Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

S.HOOK justifier en invoquant un état de choses qui autre/ois avait causé encore plus de malheur et de souffrances et qui, de plus (comme la révolution industrielle en Angleterre), ne résultait pas d'une politique. A lire certaines analyses des suites de la révolution d'Octobre, on est frappé par l'espèce d'insensibilité morale que reflète l'incapacité de distinguer les effets d'une politique, d'une action sociale volontaire, et ceux d'actes involontaires. Lè problème posé ici n'est pas celui d'un quelconque manque de clairvoyance, des erreurs d'appréciation des conséquences d'une politique donnée. Il ·s'agit des bases mêmes du calcul. C'est ainsi que dans la Critique de la tolérance pure publiée· en 1965 par MM. Wolf, Moore ét Marcuse, on peut lire notamment, sous la signature de Barrington Moore Jr_ : .... Il faut mettre en balance les victimes d'un règne de terreur et les conséquences du maintien du statu quo, lequel peut impliquer un taux élevé de la mortalité dû à la maladie ou à l'ignorance - ou encore, à l'autre bout de l'échelle, un défaut de surveillance de l'emploi de moyens techniques très puissants. (On ne peut s'empêcher de penser ici aux 40.000 décès causés chaque année aux Etats-Unis par les accidents de la circulation. Comment jugerions-nous un régime qui mettrait à mort 40.000 personnes par an?) L'auteur s'attend sans doute que nous le jugions sévèrement. Autrement dit - si je le comprends bien - il suffirait que le nombre des exécutions descende à 20 .000 pour que le régime en question soit moitié moins mauvais, mais aussi moitié meilleur que celui où les accidents de la route font 40.000 morts ... La parabole du tapis volant permet de saisir l'absurdité, voire l'incongruité de cette argumentation. Un inventeur nous propose une version moderne de ce moyen de locomotion : son tapis n'a besoin d'aucun carburant, il va partout à la vitesse voulue; jamais accidenté, jamais démodé, il s'enroule et se range dans un placard. Comparées à cette merveille, nos voitures du rr siècle sont antédiluviennes. Enfin, les prétentions de l'inventeur sont modestes : il ne demande que 10.000 vies humaines. Pourtant nous hésitons, ce qui l'étonne : « Comment, s'écrie-t-il, vous qui consentez à payer de 40.000 vies un outil aussi inefficaceque l'automobile ... » Rien n'y fait, nous refusons. Même si la route devait rester indéfiniment aussi meurtrière, nous ne nous considérerions pas comme des bienfaiteurs du genre humain si nous consentions à payer le prix demandé. Nous serions des assassins, puisque ces 10.000 hommes mourraient du fait de notre libre décision. Il y a bien d'autres raisons de rejeter l'alternative proposée, mais celle-là suffit. En effet, si jamais Biblioteca Gino Bianco 21 nous nous laissions acculer à un choix de ce type - ou le maintien du nombre des accidents mortels ou le sacrifice délibéré d'un nombre déterminé d'êtres humains pour éviter des accidents futurs, - nous serions à la merci du premier homme providentiel ou aventurier politique venu, qui tenterait par la terreur de nous épargner les erreurs, les accidents, les loupés de la vie quotidienne. Or dans le monde historique réel, rien ne garantit qu'en sacrifiant les libertés - et surtout celle de critiquer - on obtienne l'efficacité, l'élimination des fausses manœuvres. Certaines des sottises monumentales commises par les dictatu~es -. et qui souvent leur ont été fatales - n'ont pu germer qu'à la faveur du culte de l'efficacité, de la personnalité ou de l'infaillibilité du Parti, et du silence imposé parallèlem_ent à la critique. Autre lacune dans les arguments de ceux qui comparent les maux de la révolution industrielle dans les pays communistes à ceux qui sévissaient en Occident. Ils ne tiennent aucun compte d'un facteur de la plus haute importance : la présence - ou l'absence - de la démocratie. C'est grâce au libre jeu des mécanismes démocratiques qu'ont été dévoilés d'abord, puis réduits et réglementés les abus de la révolution industrielle dans les pays occidentaux, enfin abolis les maux les plus scandaleux. Marx lui-même a rendu hommage à la probité des inspecteurs anglais du travail (hommage qu'on s'explique d'ailleurs mal si l'on s'en tient aux principes marxiens de l'éthique), dont les rapports circonstanciés sont à l'origine de la législation sociale qui a mis fin aux excès de la révolution industrielle. Qu'il se soit agi d'~xcès ne fait guère de doute : les rapports étaient tout naturellement axés sur les abus plutôt que sur les pratiques courantes. Une presse, une littérature, un parlement libres de s'exprimer ont fait connaître dans le monde entier les pratiques inhumaines de l'industrie nouvelle. Il n'en a jamais été de même dans les pays communistes. Si on est fort mal informé des conditions dans lesquelles s'y est déroulée l'industrialisation, c'est en partie parce que dans ces pays il n'existe ni un organe indépendant du pouvoir qui se chargerait de les décrire ni les moyens de diffusion qui permettraient de faire connaître les témoignages directs qu'on pourrait recueillir. Mais en partie aussi à cause de la terreur politique, qui éclipse les souffrances et les privations de la vie de tous les jours. Il ne s'est pas trouvé de journalistes sur place pour décrire les mains des enfants employés dans les soieries de Tachkent ()u la

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