Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

• revue hi.rtorÏtJ.uet crititJ.ueJe.r /ait.r et Je.r iJée.r - trimestrielle - JANV.- MARS 1968 JACQUES DE KADT ...... . PIERRE PASCAL •......... SIDNEY BOOK ........... . E. D .. : ......... . Vol. XIl, N° 1 Le Vietnam et la politique mondiale Le socialisme de Lénine Le bilan humain . Le faux « complot des ambassadeurs » L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE KEITH BUSH ..•........... La réforme économique en U.R.S.S. DÉBATS ET RECHERCHES K. PAPAIOANNOU . . . . . . . . La Russie et l'Occident (1) MICHEL COLLINET . . . . . . . Communautés agraires et agriculture de groupe VARIÉTÉS MARCEL BODY .......... . « Étatisme et Anarchie », de Bakounine QUELQUES LIVRES Comptes rendus par A. G. HORON, Pmiuœ PASCAL YVES LévY, LUCIEN LAURAT CHRONIQUE Cauchemar aa Vietnam IIDITIONS D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au sommairdes derniers numéros du CONTRAT s·oclAL MAI-JUIN 1967: B. Souvarine La fille de Staline Le meurtre de NadièjdaAllilouieva Jacques de Kadt Chez Simone Weil: rupture avec Trotski Lucien Laurat Le « Capital », 1867-1967 K. Papaioannou Marx et la politique internationale Keith Bush Le nouveau plan quinquennal en U.R.S.S. Boris Schwarz Vicissitudes de la musique soviétique Documents Le « J'accuse » de Soljénitsyne SEPT.-OCT. 1967 B. Souvarine Le coup d'Octobre Thomas Molnar Réalités américaines Wladimir Weidlé L'art sous le régime soviétique Pierre Bonuzzi Aux origines du P. C. italien K. Papaioannou Marx et la politique internati~nale (Ill) Basile Kerblay · Du moujik au kolkhozien, 1917-1967 A. Lounatcharski Charles Baudelaire Quelques livres JUILLET-AOUT 1967 e: · Soùvarine Défaite soviéto-arabe Léon Emery Le socialisme de Charles Péguy Michel Collinet Une doctrine centenaire Yves:!Lévy Totalitarisme et ·religion De la bibliographie _ K. Papaioannou Marx et la politique internationale (Il) Pierre Pascal Œuvres diverses de Léon Chestov Documents Sous la terreur communiste La « justice » en Tchécoslovaquie NOV.-DÉC. 1967 B. Souvarine Après le jubilé Staline et les siens Léon Emery .. L'Europe et le communisme Norbert Leser . Bilan de l'austro-marxis,me Maxime Kovalevski Souvenirs sur Karl Marx A. G. Horon Après juin Lucien Laurat Mort d'un Empire Michel Bernstein . Tr,aduttore,traditore .. Ces numé.ros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 4 F . Biblioteca-Gino Bianco

l 1 . . rnut /,,"st•ri411t d critù111Jr rs /11its tl Jrs iJlt1 JANV.-MARS 1968 - VOL. XII, N° 1 Jacques de Kadt ..... Pierre Pascal . . . . . . . . Sidney Hook ....... . E._Delimars L'Expérience communiste Keith Bush ......... . Débâts et recherches ~- Papaioannou ..... . Michel Collinet ..... . Variétés SOMMAIRE LE VIETNAM ET LA POLITIQUE MONDIALE LE SOCIALISME DE LÉNINE ............ . LE BILAN HUMAIN ................... . LE FAUX« COMPLOT DESAMBASSADEURS» LA RÉFORME ÉCONOMIQUE EN U.R.S.S.... LA RUSSIE ET L'OCCIDENT (1). . •I ••••••••• COMMUNAUTÉS AGRAIRES ET AGRICULTURE DE GROUPE .................. . Page 1 13 17 23 35 46 57 Marcel Body . . . . . . . . « ÉTATIS.ME ET ANARCHIE», de BAKOUNINE. 67 Quelque, livres A.G. Haron ........ . Pierre Pascal . . . . . . . . Yves Lévy ......... . Lucien Laurat . . . . . . . . Chronique LES ARABES, L'ISLAM ET LE CALIFAT ARABE DANS LE HAUT MOYEN AGE, de lé. A. Bl:LIAEV ...... . LES CHRtTIENS EN U.R.S.S., de NIKITA STRUVE.. NAISSANCE DU, F_ASCISME, d'ANGELO TASCA ... LEVIEMAESTREDELSOCIALISMO, de FILIPPOTURATI 77 79 80 83 CAUCHEMAR AU VIETNAM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 . Biblioteca Gino Bianco Livres rec;us

\. DERNIE~S OU.V.RAG~S • • \ • }.... • • •• .,i • :. •• ' DE NOS,. COLlÂBORATÈURS • \ • r Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954 Léon Emery : Culture esthétique et monde moderne - Les Chansons de Victor Hugo Claudel' Villeurbanne, Les Cahiers libres, 240, cours Emile-Zola. Raymond Aron : De Gaulle, Israël et les juifs Paris, Librairie Pion. 1968. .. : . . . . . . .. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. /. - Des origines à la paix de Westphalie T. Il. - De la.paix de We.stphalie à la.Révolution française T-. Ill. - De la Révolution française au milieu du X/Xe siècle , . . Paris, Pressesuniver.sitairesde france. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les l les d'or •.1957. _. Michel Collinet : Du bolchévisme l:VOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-Ll:NINISME Paris~Le Livre contemporain. 1.957. Kostas Papaioannou ··: Hegel PRl:SENTATION, CHOIX l;>E TEXTES Paris, Editions Seghers. 1962. 1 • .. ) Les Marxistes Marx et Engels. La social-démocratie. Le commu~isme ~ Paris, Editions J'ai lu. 1965. , Hegel LA RAISON DANS L'HISTOIRE Paris, Union générale d'éditions. 1965. Biblioteca Gino Bianco . . t . . ,· -·

revue l,istorÎIJ~eet crilÏIJue Jes faits et Jes idées Janvier-Mars 1968 · Vol. XII, N° 1 .LE VIETNAM ET LA POLITIQUE MONDIALE par Jacques de Kadt TOUTE _SPÉCULATTON sur la dignification des événemeJ:?.tSqtii s~ déroulent au Vietnam, considérés comme facteur de · la politique mondiale, présuppose que l'issue de la lutte influencera le rapport des forces en présence dans le monde. La situation qui prévaudra. après les opérations militaire~ 1?-esera pas seulement déterminante pour l'avenir du Vietpam, en ce sens que c'est ~:l'elleque dépendra la pérennité d'un Sud-Vietnam indépendant, ou, au contraire, l'emprise progressive du Nord sur le Sud, l'ensemble du territoire devenant ainsi un Etat totalitaire gouverné suivant les méthodes actuellement en vigueur dans le Nord. En soi, cette question n'est déjà pas dépourvue d'intérêt, parce qu~ ·la solution démontrera du même coup si, oui ou non, la technique de la guérilla peut, à la longue, s'avérer décisive dans la conquête d'un territoire et provoquer la chute d'un gouvernement, même si celui-ci est soutenu par la plus grande puissance non communiste. Mais même si l'on admet un instant que la population du Sud-Vietnam désire à ce point la réunion du pays avec le Nord qu'elle en vienne à considérer les guérilleros comme l'instrument de ses propres intérêts, et par conséquent à leur donner l'appui qui leur Cet « essai » de ] acques de Kadt a été écrit à la fin de l'année 1967, mais les derniers événements ayant trait au Vietman n'ont entamé en rien la pertinence de son argumentation. Voir d'autrepart, p. 85, notre Chronique : CauchemarauVietnam, articlede date plus récente. Biblioteca Gino Bianco permettra de se rendre maîtres du territoire et de la masse de la population, on n'en aurait pas quitté pour autant le domaine de la signification locale de la lutte et de son issue. On peut poursuivre ce raisonnement de portée « locale » et montrer que les situations sociales que les guérilleros font miroiter aux yeux de la population attirent la grande majorité de celle-ci (parce que les situations promises sont meilleures que celles qui existent actuellement, et même que celles qui seraient possibles si elles pouvaient se développer sans entraves), à un point tel que la masse el) arrive à souhaiter l'instauration d'un régime comme celui du Nord-Vietnam - en sorte qu'on ne saurait rendre à cette population plus grand service que de lui permettre de choisir ellemême la voie de son salut - cela même· ne conférerait toujours au conflit qu'une ~ignifiacation locale. Et cet autre raisonnement que l'on entend souvent, suivant lequel le peuple du Sud ne veut que la paix et la fin des horribles combats qui dévastent actuellement le pays, et que ce peuple place la paix au-dessus de toute autre considération au point d'accepter un gouvernement qu'il exècre en- réalité, si ce gouvernement la lui apporte - cela aussi, on pourrait le considérer comme étant d'importance purement locale. · Même si ces hypothèses étaient fondées - en réalité, elles sont contraires à tous les faits - la question resterait posée : la guerre au Sud-Vietnam et son issue n'ont-elles pas une signification qui dépasse à ce point l'intérêt local, qu'elle transcende les désirs de la population, parce que des intérêts internationaux

2 sont en jeu, ayant une portée infiniment plus grande que celle d'un conflit dans une région limitée de l'Asie du Sud-Est ? Ainsi donc, même si c'est une circonstance heureuse que - comme le pro1:1vetout examen sérieux - la masse de la population .du Sud, quel que soit son désir de paix et de calme, exècre les terroristes du Vietcong et ne ressent qu'aversion pour les situations sociales établies au Nord et la dictature de fer qui y règne, de sorte qu'elle repousse l'unification du pay:, si celle-ci devait impliquer une assimilation avec le Nord, il importe de déclarer sans équivoque que tout cela ne saurait être déterminant quant à l'attitude qu'il convient de prendre à l'égard de la question vietnamienne si l'on donne la priorité à la politique mondiale. Les priorités que reconnaît la politique mondiale sont fréquemment en contradiction avec les aspirations humaines aisément compréhensibles des groupes de population qui souffrent de la lutte des forces en présence, et pour qui le choix naturel serait donc : supporter une tyrannie qui donne le calme et la sécurité., plutôt que de poursuivre des guerres qui n'apportent que dévastations et exigent d'innombrables victimes. Lors de l'occupation hitlérienne en Europe occidentale, à quiconque aurait .demandé aux habitants des territoires occupés s'ils. n'étaient pas pour une paix immédiate impliquant la suprématie allemande, il aurait certainement été répondu qu'il fallait bien s'accommoder du sort qui avait frappé le pays et qu'il fallait mettre fin le plus rapidement possible à la poursuite insensée de la guerre contre une Allemagne en toute hypothèse invincible sur le plan militaire. Ainsi pensaient, en ce qui concerne les· PaysBas, le président du gouvernement de ·Londres, M. de Geer, màis aussi son prédécesseur dans cette charge, M. Colijn, demeuré aux Pays-Bas, et qui n'était certainement pas à ranger parmi les « mous ». Ainsi pensaient en Belgique aussi bien le roi· Léopold III, patriote convaincu, qu'Henri de Man, pionnier de la social-démocratie aux idées internationales. Et Pétain et les siens, qui défendaient des conceptions semblables en ·France, exprimaient des sentiments qui, à l'époque, trouvaient certainement plus d'écho. dans la masse de la population que ceux qui, avec de Gaulle, l'incitaient à poursu1vr~ la guerre et à organiser .la résistance. Alors que les Allemands océupaient toute l'Europe, après une série de victoires remportées presque sans coup férir, une guerre, « qu'il n'était d'ailleurs plus possible de gagner sur· le . Bibli.otecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL . ' . ' . plan ·militaire », était pori~suivie par un <~ aventurier » •èomme Churchill; saçrifiant nori' ·sëulè-· me~t le peuple britanniquè, inais'·atissi le_sautres; peuples d'Europe, à son désir de· maintenir un impérialisme britannique sura1:lflé·et :·de sauvegarder· les privilèges des p~outoèrates du· Royau~ me-Uni qui se paraien(faussement du ··nofn.-•de· démocrates. C'est ainsi que les ·choses ·appa~· raissaient non seuleme~t dan·s la ··propaginde nazie, mais aussi à travers les ràisenneménts tortueux de tous ceux ·qui souhaitaient l.Ûle paix· immédiate, donc une capitulation - et ericote; ne l'oublions jamais, .dans le_s_app~ls,à la _paix tout aussi tortueux lancés de -Moscoûpar 'S.tàJipe et Molotov et repris par les ·communistes d~s territoires occupés, jusqu'au moment oq flitlef se tourna contre !'U.R.S.S. · Il est évident que la ~ituation actuell~ da~s-· le monde est tout à fait différente de .celle de. l'époque hitlérienne, mais lés ~ouvepirs -d.'une péri~de durant laquelle les tenants de la capi~- tulation et de la paix, de la paix par- la càpitulation, · tant dans les régions d'Europe éptoùvées par la guerre que parmi les isolationnistes·· et sympathisants du régime hitlérien ·aux Etats:• Unis, spéculaient au profit ·<ilesdespotes· -sur·-le· désir naturel de paix et de calme· -qui existe chez tout être humain - ces souvénirs doivent inci~er à_la réflexi?n tous ceux ·qui-veulent juger la situation au Vietnam en fonction: du critère selon lequel la paix est en toutes· -éirconstanées· le bien suprême. Ces souvenirs· doivent" égalèment f~ire réfléchir ceux qui s'imaginent que· la question est résolue ·dès lots qu'on -croit avoit établi que la grande majorité de la- population· du Sud-Vietnam désire la paix· par-dessus tout~· et que le mon~e ·n'a plus qu'à s'incliner .. * * * . i : j . . . LE VÉRITABLE_ CRITÈRE n'·est pas ce que Pon p~nse au V!~tnam (du· Nor1 ·ou· du· Sud); n1 ce que 1 on- pense en ·Asie du ·Sud-Est:_ ni dans le reste de l'Asie, -ni dans le tier~- monde. Et ce n'est certes pas ce qùe -l'on pense en Europe, car les .pays européens·; ·dans : lëursituation sur l'échiquier international, ont-pJrdti toute _aptitude à penser e? Jermes··de~politique mondiale, et ne sont domines que par des .r.éaations instinctives. · · . . . . Il est ~acile.de d~~rire~~Fs_!éactio~s._Il y ·a, en ·premier heu, 1 angoissfe dominante . d'une troisième guerre .mondiale; angoissé· telle' que 1'_01_n;1'ose mê1:11_e.plusaborqer le problème réel, celui. _de savon commen_tmener une politiqùe mondiale sans la laisser aboutir à une gaérre ... . .,

J. DE KADT g~éralisée. Car la dèuxième crainte - celle de la_puissante Russie qui, dans des circonst:ances déterminées, en viendrait malgré tout à faire usage de ses armes nucléaires - est si fo,;te que l'on n'estime possible une politique ~ondiale que si les ~usses y consentent. Tout comme le veto soviétique signifie la fin de toute politique aux Nations Unies, le « non » soviétique signifierait pour le reste du monde qu'il faut chercher une solution acceptable par les Russes. Dans cette conception, les fins de la politique mondiale sont réalisées sur le plan politique dès lors qu'un accord intervient entre Russes et Américains. Un tel accord s'avère-t-il possible, les Américains doivent s'incliner, sans quoi les Russes pourraient se sentir forcés de recourir aux armes nucléaires et la catastrophe mondiale serait inévitable. A-vrai dire, cette rationalisation des craintes et des instincts européens n'est pas totalement dépo~rvue de bon sens. En effet, dans la mesure où elle. -signifie que la politique américaine a des limites, et que l'on ne peut porter atteinte aux intérêts vitaux de• la Russie sans craindre d~ la pousser à des actes de désespoir - ce qui serait d'ailleurs aussi fatal à ce pays qu'au re_ste du monde, - un plaidoyer en faveur d'un~ politique américaine prudente et circons- ~t~, une politique qui ne soit pas guidée par l '. « arrogance de la puissance », mais uniquement par la conscience de la puissance et par uµ us.ageavisé de celle-ci, se .justifie parfaitement. Mais cela implique un examefl de chaque cas d'espèce, afin de déterminer si l'annonce par les Russes que leurs intérêts vitaux sont en jeu répond à la réalité ou relève d'un chantage. Il est possible, la crise de Cuba l'a prouvé, d'infliger un camouflet au prestige soviétique reposant sur le chantage sans porter atteinte aux intérêts vitaux de la Russie, et les Russes sont disposés à l'accepter. Ils l'ont même accepté au point de destituer l'homme politique responsable de cet échec : Khrouchtchev. Mais il ne faudrait pas en inférer qu'ils l'ont accepté jusqu'à renoncer désormais à leurs méthodes de chantage, ni en ce sens qu'ils s'abstiendront de donner à leur tour un camouflet aux Etats-Unis dans des régions, comme le Sud-Vietnam, où l'Amérique n'a pas d'intérêts vitaux directs à défendre, mais où son retrait ou l'acceptation d'un mauvais compromis revenant en fait à livrer le pays à un Etat communiste voisin, pourrait affaiblir la position des Etats-Unis dans le monde. Biblioteca Gino Bianco 3 On a dit que le conflit cubain n'avait pu être résolu de la manière que l'on sait que parce que la région en question est située dans la sphère d'influence directe des Etats-Unis. Les Soviétiques ont compris que les Américains ne pouvaient admettre une menace nucléaire dirigée de Cuba contre les Etats-Unis. Mais la présence ou l'absence des Américains au Sud-Vietnom n'étant pas essentielle à l'existence de leur pays, la poursuite de la guerre dans cette région doit les contraindre à lâcher prise. Le peuple américain finira par se lasser de supporter des charges militaires et de sacrifier ses fils pour des intérêts non essentiels. Et l'opinion tnondiale, à laquelle des sociétés ouvertes comme celle des Etats-Unis sont beaucoup plus sensibles que des sociétés fermées comme celle de la Russie soviétique, fera bien sentir aux Américains que leur présence au Sud-Vietnam suscite un tel antiaméricanisme qu'il est indispensable de décrocher si l'on ne veut être exécré partout dans le monde. Croit-on vraiment que l 'antiaméricanisme diminuerait si les Américains retiraient leurs troupes du Sud-Vietnam, livrant ainsi le pays au Vietcong et, partant, au Nord ? Non seulement on continuerait de prétendre qu'ils ont poursuivi durant toutes ces années une guerre horrible, mais on ajouterait que leur retrait ne fait que prouver la justesse de l'accusation selon laquelle ils ont mené une politique stupide et cruelle, qui a démontré de surcroît leur impuissance et le fait que leur appui n'est finalement d'aucune valeur. Les Américains devront apprendre à s'accommoder de l'antiaméricanisme, car c'est la conséquence inévitable de leur position de force. Les communistes et leurs partisans haïssent l'Amérique parce qu'elle leur barre la route qui mène à une domination mondiale. Les pays européens jadis maîtres du monde, tombés à présent au deuxième ou troisième rang, ne parviennent pas à comprendre leurs propres bévues politiques, mais traduisent leur jalousie et leur fierté blessée en une autre sorte d'antiaméricanisme, d'ailleurs tout aussi malveillant. Quant aux peuples de couleur qui, dans leur grande majorité, vivent dans les régions sous-développées, ils imputent leur impuissance aux Etats blancs en général, aux Etats-Unis en particulier, lesquels, en raison des difficultés qu'ils éprouvent à résoudre leur propre problème noir, peuvent être dépeints comme la nation raciste par excellence. Même si les Etats-Unis présentaient une société d'une perfection jamais atteinte, ces formes d'antiaméricanisme ne disparaîtraient qu'après un développement qui, poursuivi pen-

4 dant plusieurs· générations, aurait abouti .à l'instauration ·d'une dém0cratie universelle et au bien-être généralisé. Le monde est ainsi tait que toutes les fautes - et elles sont nombreuses - de la société· américaine, ·.et·.toutes· les fautes -- tout aussi nombreuses - de Ja politique américaine sont ·exploitées contre Je pays le ·plus puissant autant que- ses vertus en de nombreux domaines. Et ce sera d'autant plus vrai ·que les Etats-Unis perdront de leur puissance.. La -révélation de la faiblesse politique et militaire renforce l'aversion et l'espoir d'assister au déclin de· ce .que l'on hait, parce qu'on le craint et qu'on l'envie. C'est pourquoi même une dé/aite mineure dans un domaine non vital constitue un danger pour les Etats-Unis, ·parce qu'une défaite, fûtelle d'importance secondaire, entraîne immédiatement une perte considérable de prestige qui provoque à son tour la défection des rares alliés certains et des nombreux alliés douteux, et en général de tous ceux qui croyaient pouvoir trouver aide et protection auprès des Etats-Unis. * * * QUICONQUE comprend qu'une évolution vers une démocratie universelle n'est possible que sous l'égide des Etats-Unis (en tenant en respect les tentatives d'expansion des communistes soviétiques aussi bien que les tentatives nationalistes et racistes des communistes chinois et de leur partisans; visant à empêcher le développement pacifique, par une guérilla menée à l'échelle mondiale), comprend également que la lutte au Vietnam revêt une signification tout autre que celle d'une simple décision sur la forme· du futur gouvernement d'une petite contrée de l'Asie méridionale. La solution qui l'emportera en ce lieu sera d'une importance décisive pour la suite des événements historiques. Les nombreux ennemis et les rares ·amis de l'Amérique considéreront une défaite comme la preuve de l'impuissance démocratique à résister à la pression que continueront à exercer aussi bien les systèmes organisés du type du communisme ·russe que les forces ·chaotiques du· type nationaliste et raciste des Chinois, et cette pression ne pourra que croître après le succès obtenu. En effet, cette pression est en même temps de nature à influencer tous ceux qui prétendent accepter la démocratie, mais 1~ conçoivent comme une incitation .à capituler devant la violence, et -qui veulent remplacer la pacification du monde par une fuite vers le pacifisme, ·comme ils . Biblioteca Gino Bianc.o LE CONTRAT SOCIAL veulent remplacer .l'accrotssement des .richesse~ disponibles de la planèt~ et leur répartitioµ équitable entre tous les hommes pa~ une fu~te vers . le « socialisme ». de la .misère .collective-~ Mai~ quelles que soient les divergen~e~ entre. toutes èes orientations, quelle que soit _lah~e que les tenants- de l'une- épro-q.ventpour ceux de l'autre, elles sont unies pour. exe~cer ~r, les Etats-Unis, de l'extérieur ou de__l'i~térie~F_ même du pays,, une pression - 1es po:ussant. '.à capituler au Vietnam. Le résultat de la lutte au Vietnam n/es_tpas, répétons-le, d'une importance vitale pout · les intérêts essentiels de l'Union soviétique. Le fait que les Américains s'ocq1pent de ga!antir le type de gouvernement et d~ société qui pré-. vaudra au Sud-Vietnam dans un .proche avepir porte moins encore atteinte aux intérêts vitaux de la Russie que le fait qu'ils y soient parvenus, avec un certain succès, en Corée du Sud; car aprè~ tout, la Corée borde la Sibérie sovi~tique.. • Il en irait tout_ autrement si, par exemple, les Etats-Unis arrivaient à la conclusion :qu'ils ne peuvent ·admettre plus longtemps l'ingérence soviétique dans 'la formation de chaque cabinet finlândaîs - un fait que tous les pacifistes et démocrates de gauche trouvent normal, et ,contre lequel ils n'organisent jamais de manifestation - ·et si les Américains s'efforçaient alors de mettre sur pied en Finlande un gouvernement ouvertement antisoviétique (ce qui serait d'ailleurs conforme aux sentiments et aux désirs de la grande majorité du peuple finnois'), établissaient ensuite, 'à la demande de ·ce gouvernement, uné ·base de fusées située aussi près que possible de Léning-rad, afin de protéger le gouvernement ainsi constitué, et achevaient l'opération en plaçant dans la région quelques divisions américaines pour protéger cette base... En pareil cas - hypothèse théoriquement possible et qui se justifierait du point de vue moral ·- il est certain que l'Union· soviétique s'estimerait menacée et qu'elle irait jusqu'au bout pour détourner le danger. Mais que le Sud: Vietnam· soit absorbé .par le Nord communiste, ou qu'il devienne un Etat vietcong plus ou moins indépendant, donc procommuniste, ou au contraire un Etat neutre indépendant - calqué, par exemple, sur le modèle impuissant de la Birmanie, - ou encore qu'ff devienne un Etat proaméricain, du type de la Thaûande et des Philippines, cela n'est pas· d'importance vitale pour l'U .R.S.S. Mais il est évident que c'est important pour le prestige soviétique, dans le monde agité et divisé des différentes tendances du communisme et des extrémismes racistes et nationalistes qui

J.. DE KADT ·· sympathisent. avec elles. Car cela démontrerait une nouvelle fois (au cas où une solution du type américain triomph~rait) que l'appui soviétique se serait révélé ,insuffisant pour imposer des solutions du type soviétique. Ce qui détournerait de l'U .R.S.S. un .certain nombre d'Etats et de mouvements, ·qui s·e~ourneraient soit ve~s les Etat&-Unis,soit vers la Chine. Que la balance pénche en faveur du type chaotique et destructif du maoïsme ou, inversement, vers le type construc:tif de l'américanisme, en toute hypothèse· il .apparaîtrait une fois de plus que le modèle russe a dépassé tapogée de sa force d'attraction! On peut imaginer un « révisionnisme·» soviétique considérant pareille· solution comme une occasion, qui ne serait pas malvenue, de réorienter la politique russe. L'abandon d'une politique aventureuse,· la concentration sur les problèmes économiques, sociaux, politiques de la Russie proprement dite et de sa sphère d'influence en Europe orientale, un effort positif pour une normalisation des relations avec les Etats-Unis et avec les pays, européens et autres (notamment le Japon), de type industriel avancé, pourr~ent être considérés par un tel révisionnisme ·comme un gain substantiel, de même qu'il regarderait comme un gain mineur, mais bienvenu, de cesser les livraisons ·au NordVietnam et au Vietcong. Contrairement aux affirmations selon lesquelles l'Amérique devrait abandonner le Sud-Vietnam pour donner aux révisionnistes soviétiques les coudées plus franches dans leurs. efforts vers une coopération pacifique, toute analyse politique réaliste aboutit à la conclusion que l'on ne peut aider un , . . . .,. ,. rev1s~onn1smesov1et1que ser1eux que par une défaite russe indiscutable au Vietnam. La défaite relative des Russes à Cuba a eu pour• conséquence un affaiblissement de l'aventurisme communiste. Une autre défaite au Sud-Vietnam ne pourrait que fortifier les forces qui, à l'intérieur du communisme, sont opposées à tout aventurisme, surtout parce qu'elle signifierait en même temps une défaite pour l'aventurisme exacerbé de Mao et de Lin Piao. Inversement, une défaite des Etats-Unis au Vietnam ne stimulerait pas seulement l'aventurisme chinois, mais contraindrait également les Russes à intensifier leur concurrence avec le maoïsme dans le monde, favorisant ainsi l'aventurisme soviétique. On peut évidemment répliquer que l'extrémisme chinois rendrait inévitable une confrontation brutale entre les deux rivaux communistes, ce qui pousserait la Russie à s'orienter vers un compromis avec les EtatsUnis et avec le monde industriel. Biblioteca Gino Bianco · Quant à savoir .comment lé développement interne de la Chine va évoluer et quelles en seront les conséquences, c'est là une .question qui dépasse le présent essai, de même que la question de l'influence qu'exercera Vévolution de la-lutte au Vietnam sur la politique. chinoise (OIJ. peut également se demander si les relai.ions avec la Russie, par exemple, ne serajent pas fondamentalem~nt .transformées. dans l'hypothèse où les Chinois verraient dans l'action aipéricaine au Vietnam prétexte à interventio~, la guerre s'amplifiant. alors pour atteindre les dimensions d'un conflit direct· entre Chinois et Américains).· Il 'importe pourtant· d'aborder id quelques questions essentielles. Les événements de Chine peuvent ·se terminer par une ·victoire complète· des maoïstes. En ce cas, le pays sera à ·ce point affaibli - tant par les conflits internes que par les dommages que· -le maoïsme aura causés à son développement économique - qu'une intervention chinoise au Vietnam, si elle se produisait, ne constituerait pas un obstacle insurmontable à une victoire américaine. Mais il est extrêmement douteux que les maoïstes, qui considèreat !'U.R.S.S. comme leur principal ennemi, offrent aux Russes le plaisir d'une guerre sino-américaine. Jusqu'à présent, si la Chine a clairement donné à comprendre qu'elle entendait que la guerre se poursuive jusqu'au dernier Vietnamien, elle n'a nullement montré qu'il entrait dans ses intentions de s'engager totalement elle-même. Soit dit en. passant, cela justifie la conception selon laquelle une action américaine directe contre le Nord, dépassant largement l'ampleur des bombardements actuels, pourrait être entreprise si elle s'avérait réellement nécessaire à la consolidation de la sécurité militaire du Sud. Mais comme la suite de notre essai le montrera, une intervention plus poussée au Nord n'est pas nécessaire. Or il convient toujours de limiter dans toute la mesure du possible les opérations militaires pourvu qu'elles suffisent à atteindre les objectifs politiques voulus. Pour en revenir à la Chine, une victoire des antimaoïstes pourrait être celle de groupements qui souhaitent un rapprochement avec !'U.R.S.S., par conséquent un front commun en vue d'une défaite américaine au Vietnam. Mais l'étude des troubles en Chine amène à constater qu'il n'existe que des différences mineures entre les sentiments antirusses des maoïstes et des antimaoïstes, et que les divergences réelles sont d'ordre économico-social, d'une part, et ont trait à l'organisation et à

6 ·ta politique du Parti, d'autre part. Au point de vue de la politique mondiale, on peut considérer la Chine - surtout dans l'état de confusion qui y règne actuellement - comme un facteur secondaire dans le conflit vietnamien. Les facteurs essentiels demeurent les EtatsUiµs _etl'Union soviétique. Mais ce ne sont_pas l~s seuls. L'ensemble de la situation en Asie du Sud-Est et dans les régions voisines (qui englobent aussi bien la Corée, le Japon, les Philippines, Formose, que l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, la Birmanie, l'Inde, le Pakistan, l'Iran - et, bien entendu,. le Laos et le Cambodge, - mais aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande) est et sera affecté par la lutte au Vietnam, et surtout par son issue. Surtout par son issue, · car s'il est possible que certains clichés concernant la solidarité asiatique, le neutralisme, le pacifisme et l' antiimpérialisme règnent en maîtres sur ·l'opinion publique d'un certain nombre de pays asiatiques · aussi · longtemps que l'issue de la lutte· sera incertaine, et ·que les séquelles de l'ancienne doctrine de Sukarno -·- mettant l'accent sur les « ·nouvelles forces montàntes », sur le « vieux colonialisme impérialiste en voie de disparition »· - continuent de prévaloir,· la situation changera du tout au tout dès qu'il apparaîtra impossible de déloger les Etats-Unis de cètte ·région où ils sont en mesure de condamner à l'échec toute tentative d'extension de la sphère d'influence soviétique ou chinoise. En revanche, si les Etats-Unis s'estimaient satisfaits d'une « paix » qui s~rait en réalité un succès pour la guérilla comm_uniste, des doutes naîtraient de toutes parts, et à bon droit, quant à leur puissance et à la confiance qu'on peut mettre en eux. Alors les Etats plus.faibles (Laos, Cambodge, Thaïlanq.e,Birinanje; peut-être même le géant indien) succomberaient sous la pressio~ de la guérilla. Les Etats plus solides y verraient aveç raison une victoire soviétique et chercheraient _un rapprochement avec !'U.R.S.S. Et l'effet s'en. ferait sentir ·dans tout le reste du monde. Il ne s'agit donc pas de ce que les partisans conservateurs d'une victoire américaine au SudVietnam considèrent, d'une m_anièreun peu élémentaire, comme une action ayant pour but « de faire d'une pierre deux coups », mais d'un effet d'une portée beaucoup plus· grande, touchant aux formes du monde de demain : se groupera-t-il autour de l'Amérique ou autour de· la Russie ? L'avenir appartiendra-t-il. à des sociétés ouvertes, coopérant ensemble, ou à des soèiétés fermées qui, comme le montre l'exemple de !'U.R.S.S. et de la Chine, ne mènent pas . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL à la coopération, mais à une lutte pour-~ vi~ ou la mort? *· * * . . L 'AR~UMENT s~lon quoi la:· présence .a~é~- came en .Asie du Sud-Est, et _plus spectalement Paction militaire au Vietnam,. fait des communistes les seuls combattants de l'idéal national, les seuls à s'opposer au colonialisme et à l'impérialisme blancs, de sorte que la présence américaine dans cette région ne ferait qu'y favoriser le développement ..du communisme - cet argument serait pertinent s'il existait effectivement le moindre danger de colonialisme et d'impérialisme blancs ·dans cette partie de l'Asie. Dans ùn passé récent, les dangers impérialistes qui y sont apparus (après· le retrait des Anglais, des Français et des Néerlandais, ·auquel les Américains, plus que personne, ont contribué) ne sont ve!1USque ~e la Chine, pays asiatique, et de la Russie soviétique, pays semiasi_a_tiqueE_t.. !e nationalisme --:- du moins le nationalisme moderne, disposé à coopérer avec le re.ste du monde, non pas le communisme nationaliste, fer~é, hystérique et me~açant pour ses voisins -· ne peut_ se développer que si_ l'Amérique tient en respect la Chine èt !'U.R.S.S., tout en offrant le soutien matériel - et intellectuel nécessaire pour assllrer le développement à venir. Au surplus, l'Indonésie a d'ores et déjà dém~ntré qu'il est possible· de passer d'un nationalisme communiste hystérique à un nationalisme ·sain, à une époque où les Américains manifestaient leur << présence » au Vietnam et en Asie en .général. En revanè~e, on peut se demander si ce pays aurait pu réaliser cette transformation si les Américains s'étaient retirés, laissant_ainsi la voie libre aux Chinois et aux Russes, .ou sf le communisme· avait, déjà solidement pris pied en Malaisie - on se souviendra qu'il en a été chassé après une lutte de longue haleine contre les guérilleros, ce qui prouve combien il est difficile d'assainir un pays victime ·de -la guérilla, et explique du même coup pourquoi les Américains et les Sud-Vietnamiens sont encore loin d'avoir libéré une· population terrorisée et devront, dans les circonstances les plus favorables, poursuivre la lutte durant des années avant d'y parvenir. La réponse à cette question va ·de soi, tant pour Sukarno que pour Suharto : la · présence américaine est la condition de l' existence de nationalismes asiatiques sains. Une dernière remarque s'impose à ce sujet~ Dans un seul pays, le péuple a eu l'occasion

J. DE KADT de se prononcer sur l'action américaine au Vietnam par des élections libres dont l'enjeu était précisément cette action (à l'exception du Sud-Vietnam même, ov les élections ont été aussi libres que les circonstances le permettent) : il s'agit de l'Australie. Le gouvernement australien ayant envoyé des troupes au SudVietnam, toutes les considérations pacifistes et sentimentales jouaient donc en faveur d'un « retour de nos fils dans leurs foyers ». Or le ·parti travailliste, ayant fait de cette question l'enjeu principal des élections, subit une défaite qui, compte tenu de toutes les autres circonstances, ne peut être qualifiée que d'écrasante. Les milieux socialistes européens et ceux de }a « nouvelle gauche » en Amérique, qui ont certaines affinités avec les premiers, n'en ont tiré aucun enseignement. Au contraire, on continue à y afficher, pour ce qui est du Vietnam, ,. ' . , '. un extrem1sme a courte vue qui n engage a rien, qui est lié à l'antiaméricanisme et à des sentiments de sympathie pour tous ceux qui attaquent l'Am.érique, surtout lorsque cela s'accompagne· de slogans socialistes ou communistes. ·Mais c'est là un sujet qu'on ne peut ici que noter en passant. Bien plus importante est évidemment la théorie selon laquelle une coopération avec la Russie soviétique serait actuellement du domaine des possibili ié~, si seulement les Américains étaient as~ez compréhensifs pour se retirer du Vieth~m. · · Selon ladite théorie, « le monde communiste, et spécialement le monde rallié au camp de l'U.R.S.S., s'est mis en branle. Parti de la guerre froide, il va vers une coopération avec l'Amérique .dans de nombreux domaines. La guerre froide appartient au passé .i seuls un certain nombre de militaires bornés, de réactionnaires primaires ~t d'anticommunistes figés se refusent à l'admettre. Mais le gouvernement américain lui-même s'efforce de nouer de meilleures relations -avec la Russie, d'accentuer la détente générale, de mettre au point des traités interdisant les essais d'armes nucléaires, de prévenir l'extension de cet armement, d'étendre les relations commerciales et culturelles, de réduire ses troupes en Europe, et de faire disparaître progressivement l'O.T.A.N., devenu superflu. Le seul obstacle à cette marche vers un monde plus heureux est la lutte au Vietnam, qu'on n'ose pas liquider par entêtement, étroitesse d'esprit et manque du courage nécessaire pour reconnaître que l'intervention américaine a été une faute. » Tel est à peu près le raisonnement qu'on entend de tous côtés chez les tenants d'un arrêt des hostilités. Ce raisonnement est Biblioteca Gino Bianco 7 un exemple parfait de wishfut thinking, comme le prouve tout examen méticuleux de ce qui se passe non seulement dat).s les pays communistes, mais aussi partout ailleurs. Il faudrait, pour le prouver, un livre bourré de faits, de chiffres, d'analyses, d'arguments. On doit ici se borner à quelques considérations. Dans aucun des pays communistes ou ·totalitaires qui' leur sont apparentés, la structure totalitaire n'est affectée dans son essence ; nulle part on ne perçoit une évolution vers la société ouverte. Or seules des sociétés ouvertes, si profondes que soient par ailleurs les différences d~ nature et de structure qui les séparent, peuvent coexister en paix. Pour vivre en paix à côté d'une société fermée, une société ouverte pe~t se fier à sa force d'attraction, si elle est assez forte militairement pour repousser toute agression : dans son essence, elle n'est pas agressive. Au contraire, une société close ne se sent jamais en sécurité tant que subsistent à côté d'elle de . . , , . . puissantes societes ouvertes : pour maintenu son système, elle doit s'efforcer par tous les moyens d'en supprimer les points d'appui. L'agressivité des sociétés closes ne peut être tenue en respect que par l'existence dans le monde libre d'une puissance telle que toute agression entraînerait pour la société fermée un danger de' mort. La seule puissance militaire qui soit en mesure de mettre un frein à l 'agression du monde clos est celle des Etats-Unis. La « politique de paix » de la puissance dominante du monde fermé, l'U.R.S.S., n'est donc rien d'autre que l'une de ses nombreuses tentatives pour exercer sur l'Amérique une pression morale et politique telle que celle-ci en vienne à négliger ou à affaiblir sa défense. En faisant planer sans cesse la menace d'une troisième guerre mondiale - laquelle n'éclatera pas tant que la supériorité militaire des Etats-Unis sera un fait établi, - la Russie ne cherche qu'à spéculer sur la faiblesse des nerfs de certains qui peuvent devenir une force politique dans les sociétés ouvertes - et qui, par exemple en Europe, et surtout parmi le§..socialistes, représentent d'ores et déjà un poids non négligeable - tandis que dans les sociétés fermées, toute manifestation politique d'une pareille faiblesse des nerfs (elle s'y fait parfois jour, comme partout ailleurs) est réprimée par le système totalitaire. Le monde fourmille de mécontents et de révoltés, tant pour des raisons sociales que pour des raisons politiques ; la meilleure politique possible des pays libres ne pourrait leur donner satisfaction qu'au fil des générations - et la politique actuelle du monde libre n'est

8 certes pas la meilleure possible. Le monde clos se voit donc offrir sans cesse de-nouvelles chances de tirer parti des conflits qui en résultent, tout en suscitant lui-même un maximum de conflits afin d'exercer des pressions non seulement contre le monde libre, mais également à l'intérieur niême de celui-ci. A cela s'ajoute qu'une autre arme que le monde clos croyait pouvoir utiliser contre le monde ouvert : la supériorité de son économie planifiée, s'est finalement retournée contre lui. L'économie soviétique se débat en fait dans une crise permanente, et cela oblige les Russes à apporter au système des assouplissements que le• monde libre interprète à tort comme des signes de liberté, mais qui servent précisément à échapper à l'octroi d'une liberté véritable. Que ces assouplissements se révèlent finalement insuffisants pour remédier aux difficultés de l'économie totalitaire et pour répondre au besoin croissant de biens de consommation dans les Etats fermés les plus développés quant à l'industrie, c'est là une autre question, qui ne fait qu'augmenter les difficultés des dirigeants et rend plus impérative la nécessité où ils se trouvent, faute de pouvoir anéantir le monde libre par une agression militaire, de le miner par une politique spéculant sur le désir de paix et sur les sentiments de mollesse et de bienveillance qui existent partout. Contraint par l'échec de son système économique à élargir ses relations avec l'extérieur, le monde fermé exploite la cupidité des milieux d'affaires dans les sociétés ouvertes et tire parti du fait que celles-ci n'ont pas su organiser leurs échanges avec le monde fermé, en sorte que les gouvernements d'une part, les entreprises de l'autre, se font concurrence pour obtenir des commandes de l'Union soviétique et de ses satellites, .lesquels, pour leur part, ont tous organisé leur commerce extérieur. Ce mécanisme occasionne, lui aussi, des difficultés au monde fermé, parce que les communismes nationaux - attendent un traitement meilleur de la part de l'Union soviétique. Mais dans l'ensemble le processus, que le monde libre considère à tort comme une manifestation de.« polycentrisme » et le. témoignage d'une liberté croissante dans le monde fermé, est favorable à ce dernier qui reçoit ainsi du monde libre les aliments néces- . ' ~ . saires a son econom1e. Ce n'est que tout récemment que l'on a commencé à.comprendre en Amérique que le monde fermé reçoit également de la sorte ce qui est nécessaire au progrès de son armement. La mise sur pied d'un important système de dissuasion, qui immunise !'U.R.S.S. contre toute action offen- . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sive des Américains, n'est nullement un acte de défense, mais seulement une mesure tendant à permettre à ce pays de commettre lui-même des agressions impunies. En fait, les Russes ont utilisé la trêve que laissaient à leur économie les illusions de détente en Occident, pour poursuivre la course aux armements et s'efforcer de mettre en défaut les garanties américaines de protection de la paix. A l'heure actuelle, ils sont en mesure de pratiquer une politique de chantage et de commettre des agressions en Occident mieux qu'à l'époque où l'on a cru découvrir qu'une détente s'était produite et que la guerre froide touchait à sa fin. Quant à savoir ce que les Américains doivent faire à présent pour modifier cette situation, c'est là une autre affaire. Ce que nous voulions démontrer, c'est que le raisonnement selon lequel il suffirait de donner aux Soviétiques ce qu'ils désirent au Vietnam pour que disparaisse tout obstacle à l'établissement dans le monde d'une paix qu'ils souhaitent eux-mêmes, ne repose pas sur des faits, mais sur des illusions périlleuses et une autosuggestion trompeuse. La lutte continue. Sur tous les fronts, y compris au Vietnam. Et il faut poursuivre cette .lutte et la gagner. * * * ON EN REVIENT ainsi au Vietnam. Qu'y font donc les Américains et pourquoi se mêlent-ils de questions qui concernent l'Asie de l'Est et du Sud-Est? Faut-il rappeler que ce sont « ces Américains » qui ont délivré l'Asie de la menace japonaise? Outre les obligations générales de maintien de la société ouverte qui incombent à l'Amérique, celle-ci nous semble avoir des obligations particulières justifiant ses interventions en l'espèce. Et en matière politique, de telles obligations comportent également le devoir et le droit moral d'intervenir de façon intensive. On touche ainsi à la base politique et au fondement « éthique )> de la question. On peut évidemment combattre cette conception et reprocher aux Américains de jouer les « policiers » de la planète. Croit-o~ vraiment que le monde actuel soit un lieu si bien fréquenté qu'il puisse se passer de police? Malheureusement, il n'en est pas ainsi. Malheureusement aussi, il n~existe pas de police internationale, et les Etats-Unis ne sont pas en mesure d'en fournir une (à notre avis, jamais ils ne seront en état de le faire, mais

J. DE KADT le développement de cette idée nécessiterait tout un volume). On peut évidemment donner la préférence à un autre corps de police, qui ne peut être que soviétique ; c'est la seule alternative, la « garde rouge » des Chinois n'étant pas encore candidate, empêtrée qu'elle est dans sa pseudo-révolution culturelle. C'est entre ces deux possibilités qu'en dernière instance il faudra choisir, quelque respectables que soient les affirmations des partisans de la liberté selon lesquels il n'est nul besoin d'une telle police ; et suivant lesquels, pour ce qui est du Vietnam, on préfère à la force brutale la force de persuasion, non violente, du Vietcong et celle d'Ho Chi Minh. On a incontestablement le droit d'être de cet avis. Mais dans notre conception, ce corps de police doit être américain, même si un tel corps présente les défauts et les dangers inhérents à toute force de police. Les Américains sont intervenus directement dans les affaires du Vietnam après que la « force de police » française y eut fait faillite dans tous les domaines, tant politiques que « policiers ». Remarquons en passant que cette faillite rend assez risibles les sages leçons d'homme d 'Etat que distribue à présent de Gaulle pour la solution de la crise vietnamienne. La faillite française aboutit à la conférence de Genève, en vertu de laquelle le Nord fut livré à Ho Chi Minh à qui l'on faisait espérer en outre une mainmise prochaine sur le Sud, après des élections qui se seraient déroulées ultérieurement, suivant le schéma éprouvé dans les Etats totalitaires. La' population du Nord, . . . . , . communiste par soumission, se serait prononcee en masse pour la réunion du Nord et du Sud; la majorité de la population du Sud, sous la pression communiste, aurait voté de même; et dans la Fédération du Vietnam ainsi formée, l'instauration du régime totalitaire complet dans le Sud aurait suivi alors - selon des témoins dignes de foi, comme Giap et la presse communiste - le même processus amical que dans le Nord. En particulier, le million de NordVietnamiens (en majorité catholiques) qui ont fui vers le Sud, auraient alors reçu leur juste récompense, mais avec eux tous les patriotes vietnamiens qui ont lutté contre les Français pour la liberté de leur pays, non pour l'instauration d'un Etat policier communiste.· On comprend aisément que, devant la perspective d'une victoire totale, Ho Chi Minh se soit contenté d'un accord qui, par souci du prestige de la France, laissait subsister au Sud durant quelques années encore un Etat en perdition. Biblioteca Gino Bianco 9 Le prodige du Sud-Vietnam, c'est d'avoir transformé assez rapidement cet Etat fantôme, laissé derrière eux par les Français, en un véritable Etat indépendant, faible et déficient certes, mais attaché à son indépendance, repoussant le communisme et orienté vers la vie moderne. Un Etat qui commença par refuser de signer le traité de Genève - se refusant ainsi, tout comme l'Amérique, à reconnaître cette construction franco-communiste, ce qui, politiquement, lui ôta toute valeur - et par travailler à sa propre indépendance. Cette œuvre s'accomplit sous la direction du président Ngo Dinh Diem, qui s'appuya en tout premier lieu sur la minorité catholique, petite par le nombre mais importante par l'énergie et l'activité intellectuelle, dans un pays essentiellement bouddhiste, mais où le bouddhisme avait dégénéré en magie populaire et en indolence. Contre tout espoir, Diem réussit à mette fin au chaos suscité par des sectes qui formaient de petits Etats dans l'Etat, et par les communistes restés dans le pays avec mission de contrecarrer toute consolidation, et bientôt renforcés d'adeptes envoyés du Nord, avec lesquels ils s'efforçaient d'intimider la population par un terrorisme systématique. Dans cette œuvre, Diem reçut l'appui de patriotes sud-vietnamiens partisans de la modernisation, et même de bouddhistes sans cesse plus nombreux. Il bénéficia également du soutien des Etats-Unis, restreint au début à l'envoi d'armes devant lui permettre d'assurer la sécurité intérieure et d'un petit groupe d'experts civils et militaires. Si dès le début Diem avait pu disposer de ne fût-ce qu'un dixième de l'aide américaine envoyée par la suite, il aurait pu mener rapidement son œuvre à bien. Mais cette aide lui fut accordée parcimonieusement, encore que le rythme en fut assez rapide pour persuader les communistes du Nord et du Sud que leurs espoirs étaient vains de voir le pays tomber comme un fruit mûr entre leurs mains. Dès lors, le terrorisme communiste prit de l'ampleur ; il fut organisé dans des mouvements dont le Vietcong est le plus connu. Outre cette action de terrorisme, qui dans les villages les plus reculés devint presque irrésistible, les communistes s'efforcèrent de miner la position de Diem par des moyens politiques, et ils réussirent à mettre en branle un certain nombre d'agitateurs bouddhistes en utilisant l'opposition entre bouddhistes et catholiques. Mais les fautes que Diem put commettre, les avantages qu'il accorda à sa famille et à la

10 petite clique de ses amis, son refus de tenir compte, comme catholique fanatique, des sentiments des bouddhistes et de ceux des libres penseurs, l'isolèrent et le firent entrer en conflit avec une grande partie du corps des officiers. Les plans en vue d'assainir systématiquement les villages et de les protéger contre le terrorisme des Vietcongs ne pouvaient réussir, faute de moyens, bien qu'ils fussent justes dans leur conception et qu'ils aient été couronnés de succès en Malaisie. Il est vrai que là d'importantes troupes anglaises avaient participé aux opérations de nettoyage, alors qu'à cette époque les troupes américaines n'étaient pas intervenues au Vietnam. Les Américains n'envisageaient pas de fournir des troupes et ils étaient de surcroît mal informés, par des conseillers incapables, de la situation dans le pays. Ils soutinrent, au moins moralement, une révolte des officiers contre Diem, dans l'espoir que sa chute permettrait un large appui bouddhiste au nouveau régime, en même temps qu'une action plus efficace contre le terrorisme du Vietcong. Le 2 novembre 1963, Diem fut· assassiné par une clique militaire. La conséquence de ce coup de force ne fut pas une consolidation du pays et du gouvernement, une libéralisation du régime, un effort militaire plus poussé de l'armée et du peuple, comme l'avaient espéré les Américains. N'importe quel conseiller ayant quelque expérience politique aurait pu le prévoir, ce ne fur~nt que chaos complet, disputes sans fin entre cliques militaires, réduction des activités de l'armée, suppression de l'appui des catholiques, intervention toujours plus audacieuse des agitateurs bouddhistes et des conseillers communistes dissimulés dans leur ombre. En même temps, ce fut l'intensification du terrorisme vietcong renforcé par des effectifs nord-vietnamiens toujours plus nombreux. · Ainsi, la position du Sud comme Etat indépendant devint pratiquement désespérée. C'est dans ces circonstances que les Américains durent se résoudre à augmenter d'abord le nombre qe leurs « .conseillers militaires », puis, très rapidement, à faire intervenir des troupes. Il s~mblait alors que Vietcongs et Nord-Vietnamiens allaient conquérir tous les centres administratifs et occuper le pays. L'intervention des forces américaines para à ce danger. A nouveau, le Vietcong fut contraint à la défensive. Un gouvernement militaire put ·se constituer sous la direction d'un « baroudeur », le maréchal Nguyen. Cao Ky, énergique BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL mais -dépourvu d'expérience politique (que l'on songe à son éloge d'Hitler; ..), lequel, en coopération avec les Américains, parvint en un temps relativement court (il. arriva au pouvoir le 12 juin 1965) à remporter des succès marquants dans les domaines militaire, politique et social. be tous_.ces succès, le plus important fut sans doute d'avoir· inis fin à _l'agitation bouddhi~te en· démontra.nt que les agitateurs ne parlaient nullement au nom de la· grande majorité de la pqpulation et ne représentaie11:t· que dè petites sectes fanatiques. ··· . . . . Par la suite, il parvint à regrouper l~s· génér~ux sous une direction unique et à . déjouer leurs tentatives de constituer des poµvoirs. politiques dans des régions _isolées.Des m_ouvements de. sécession_dans le nord . du· Sud-Vietnam échouèrent. . . Mais surtout il réussit à· organiser ·des élections auxquelles par.tidpèrent., le 11 septembre 1966, plus de 5 millions des quelque 8. millions d'électeurs, cela en dépit du terrorisme et. des mots d'ordre d'abstention lancés par la -plus grande communa.uté.bo~ddhiste~ · . . . De tels.. faits prouvent que l'affirmation- du Vietcong suivant laquelle·· il n'occupe pas ·seulement la plus grande partie :du pays, mais domine également la majeure partie de la population, est un bluff. Près de 80 % des électeurs inscrits -prirent part aux élections, · 2 %· seulement d'entre eux détruisirent leur bulletin de vote; ·ils élirent un parlement composé de 120 députés parmi 500 candidats de toutes -tendances, à l'exception des partis communiste et neutraliste interdits. Les électeurs purent exprimer sincèrement leurs suffrages et le secret du scrutin fut respecté ; des milliers d'observateurs, notamment des journalistes, ont pu s'en assurer. Aussi bien ceux--qui· critiquaient le gouvernement que ceux qui étaient en faveur d'un gou- .vernement civil purent se présenter libr.ement. Dans quel pays du monde communiste, dans quelle dictature du tiers- monde peut-on ..se targuer· de pareil état de choses ? Au· surplus d'autres faits; nombreux, sont venus confirmer que la grande majorité du peuple sud-vietnamien,. y compris -les bouddhistes, ne tient nullement au Vietcong· ni ne souhaite une union avec le Nord. Faut-il jeter dans les bras du Vietcong , et du Nord-Vietnam un pays qui ré~git de la sort_e ? Sur le plan soci~l, de nombreuses réalisation~ ont pu être menées à bien avec l'aide américaine. Une ·grande partie de la popuJation venue de territoires terrorisés par le Vietcong. a été transplantée dans des régions policées· pa-r le

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==