Le Contrat Social - anno III - n. 6 - novembre 1959

350 de cette façon. Mais si on la replace dans son contexte constitutionnel, l'éclairage est tout différent. Il faut d'abord noter que l'Assemblée a deux privilèges que ne possède pas le Sénat. Le premier est que le gouvernement est responsable devant elle seule. Le second est qu'elle peut, avec l'accord du gouvernement, négliger l'opposition du Sénat, lequel ne peut rien contre l'avis de l'Assemblée. Ces deux points nous avertissent que l'Assemblée est un rouage essentiel du régime, le Sénat une survivance de médiocre importance. Il n'a de poids (hormis le cas d'une réforme constitutionnelle) que si l'Assemblée est en désaccord avec le gouvernement. Doit-on en conclure que les constituants ont astucieusement ménagé au gouvernement un arbitre partial en sa faveur ? C'est oublier un point essentiel : si l'Assemblée n'est pas d'accord avec le gouvernement, elle peut le renverser. Et si n'étant pas d'accord avec le gouvernement elle ne le renverse pas, c'est qu'il n'existe pas en son sein une majorité de gouvernement. Convient-il alors qu'elle puisse néanmoins imposer ses décisions au gouvernement en exercice ? Ce serait la laisser empiéter sur la fonction gouvernementale, pratique dommageable en tout temps (Rousseau la dénonce dans le Contrat social, III, 1), et qui le serait plus que jamais aujourd'hui, car il apparaît de plus en plus que la politique doit former un tout cohérent, et pensé en toutes ses parties. Il est étrange qu'il faille le rappeler à un admirateur de M. Mendès France, c'est-à-dire de l'un des hommes les plus convaincus de cette nécessité. C'est ici qu'apparaît l'erreur fondamentale de M. Duverger, la source de son incompréhension de l'histoire et des structures constitutionnelles. Dans son analyse de la Constitution de 1958, il est parti de l'idée que les constituants ont délibérément cherché à accroître le mal, c'est-àdire (selon lui) le pouvoir du gouvernement, et à juguler le bien, c'est-à-dire les, prérogatives du Parlement. Il n'y a pas lieu de penser que telle ait été l'intention des constituants. Et il n'est pas probable non plus qu'ils aient, à l'inverse, considéré le pouvoir du gouvernement comme un bien à favoriser, et l'Assemblée comme ·un mal à contenir. En général, on ne voit pas pourquoi on considérerait le gouvernement - ou l'Assemblée - soit comme un bien soit comme un mal. Au risque de paraître puéril, on est tenté de dire qu'un bon gouvernement, une BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL bonne Assemblée sont des biens, un mauvais gouvernement, une mauvaise Assemblée des maux. Et il faut bien se résigner à énoncer cela, puisque M. Duverger pense visiblement que tout gouvernement est un mal parce qu'il est gouvernement, et qu'une Assemblée où règnent les pires abus demeure néanmoins respectable parce qu'en elle s'incarne la souveraineté nationale. Allons-nous ici rejeter la théorie du professeur Duverger, discuter le problème constitutionnel à partir de notre formule puérile, examiner ce que sont la bonne Assemblée et le bon gouvernement, et nous demander comment on peut avoir à la fois l'un et l'autre ? Non. Acceptons la thèse paradoxale qu'il nous propose : elle nous conduira exactement au même · point. Car si l'Assemblée, quelle qu'elle soit, est bonne, et le gouvernement mauvais, il y aura un gouvernement sensiblement moins mauvais que les autres : celui qui sera toujours d'accord avec l'Assemblée. De toute façon, le problème constitutionnel fondamental sera de créer une harmonie constante entre l'Assemblée et le gouvernement. Cette harmonie constante, nous en connaissons fort bien, par expérience, la condition primordiale (par lès seules expériences étrangères, malheureusement) : il faut qu'il y ait une majorité stable dans l'Assemblée. Ici M. Du verger ferait sans doute état des divisions de l'opinion publique française, qui ne permettent pas à une majorité de se constituer (voir par exemple Demain la République..., p. 62). C'est même là un des ressorts inavoués de sa théorie : car il pense qu'un gouvernement fort ne peut être freiné par une Assemblée divisée, et constitue dès lors un danger. Mais notre expérience nationale nous apprend que les gouvernements faibles nous jettent dans des périls encore plus grands, et d'autre part cette division même - que ·M. Duverger note « en observateur scientifique» - n'est pas indépendante du système constitutionnel. Telle Constitution la favorise, telle autre incite aux regroupements. Il nous semble que notre actuelle Constitution est de ce dernier type, et qu'à cet égard elle est, en France, quelque chose de tout à fait nouveau. Si l' orléanisme consiste dans le dualisme insoluble du pouvoir ·et de la nation, il est permis de penser que M. Duverger crie à l' orléanisme au moment, précisément, où nous nous apprêtons à ·en sortir. , YVES LÉVY. , •

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