressort de la conscience individuelle, se placent par cela même au-dessous du pacte, expression du consentement universel, la plus haute autorité qui soit parmi les hommes (p. 409). * lf lf EN·-ÉCRIVANT le Principe fédératif, Proudhon, qui venait de publier La Guerre et la paix, ne pouvait manquer de s'interroger sur l'applica- ç tion de sa doctrine aux rapports internationaux. Il le devait d'autant plus qu'une formule nouvelle trouvait alors faveur dans la presse libérale : « les États-Unis d'Europe ». Proudhon se méfie : Sous cette désignation on ne paraît pas avoir jamais compris autre chose qu'une alliance de tous les États, grands et petits, existant actuellement en Europe sous la présidence permanente d'un Congrès (...) Or, chaque État disposant dans le Congrès d'un nombre de voix proportionnel à sa population et à son territoire, les petits États se trouveraient bientôt dans cette prétendue Confédération, inféodés aux grands .. ._ et on pourrait voir « cette nouvel , t Sainte-Alliance (...) dégénérer, après une conflagration intérieure, en une puissance unique, ou grande monarchie européenne » (p. 336, note). Proudhon ne peut que répugner de toute son âme à ce gonflement monstrueux de la puissance de l'État; son idéal, qui avait été celui de J.-J. Rousseau, est la coexistence d'États de médiocre étendue, insoucieux de la puissançe militaire, attachés avant tout à la promotion des valeurs économiques, morales et culturelles. C'est entre de tels groupements, naturellement pacifiques, qu'on peut concevoir la réalisation, de plus en plus étendue et diversifiée à la fois, d'un système fédéral à plusieurs étages. Et Proudhon de conclure :
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