P. PASCAL à rendre confiance aux populations. Et pourtant je me demande si J. Laloy a suffisamment tenu compte du sentiment d'échec éprouvé à ce moment par Lénine. La suite du livre, qui par endroits prend un accent pathétique, nous présente le dictateur en face de ses mécomptes : la révolution qu'on avait crue universelle enfermée en un seul pays, l'idée socialiste authentique soutenue par le seul parti bolchévik, la Russie affamée, ruinée, et son prolétariat presque disparu en tant que classe, les radieuses perspectives de L'Etat et la Révolution - sa brochure de 1917 - remplacées par les réalités de la bureaucratie, de la « vantardise communiste », du carriérisme, d'une « inculture semi-asiatique ». Malade, il passe le peu de temps qui lui reste à vivre à chercher à ces plaies des remèdes qu'il sait ne pouvoir obteni~ un effet qu'à longue échéance : « Etudiez ! » - « Il faut apprendre à travailler ( ...) au lieu de fabriquer des plans ... » - « Prendre le meilleur de la science occidentale et américaine, voilà la tâche primordiale » ; ou bien des remèdes qui n'en sont pas : élargir le Comité central, fondre le commissariat de l'Inspection ouvrière et paysanne avec la Commission de contrôle du Parti ... La chronique de ces derniers mois, tragiques par la lucidité du malade et son impuissance à se faire même écouter, est à lire dans le Journal des secrétaires de service auprès de Lénine (21 novembre 1922-6 mars 1923) et l'étude de M. Lewin qui lui sert d'introduction dans les Cahiers du monde russe et soviétique d'avril-juin 1967, pp. 264-328. Il est difficile de ne pas prendre au sérieux le « pour de bon et pour longtemps » de Lénine à propos de la nep, quand il fonde l'espoir de survie de son œuvre sur « une bonne culture bourgeoise », sur la coopération, sur un meilleur respect des nationalités et sur l' électrification. Et comme il fait appel, finalement, à l'instruction, à l'honnêteté, à ceux qui « ne prononcent aucune parole contre leur conscience », bref aux qualités morales des individus, lui qui jadis ne connaissait d'autre morale que l' « intérêt du prolétariat », J. Laloy est en droit de se demander un instant si Unine n'a pas été, au dernier moment, « presque malgré lui », ramené à une morale « relevant de ces valeurs éternelles dont [il] niait l'existence et qui lui paraissaient le principal obstacle au progrès ». Mais non ! Unine, malgré cette « étincelle d'humanisme », est resté fidèle jusqu'au bout à ses conceptions fondamentales. Il avait fait son choix dès l'adolescence : affectueux, aimant Biblioteca Gino Bianco 15 la nature, sensible à la musique, sociable et gai, il avait employé l'énergie de son caractère, sa volonté puissante, son intelligence avide de précision, à refréner sa sensibilité, afin d'être tout entier au service de la révolution. Car le service de la révolution, pensait-il, exigeait l'adoption d'une doctrine rigoureuse exempte d'utopisme et d'idéalisme, d'un socialisme scientifique qui ne pouvait être que le marxisme. Dès lors, la société humaine lui était apparue comme mue nécessairement par des forces matérielles snr lesquelles ne pouvait agir qu'une collectivité scientifiquement organisée et possédant la science des lois de ces forces. La plus puissante de celles-ci, actuellement, était la lutte de classes, et la collectivité appelée à la diriger serait le parti du prolétariat. Ce Parti destiné à être le moteur de la révolution qui transformerait l'humanité et, mettant fin au régime des classes, instaurerait sur la terre une sorte d'âge d'or, Lénine l'avait bâti. Pour jouer son rôle, il devait incarner et maintenir l'unique doctrine vraie ; il devait être centralisé et discipliné comme une armée. Une pareille conception entraînait la condamnation de toute pensée ou action non socialiste, d'abord, puis socialiste mais non bolchévique, et la création d'un Etat bolchévik hostile à tout le reste du monde, et dans cet Etat l'établissement d'une dictature de plus en plus étroite et fermée, de plus en plus arbitraire. D'où les vices dénoncés finalement par Lénine. J. Laloy indique plusieurs _fois, au cours de son exposé, les enchaînements qui ont conduit Lénine, de son choix premier, par le Parti « absolu », à l'Etat totalitaire. Mais, comme dans son précédent ouvrage, il ne se résigne pas à l'état de choses constaté. Dans Entre guerres et paix, il y avait toute une troisième partie où il recherchait de façon aussi concrète que possible les moyens de parvenir à une véritable société des nations. Dans le Lénine, il ne s'agit que d'une vingtaine de pages de conclusion. Mais soyons sûrs qu'ici comme là nous avons dans ces considérations terminales le fruit de la réflexion la plus poussée et la plus originale de notre historien philosophe. En substance, il se demande ici - l'ambition étant légitime, au stade de civilisation où nous sommes, de travailler à organiser une société plus raisonnable, à laquelle conviendrait le nom de socialiste - si le. résultat ne serait pas plus facilement obtenu e~ partant de principes tout autres que ceux de Lénine. D'un socialisme qui place dans l'histoire la fin dernière de l'homme, et par conséquent aboutit à ériger la nation, la société, l'Etat, en absolus,
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