Le Contrat Social - anno III - n. 6 - novembre 1959

TH. RUYSSEN Sous une autorité fédérale, la politique d'un grand peuple est aussi simple que sa destinée. Faire place à la liberté, procurer à tous travail et bien-être, cultiver les intelligences, fortifier les consciences, voilà pour le dedans; au dehors, donner l'exemple. Un peuple confédéré est un peuple organisé pour la paix ; des armées, qu'en ferait-il ? Tout le service militaire se réduit à celui de la gendarmerie, des commis d'étatmajor et des commis préposés à la garde des magasins et des forteresses. Nul besoin d'alliance, pas plus que de traités de commerce : entre nations libres, il suffit du droit commun (pp. 549-50). Quant à l'Europe, elle « serait encore trop grande pour une confédération unique : elle ne pourrait former qu'une confédération de conf édérations » (p. 335). AVEC un robuste optimisme, Proudhon ose écrire : Tout annonce que les temps sont changés, et qu'après la révolution des idées doit arriver, comme sa conséquence légitime, la révolution des intérêts. Le xxe siècle ouvrira l'ère des fédérations, ou l'humanité recommencera un purgatoire de mille ans (pp. 355-56). Si, à l'occasion du prochain centenaire de sa mort, il revenait sur terre, quels sentiments lui inspirerait le spectacle du monde actuel ? Avant tout, sans doute, une cruelle déception, compensée en partie par de substantiels apaisements. 11 apprendrait d'abord que le politique continue à primer l'économique; que de grandes guerres, motivées par l'aspiration des grands États à la Machtpolitik, ont ravagé l'Europe, puis la terre presque entière ; que· l'industrie, en pleine expansion, loin de concurrencer la guerre, l'alimente et la rend plus ruineuse que jamais ; que les systèmes élaborés pour remédier à l'anarchie internationale, Société des N arions et Organisation des Nations unies, ne sont nullement de nature fédérale, puisque les compétences n'y sont pas hiérarchisées et que, énormes ou minuscules, les « souverainetés » y demeurent égales et, en matière politique, s'affrontent en querelles stériles, ainsi qu'en témoigne l'échec radical de tous les projets de désarmement.; enfin que le jeu sur l'échiquier international est mené par un petit nombre de très grandes puissances séparées en deux groupes par d'âpres compétitions économiques et par des idéologies actuellement inconciliables. En revanche, la multiplication des États apporterait quelques satisfactions au particularisme proudhonien. De grands empires, Turquie, Autriche-Hongrie, se sont disloqués, donnant naissance à divers États indépendants en Europe et dans le Proche-Orient ; l'Empire britannique s'est transformé en un «Commonwealth» dont le caractère avoisine le fédéralisme ; certaines ségrégations se sont opérées par voie pacifique : Suède et Norvège, Danemark et Islande ; en ce moment même, l'empire colonial français est en complète décomposition : des États en sont issus en Indochine, d'autressont en voie de formation en Afrique, où la colonie belge est menacée du m~mc processus. Biblioteca Gino Bianco 357 Au milieu même de cette prolifération de souverainetés se manifeste un courant fédéraliste d'une incontestable vigueur. Le fédéralisme européen cherche péniblement ses voies ; cependant il a déjà sa capitale à Strasbourg, et son parlement; s'il n'a encore qu'une compétence consultative, il exerce sa fonction avec une parfaite régularité. Quant à l'Algérie et aux colonies françaises d'Afrique, leur statut de demain est encore en gestation, mais c'est bien sous l'étendard du fédéralisme que les peuples de cet empire en voie de dissolution cherchent à concilier leur autonomie avec la solidarité que leurs plus évidents intérêts les obligent à maintenir avec la métropole. Il y a plus. On a vu récemment se former des constellations de caractère nettement proudhonien : la Communauté européenne du charbon et de l'acier, le Marché commun de la Petite Europe et !'Euratom. Le trait marquant de ces institutions est de s'être dessinées sur le plan purement économique, entraînant une abdication, partielle mais franche, des souverainetés participantes. L'avenir dira bientôt si ces organismes sont en mesure de surmonter l'épreuve du temps. Si cette audacieuse expérience réussit, elle peut entraîner sur une zone plus étendue de magnifiques réalisations. Enfin, s'il reparaissait parmi nous, Proudhon aurait la fierté de constater que le mouvement fédéraliste est appuyé dans le monde occidental par une opinion éclairée et de plus en plus nombreuse. On n'en finirait pas d'énumérer les groupements, les journaux, les publications fédéralistes ; peut-être même les associations fédéralistes agissent-elles trop souvent en ordre dispersé ; elles gagneraient elles-mêmes à... se fédérer ... * .... QUECONCLURdEe cet essai ? En politique internationale comme en matière sociale, Proudhon a commis de nombreuses et lourdes erreurs. Il a méconnu la légitimité et la puissance dynamique des mouvements nationalitaires ; il n'a pas cru que l'Italie unifiée serait viable, il prévoyait, souhaitait même son émiettement ; il prophétisait la fin prochaine des guerres. Que de ruines dans cet édifice ... Cependant le principe du fédéralisme proudhonien demeure viable. Il demeure vrai que la vie de l'homme en société est un «balancement», variable mais continu, entre l'autorité et la liberté : pas de puissance sans un minimum d'acceptation ou de résignation des sujets, pas de liberté sans un cadre juridique qui en limite l'expansion. Entre ces termes, la synthèse est nécessaire, mais elle enveloppe toujours une antithèse, une possibilité de conflit. La vie sociale est ainsi un vaet-vient incessant de contraintes et de résistances, de concessions et de reprises. Il dépend de la sagesse ou de la folie des hommes d'orienter cette évolution vers la tyrannie ou vers l'harmonie par le libre accord des volontés. THÉODORE RUYSSBN• •

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