Le Contrat Social - anno V - n. 1 - gennaio 1961

.. revue historique et critique Jes /aits et Jes idées JANVIBR 1961 B. SOUVARINE JANE DEGRAS ........ . LÉON EMBRY ......... . AIMÉ PATRI ........... . K. PAPAIOANNOU ..... . FRANCIS CARSTEN .... . - bimestrielle - Vol. V, N° 1 Le national-socialisme soviétique Sur l'histoire du Comintern La colonisation dans l'histoire Saint-Simon et Marx L'histoire au tribunal Rosa Luxembourg L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. GOLDHAGEN ....... . E. DELIMARS .......... . Chimères et réalités du communisme Statistique et propagande QUELQUES LIVRES LUCIENLAURAT: « L'Accumulation du capital» Comptes rendus par E. DELIMARS, YVESLÉVY., PAULBART0N,L:éON EMBRY, AIMÉ PATRI, CLAUDE HARMEL, Luc GUÉRIN INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS B1blioteca Gino s·anco·

• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MAI 1960 · B. Souvarine La quintessencedu marxisme-léninisme Paul lgnotus La Hongrietrois ans après W. Griffith Situation du révisionnisme B. Aumont France et URSS: économies comparées Léo Moulin Originesdes techniques électorales Richard L. Walker Regardssur la Chine * Points d'histoire récente Staline et Trotski SEPTEMBRE1960 B. Souvarine Vent d'Est Richard L. Walker Le culte de Mao Michel Collinet Saint-Simon et l'évolution historique Léon Emery Tolstoï et /'ère des masses Naoum lasny Revenusdes paysans et des ouvriers en URSS Paul Barion Une tranche de vie soviétique * TH~ODORE JOUFFROY COMMENTLESDOGMESFINISSENT \ JUILLET /960 B. Souvari ne Khrouchtchevrévisionniste N. Valentinov Léninephilosophe Yves Lévy Les partis et la démocratie K. Papaioannou Marx et rÉ.tat moderne E. Delimars Difficultésde l'agriculture soviétique Alex lnkeles Les nationalités en URSS Daya Des valeurs essentielles en politique Raoul Girardet Sur la guerre subversive NOVEMBRE/960 B. Souvarine Ombres chinoises W. W. Rostow Croissancedes nations Altiero Spinelli Démocratie et nationalisme Michel Collinet Saint-Simon et la « société industrielle » V. A. Maklakov Tolstoï et le bolchévisme S. Lochtin La guerre dans le roman soviétique , * L~ON TOLSTOI LIBERTÉ. ET NÉCESSITÉ. Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de I' Unlverslté, Paris 7e Le numéro : 2 NF

• .. k COMllil J()(JjJ revue lti1tori1JHet critÎIJHeJn fait I et Jes idées JANVIER 1961 VOL. V, No 1 .. SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . LE NATIONAL-SOCIALISME SOVIÉTIQUE. . . . . . . . 1 Jane Degras . . . . . . . . . SUR L'HISTOIRE DU COMINTERN . . . . . . . . . . . . 5 - Léon Emery . . . . . . . . . LA COLONISATION DANS L'HISTOIRE......... 13 Aimé Patri . . . . . . . . . . SAINT-SIMON ET MARX. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 K. Papaioannou . . . . . L'HISTOIRE AU TRIBUNAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Francis Carsten . . . . . . ROSA LUXEMBOURG . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 L'Expérience communiste E. Gold hagen ....... . E. Delimars Quelques livres Lucien Laurat E. Delimars CHIMÈRES ET RÉALITÉS DU COMMUNISME STATISTIQUE ET PROPAGANDE .............. . L'ACCUMULATIONDU CAPITAL ......................••.. LES MOUVEMENTSNATIONAUX CHEZ LESMUSULMANSDE RUSSIE. - Le « SULTANGALIÉVISME » AU TATARSTAN, d'A. BENNIGSEN et CHANTAL QUELQUEJAY........ . 38 45 50 52 Yves Lévy . . . . . . . . . . . LECULTE DE NAPOLÉON1, 815-1848, de J. LUCAS-DUBRETON 54 Paul Barton.......... L'OUVRIER D'AUJOURD'HUI, d'ANDRÉE ANDRIEUX et JEAN LIGNON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Léon Emery . . . . . . . . . MYTHES ET RÉALITÉS DE L'IMPÉRIALISME COLON/AL FRAN. ÇA/S, d'HENRI BRUNSCHWIG ................. ; .. . . . 57 Aimé Patri . . . . . . . . . . KARLMARX DEVANTLE BONAPARTISME, de M. RUBEL..... 57 HISTOIRE ET UTOPIE, d'E. M. CIORAN ............ _..... 58 Claude Harmel . . . . . . MÉMOIRESIMPERSONNELS, de LÉON EMERY. . . . . . . . . . . 59 Luc Guérin . . . . . . . . . . SEIGNEURIE FRANÇAISE ET MANOIR ANGLAIS, de MARC BLOCH . . • . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 -- LA TERREURNO/RE, d'ANDRÉ SALMON . . . . . . . .. . . . . . . 61 Dans les revues • Livres reçus . Bibli teca Gino Bianco

, OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. 1. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf d Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte d Proudhon Parist Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Mémoires i_mpersonnels Lyont Les Cahiers librest 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Dimensions de la conscience historique Paris, Librairie Pion. 1961. Denis de Rougemont : L'Aventure occidentale de l'homme Paris, Editions Albi.n Michel. 1958. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris,. Éditions Pierre Horay. 1957• . , Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave (1937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel .Collin·et : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Parist Le Livre contemporain. 1957. , P-aul Barton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1.930-19_57) Paris, Librairie ·Pion. 1959. Biblioteca Gin0 Bianco

rev11e'1istorÏIJUet criti'}ue Jes /ait1 et Je1 iJée1 Janvier 1961 . Vol. V, NO 1 LE NATIONAL-SOCIALISME SOVIÉTIQUE par B. Souvarine PLUS DE VINGT ANS ont passé depuis que le p:a.rticommuniste de l'URSS a proclamé la réalisation du socialisme comme un fait accompli dans l'ancien Empire de Russie. Dès 1932, sous Staline, la 17e conférence du Parti tenait pour achevées les «bases» du socialisme; dès 1939, sous Staline encore, le XVIIIe Congrès annonçait le dépassement du socialisme, la société soviétique entrant alors, paraît-il~ dans la phase transitoire et prometteuse qui doit aboutir au communisme. Mais à mesure que le temps s'écoule, il devient de plus en plus difficile de savoir en quoi consiste réellement ce socialisme. Si l'on consulte les ouvrages de références qui, successivement, ont fait autorité au «pays du socialisme», la définition du socialisme y apparaît de plus en plus longue et confuse, laborieuse et diffuse, embarrassée et embarrassante : la dernière en date, celle de la 3e édition de la Petite Encyclopédie Soviétique (1960), occuperait une dizaine de pages de la présente revue. Il serait instructif de comparer les principales définitions entre elles - beau sujet de thèse pour un doctorat en marxisme-léninisme. On n'abordera pas ici un travail d'aussi longue haleine. Marx et Lénine sont largement mis à contribution par les zélateurs attitrés du régime soviétique, mais de façon à mettre certaines de leurs idées abstraites au service de la pratique, nulle- • ment pour accorder la pratique à la doctrine. Les théoriciens reconnus ont dit et répété que le socialisme postule la suppression des classes sociales. Leurs singuliers disciples préfèrent passer sous silence ce point essentiel et continuent ~ prôner la dictature du prolétariat, identifiée Biblioteca Gino Bianco · au pouvoir absolu qu'exerce l'oligarchie du Parti. Mais puisque «la dictature du prolétariat est le prolongement de la lutte des classes sous de nouvelles formes », magister dixit, on se demande entre quelles classes se livre une telle lutte dans une société sans classes. La question ne sera pas posée, ouvertement du moins, dans le monde du «socialisme » à la Staline, tant que les détenteurs de la vérité révélée n'auront pas jugé utile de faire acte « révisionniste » au nom de leur orthodoxie changeante. En attendant, il y a lieu de prêter attention à certains phénomènes caractéristiques de ce socialisme soviétique qui ne ressemble à rien de ce que les pères fondateurs ont prédit durant un siècle. L'AN DERNIER, le 10 janvier, une résolution du Comité central du Parti publiée dans la presse de l'URSS traitait des «objectifs de la propagande» et de «l'action idéologique». Elle fit en son temps un grand bruit, bientôt assourdi dans le tumulte général de l'époque, mais elle mérite d'être non pas relue, car elle n'est pour ainsi dire pas lisible, mais quelque peu ·parcourue par endroits, sans qu'il soit besoin d'aller jusqu'à mi-longueur (elle mesure environ 3 mètres 75 en petit texte serré dans la Documentation Française, n° 211, du 25 févr. 1960). Pour qui sait regarder ce genre de choses et les comprendre, elle renseigne sur le socialisme soviétique mieux que ses auteurs ne l'imaginent. Le difficile est seulement d'en extraire des passages assez brefs et significatifs parmi des répétitions interminables rédigées dans un jargon spécifique.

2 On apprend par cette encyclique : « Dans la période de l'édification intensi':e ~e 1~ ~ocié~é communiste dans notre pays, 1action ideologique du Parti, et surtout son domaine capital - la propagande du Parti, - revêtent une importance exceptionnelle. Il devient nécessaire, voire vital, que tout_Soviétique se pénèt~~ de la ~~nception commuruste du monde, qu il acquiere les principes du marxisme-léninisme, une notion approfondie de la politique du Parti », etc. « La vie quotidienne in~crit s~s , cess~ de nouv~lles victoires au palmares de 1ideologie communiste, laquelle a envahi maintenant les esprits de centaines de millions d'individus », etc. « En URSS, le socialisme a triomphé non seulement totalement, mais encore définitivement (...) Les succès de portée mondiale et historique enregistrés par notre pays, ainsi que des perspectives d'avenir encore plus prestigieuses, inspirent les hommes soviétiques, ouvrent de nouvelles possibilités à l'essor de l'éducation communiste de notre peuple tout entier» ... Telles sont les principales affirmations, et les plus intelligibles, maintes fois réitérées avec de menues variantes dans la première partie du document que couronne une série de constatations optimistes : « Après les XXe et XXIe Congrès du Parti, la vie idéologique du pays connut un sensible regain d'activité et s'éleva à un niveau supérieur. La propagande de l'idéologie communiste revêtit un caractère plus vivant et plus varié, elle devint plus active, son rôle organisateur et mobilisateur grandit. On se mit à approfondir les œuvres de K. Marx, F. Engels, V. I. Lénine, les décisions des Congrès et des assemblées plénières du Comité central, on publia un certain nombre de livres généralisant la pratique de l'édification socialiste, ainsi que d'utiles manuels du marxisme-léninisme», etc. La suite mentionne en détail et avec éloges tous les progrès du « travail idéologique » et tous les mérites de ceux qui l'ont mis en œuvre, jusqu'à ce tournant abrupt : cc Néanmoins le Comité central estime que la propagande orale et écrite comporte encore de graves déficiences. Le principal défaut de la propagande du Parti demeure encore et toujours son éloignement de la vie, des problèmes concrets de l'édification du communisme.» * )f. )f. AVANT d'en venir aux cc déficiences», on doit se demander pourquoi et comment le socialisme réalisé cc totalement » et « définitivement» dans les conditions radieuses ci-dessus formulées exige une propagande, une « action idéologique » d'une « importance exceptionnelle ». Les bienfaits du socialisme ne sont-ils pas plus convaincants que les p_~roles, que les livres, que les décisions de congrès ? L'évidence at-elle besoin d'autres preuves que l'évidence LB CONTRAT SOCIAL elle-même ? Et peut-on démontrer le mouvement mieux qu'en marchant ? En effet si l'on s'en rapporte à la toute dernière définition · officielle du socialisme, celle de 1960 dans la Petite EncyclopédieSoviétique, le socialisme s'impose pour les irrésistibles raisons suivantes : Le socialisme se substitue au capitalisme, parachevant la préhistoire de l'humanité dont il inaugure l'histoire authentique. Le socialisme est un ordre social où sont liquidées les classes exploiteuses et l'exploitation de l'homme par l'homme, supprimée la propriété privée et établie la propriété collective des moyens de production, organisé le développement planifié de l'économie nationale, en vertu de quoi se réalisent un progrès économique ininterrompu et inaccessible au capitalisme, des rythmes élevés de croissance des forces productives et la satisfaction de plus en plus pleine des besoins matériels et spirituels constamment accrus des membres de la société. Le socialisme garantit à tous les membres de la société le droit au travail, à l'instruction, au repos, à la sécurité dans la vieillesse, il liquide l'inégalité de la situation sociale des femmes, supprime l'oppression nationale, attire des millions de membres de la société à la direction de l'État et crée un authentique pouvoir populaire des travailleurs. Le socialisme supprime les causes économico-sociales des guerres ; sa nature même comporte les conditions de l'épanouissement pacifique de la société, du développement de l'amitié et de la collaboration entre les peuples. La santé physique, le bien-être matériel et la longévité de chaque membre de la société sont l'objet d'un souci particulier dans la société socialiste ... Cela continue ainsi sur dix colonnes in..:.quarto, soit environ 35 décimètres carrés (on ne saurait donner quelque idée de ces proses autrement qu'en termes quantitatifs). L'échantillon suffit à montrer que les félicités inhérentes au socialisme sont ou devraient être assez pe~suasives pour rendre superflues la propagande, « l'action idéologique ». Comblé de tous les avantages désirables, satisfait dans ses aspirations matérielles et spirituelles en croissance constante, assuré de jouir de tous les droits possibles auxquels s'ajoute la sécurité dans la longévité, l'homo sovieticus at-il besoin d'être tant catéchisé ? OR, dit la résolution citée, « en règle générale la propagande orale et écrite pèche encore par l'absence de caractère concret et percutant, elle revêt souvent une forme abstraite, purement livresque., se limitant à des appels et slogans d'ordre général (...) ; l'accent principal est placé sur la ,mémorisation mécanique de formules livresques (...) La lutte pour l'application pratique du principe " pas de pain pour ceux qui ne travaillent pas ", la lutte contre les fainéants et les vestiges d'éléments parasites qui veulent vivre aux dépens de la société sans rien lui donner en échange n'occupe pas la place nécessaire dans le travail de propagande. La propagande orale et écrite ne diffuse pas assez le sens théorique et pratique profond des mesures adoptées par le P~ (...) ; les germes de ce qui est nouveau et

B. SOUVARINE communiste sont mal implantés et mal répandus dans la vie de notre société... «Il arrive que le travail éducatif et idéologique explique médiocrement et parfois maladroitement les avantages du socialisme, que soient mal utilisées dans tous les domaines de la vie publique les remarquables réalisations de notre patrie destinées à éduquer les hommes soviétiques dans l'esprit du patriotisme soviétique et de la fierté nationale (...) Les adversaires du socialisme intensifient la propagande du mode de vie capitaliste, de l'idéologie réactionnaire du cosmopolitisme( ...) Il est inadmissible de sous-estimer la théorie, ·d'ignorer les cas où les questions administratives, les problèmes économiques concrets, la politique courante sont exposés et étudiés superficiellement, sans interprétation intelligente... «Un autre défaut grave de la propagande du Parti réside en l'étroitesse de sa sphère d'influence, en la faiblesse de ses contacts avec les masses, ainsi que dans sa forme d'expression souvent inaccessible (...) Certaines fractions de la population se trouvent en dehors de l'action idéologique et politique quotidienne (...) Les mesures massives visant à atteindre les larges couches de travailleurs sont rarement bien, voire parfois mal, appliquées (...) On ne s'attache ni suffisamment, ni systématiquement à rendre accessibles et populaires les conférences, causeries, comptes rendus, articles, brochures, études politiques (...) Les déclarations des propagandistes portent parfois l'empreinte de la médiocrité, de la sécheresse et de l'indigence, elles n'intéressent ni les auditeurs ni les lecteurs ... · «Les nombreuses lacunes dans la propagande du Parti s'expliquent par un certain retard que les spécialistes des sciences sociales accusent sur la pratique de l'édification communiste et les tâches du travail idéologique. Nombre d'économistes, de philosophes, d'historiens et d'autres savants n'ont pas éliminé le dogmatisme, ne conçoivent pas la vie avechardiesse et initiative (...) Les Instituts des sciences sociales de l'Académie des Sciences et l'École supérieure du Parti auprès du Comité ·central, les revues théoriques, nombre de chaires de sciences sociales dans les établissements supérieurs ont encore peu de contacts avec-la vie des organisations du Parti et n'apportent pas toujours une aide active et pertinente en matière de travail idéologique... «Une grande partie des militants responsables du Parti, des soviets, .des services administratifs et économiques ne participent pas personnellement à la propagande, oubliant qu'ils devraient s'efforcer sans relâche de rehausser leur propre niveau idéologique, maintenir un étroit contact quotidien avec les gens, expliquer activement aux masses les grandes idées du marxisme-léninisme, mobiliser les travailleurs afin d'appliquer dans la vie la politique du Parti, oubliant que tout cela compte parmi les qualitéslfondamentales et les obligations essentielles de tout comBiblioteca Gino Bianco 3 muniste, à plus forte raison d'un chef communiste.» Sur ce, prend fin le premier quart de l'interminable résolution qu'il a fallu, non sans peine, constamment abréger pour n'en retenir que les quelques lignes les plus explicites. Après quoi «le Comité central décrète» une série de mesures qui doivent tout changer pour le mieux. Elles composent les trois autres quarts de ce texte aussi monotone que catégorique. Là aussi, il faut abréger, se borner à ne retenir que quelques lignes, au grand dommage d'une démonstration qui se dégage de la pauvreté comme de la répétition fastidieuse des formules. * ...... E TEMPS n'est plus où l'infrastructure économi- L que déterminait immanquablement la superstructure intellectuelle, juridique et morale. Ce dogme a vécu. Sous le socialisme soviétique, tout dépend de la propagande, du travail idéologique (et des précautions disciplinaires). «La tâche essentielle de la propagande du Parti consiste à expliquer en profondeur et sous tous leurs aspects les idées du marxisme-léninisme, à montrer comment elles sont appliquées dans la vie au cours de la lutte du Parti pour la victoire du socialisme et du communisme dans notre pays, à enseigner comment utiliser dans une activité pratique le patrimoine théorique accumulé par le Parti», etc. «Dans l'ensemble du travail idéologique une place prépondérante doit revenir à la lutte engagée pour que soit strictement appliqué à l'égard de ceux qui s'abstiennent de participer à un travail socialement utile le principe selon lequel " qui ne travaille pas ne mange pas" (...) Il faut faire en sorte que la propagande comporte moins de verbiage politique ... «Il incombe à la propagande de montrer à l'aide d'exemples éclatants et vivants les avantages du régime socialiste et de l'idéologie marxisteléniniste (...) Il faut combattre impitoyablement certaines manifestations d'apolitisme, de nationalisme et de cosmopolitisme que l'on rencontre encore dans notre réalité soviétique, les .survivances du passé : mépris du travail et du devoir social, dilapidation de la propriété publique, bureaucratisme, corruption, spéculation, flagornerie, ivrognerie, crapulerie et autres manifestations contraires à notre régime. » Là on peut enfin couper court, car les derniers mots résument ce qui ressort de la presse quotidienne soviétique à propos de la fainéantise et du parasitisme qui sévissent en URSS. D'autre part les revues doctrinales du Parti, après quarante ans de régime soviétique et vingt ans de socialisme intégral, exhortent avec insistance les élites à donner vigueur au «principe » tiré non pas de Marx ni de Lénine, mais de la Ile Epttre aux Thessalonicien:s «Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger.» Il n'est donc pas vrai que l'existence détermine la

4 conscience et que le diamat (matérialisme pseudodialectique) ait réponse à tout. Citons encore une décision parmi cent autres, prises par le Comité central : «Éliminer de la propagande orale et écrite les abstractions et les citations. » Mais cette élimination faite, les propagandistes n'auraient plus rien à dire. Des définitions idéales, il app.ert que le socialisme offre toutes les séductions et satisfactions «livresques», sur le papier, précisément à force d'abstractions et de citations, lesquelles ne sont que propositions stéréotypes prises dans le vieux fonds d'une littérature utopique, jadis respectable, désormais oiseuse hormis pour l'étude historique de l'idéologie du XIXe siècle. Mais de la résolution du Comité central, il s'avère que la réalité dément la fiction, que l'ordre socialiste ressemble au pire désordre capitaliste et que le système soviétique engendre à foison tous les maux qu'il prétendait guérir. MALGRÉ la précédente recommandation de renoncer aux citations, on aura recours à celleci, de Lénine, qui s'applique avec pertinence à ses disciples patentés quand ils se réclament du socialisme : «Mais quoi de plus superficiel que cette façon de juger toute une tendance sur la foi de ce que disent d'eux-mêmes ceux qui la représentent ? » (in Que faire ?, 1902). Pour juger du socialisme soviétique, il. n'est rien de plus approprié que la sagesse antique : «Ou admettez que l'arbre est bon et que son fruit est bon; ou admettez que l'arbre est mauvais et que son fruit est mauvais : car c'est au fruit qu'on connaît l'arbre» (Mt., XII, 33) ; « On ne cueille pas de figues sur les épines; on ne vendange pas de raisin sur les ronces» (Le., VI, 44). La résolution du Comité central relative aux «déficiences>>de l'action idéologique met en cause, volens nolens, l'arbre du national-socialisme phraséologique. rersonne n'est dupe des «encore», des « parfois » et des «souvent » piqués ça et là dans la rf~ontra1:1c~, ~la.uses de style pour. disculper 1 oligarchie infaillible. Les nuances facttces n'atténuent pas le tableau véridique. « L'éloignement de la vie » et la faiblesse des cc contacts avec les ~asses » signi~ent que les communistes professi~nnels sont etrangers aux peuples dont ils ont pns le bonheur en charge. La cc forme abstraite, Biblioteca Gino Biancoi--- LE CONTRAT SOCIAL purement livresque» et le caractère cc inaccessible» du langage que tient le Parti prouvent que celuici ne parle que pour mentir. L'absence de· cc concret» (cent fois répété)• équivaut à du char-· latanisme. La cc mémorisation mécanique » des locutions et clichés de l'Agitprop atteste un psit..: tacisme insincère, tant des orateurs que des auditoires. Le cc patriotisme soviétique » et la cc fierté nationale» sont les pseudonymes d'un chauvinisme et d'un racisme odieux, incompatibles avec les diverses variétés classiques de socialisme : Marx honorait la mémoire d'Anacharsis Cloots, !'Orateur du genre humain et l'apôtre de ce cosmopolitisme que l'école de Staline dénonce toujours comme cc idéologie réactionnaire ». On ne peut que souscrire aux appréciations du • Comité central quand il blâme la cc médiocrité», la cc sécheresse », l' cc indigence » des discours de ses créatures, leur verbiage superficiel, leur défaut d'intelligence. Donnons-lui acte aussi de celles qui visent les savants, les économistes, les philosophes, les historiens, ainsi que les Rlus hautes i1:1stitutionsacadémiques et jusqu'à l'Ecole supérieure du Parti, sans oublier les épaisses revues doctrinales et les chaires de sciences sociales : somme toute, le seul Comité central plane aud_essus?e toute ~itique? de par le système policier qw le rend intangible, et lui seul a l'omniscience nécessaire pour prescrire aux militants responsables de cc rehausser leur propre niveau ~déologique». Il reste à savoir qui éduquera les educateurs. Depuis Pierre Leroux et Robert Owen, les conceptions dites socialistes se sont différenciées à l'extrême et ne se laissent plus inclure dans une définition unique et sommaire. Mais le national-socialisme soviétique étant sorti du domaine des idées pour s'incarner dans les faits, on ne voit que l'antithèse du socialisme international et traditionnel dont la révolution d'Octobre avait voulu mettre en œuvre les principes. Il n'y a plus rien de commun entre le mot et la chose. ·Certes, le régime soviétique cc ignore le chômage et les crises économiques de surproduction », comme dit le Dictionnaire Encyclopédique paru sous Staline et réédité sous Khrouchtchev. Le national-socialiste Hitler aussi avait liquidé le chômage et quant aux crises de surrroduction,. nul ne conteste que l'Union soviétique en soit exempte. B. Souv ARINE. ,

T SUR L'HISTOIRE DU COMINTERN par Jane Degras IL EST PEU PROBABLE qu'une histoire satisfaisante de l'Internationale communiste soit écrite prochainement, car les archives sont à Moscou et les articles parus depuis deux ou trois ans dans les périodiques soviétiques et qui prétendaient traiter de cette organisation montrent avec évidence qu'on n'entend pas les utiliser autrement qu'à des fins très limitées de polémique et de propagande. Rien virtuellement n'a été publié pendant une quinzaine d'années dans la presse communiste sur le Comintern ; la décision d'en faire de nou- ·veau un sujet légitime d'historiographie fut probablement prise en relation avec la campagne massive visant à rattacher les dirigeants actuels et leur régime aux origines léninistes (certains articles commencent et finissent par des citations de Khrouchtchev). 11 y a des morceaux sur« Lénine au premier Congrès », «Lénine au deuxième Congrès», etc.; d'autres sont des souvenirs sur· Lénine, et tous citent à profusion le fondateur. L'éditorial de Voprossy lstorii K.P.S.S. (1959, n° 3) sur l'importance d'étudier l'histoire du mouvement communiste contient 23 références à des citations dont 19 sont de Lénine. Cela, soit dit en passant, dans un article qui parle de «l'abondance de matériaux » disponibles pour de telles études. Après avoir lu ces articles, on peut ~e en vérité qu'on n'en sait pas plus qu'avant sur le Comintern 1 • Mais s'ils n'éclairent pas, ils parI. Trois ans après la publication du volume documentaire sur le Comintem composé par l'auteur de ces lignes, deux revues soviétiques en ont rendu compte. Pour illustrer le niveau de ces comptes rendus, on peut citer celui de Novaia i Noveichara lstoriia (1959, n° 2, p. 181) : u Degras va jusqu'à calomnier la classe ouvrière, déclarant que "l'échec de la grève internationale lancée pour soutenir la Russie soviétique et la Hongrie soviétique montra clairement que le ) Biblioteca Gino Bianco viennent à abuser ; et ils ont d'autres caractères communs - ou plutôt ce qui leur est commun est leur manque de caractère. Ils sont uniformément mous et mollement uniformes, à un niveau mortellement bas de lourde tromperie. Tous auraient pu être écrits par la même main sans nerf; pas un ne reflète - ce qu'on aurait au moins pu attendre de comptes rendus de ces origines - le sens de l'histoire en cours, les espoirs et les craintes, les illusions et les désespoirs qui virent le jour et fleurirent en Europe à la fin de. la guerre de 1914-18. Et cela n'est pas surprenant, car si ces auteurs doivent avoir constamment présent à l'esprit qu'il existe des noms qui ne peuvent être mentionnés, des événements qui doivent être subrepticement déplacés dans le temps, des débats où les paroles des opposants sont à censurer, sinon leurs rôles à renverser, comment leur travail peut-il avoir la moindre authenticité ? 11 y a plus de quarante ans que le Comintern a été fondé, dix-sept qu'il a été dissous. Aucun auteur communiste n'a encore tenté d'en écrire - l'histoire ou d'en apprécier la signification. L'éditorial déjà cité se plaint d~ manque d'attention que les historiens soviétiques manifestent envers le mouvement communiste. Pas une thèse de doctorat n'a été consacrée à ce thème: A ce propos, il est à noter que les historiens les plus expérimentés, les plus hautement qualifiés, n'orientent pas suffisamment leurs travaux sur les questions du mouvement ouvrier international. A peine si un acadéprolétariat de France et d'Angleterre était hostile à la Russie soviétique et se tenait aux côtés de Clemenceau et de Lloyd George " (p. 64). » Il est vrai que ces mots figurent à la page 64, mais il s'agit d'une citation de Rakosi au deuxième Congrès du Comintem et non d'une calomnie de l'auteur. Ce passage et d'autres similaires sont à la base de l'accusation selon laquelle l'ouvrage se caractérise par des falsifications, des déformations, etc.

6 micien ou un correspondant de l'Académie des sciences de l'URSS et des Républiques fédérées s'est consacré à une recherche sur ces questions d'importance vitale. Les rares qui s'en occupent se concentrent pratiquement tous sur le xixe siècle et le début du xxe. L'Institut du marxisme-léninisme n'a pas produit « un seul ouvrage s~.trla récente. histoire du mouvement communiste et ouvrier ». Où en est, poursuit l'article, la série promise des rééditions des comptes rendus sténographiques du Comintern ? Et il presse les historiens d' « améliorer leur équipement théorique, d'acquérir 1:111e profonde maîtrise de la méthodologie mat"Xl:ste en matière de recherche et de documentation historique, base essentielle de la recherche scientifique». ON A PEINE à croire que cela soit sérieux, car ce ne sont pas la méthodologie déficiente ni l'insuffisance des matériaux qui rendent impossible le vrai travail historique dans ce domaine. Deux articles concernant la fondation du Comintem montrent clairement où sont les difficultés réelles 2 • Le premier donne comme sources pour le premier Congrès les écrits de plus de douze personnes dont une seule était présente elle-même au congrès. Il ne cite pas les mémoires d'AngelicaBalabanovaqui y assista et fut nommée première secrétaire du Comintern. (La plus grande partie de l'article est consacrée à la préhistoire de la nouvelle organisation qui a été dite et redite sans fin.) L'invitation à la réunion qui devait devenir le premier Congrès fut rédigée par Trotski et signée pour les bolchéviks par Lénine et Trotski, mais pour éviter de le dire M. Trofimov écrit que « Lénine reçut le projet de l'appel rédigé suivant ses instructions». La grande majorité des participants à la réunion résidaient en Russie et ne pouvaient prétendre parler au nom d'aucune organisation, mais M. Trofimov n'en dit rien. Il ne dit pas non plus qu'en s'opposant à la création prématurée de la 3e Internationale, conformément aux instructions de son parti, Eberlein, délégué allemand (qui s'abstint au vote), déclara : « La Belgique, l'Italie ne sont pas représentées, le représentant suisse ne peut pas parler au nom du Parti ; la France, l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal sont absents ; et l'Amérique n'est pas non plus en mesure de dire quels partis nous soutiendraient 3 • >> Le manifeste du congrès fut écrit par Trotski, la plate-forme par Boukharine. Sans mentionner ces faits, M. Trofimov dit que les principes compris dans la plate-forme « unissent toujours les partis communistes dans leur lutte contre l'impérialisme ». 2. Trofimov in Voprossy lstorii K.P.S.S., 1957, n° 4; Tsitovitch in Novaia i Novefchaia Istoriia, 1959, n° 2. 3. Der I. Kongress der K.J., 1921 :P• 134. · Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Le Comité exécutif (C.E.I.C.) élu par le congrès avait pour président Zinoviev et pour secrétaire Radek. Mais on n'en souffle mot. M. Tsitovitch n'est pas plus instructif. Il attribue à Lénine le manifeste (comme le font · aussi les éditions de 1935 et postérieures des Œuvres de Lénine, mais non les précédentes ; et comme le manifeste avait été inclus dans les Œuvres de Trotski publiées à Moscou dix ans plus tôt sans avoir été contesté, il ne peut y avoir de doute). Il désigne Reinstein comme « délégué» des États-Unis, bien qu'en fait celui-ci ait été délégué par le parti socialiste ouvrier américain en 1917 pour un objet tout à fait différent et dans un tout autre pays (pour assister au congrès avorté de Stockholm) et qu'à l'époque il ait été employé au commissariat des Affaires étrangères à Moscou ; son action fut désavouée par son parti. M. Tsitovitch parle aussi de la plate-forme sans nommer Boukharine ainsi que de la résolution sur la 2e Internationale sans dire qu'elle fut rédigée par Zinoviev. En fait, à part Lénine, tous les bolchéviks de premier plan qui guidèrent le travail du Comintern pendant ses années de formation, qui rédigèrent ses thèses et ses résolutions et établirent ses statuts - par exemple, Trotski, Zinoviev, Radek, Racovski, Boukharine - devaient tomber plus tard victimes du régime et ne peuvent donc être mentionnés sinon en exécration. Condamnés comme espions, traîtres et saboteurs, leur œuvre pourrait raisonnablement être jugée comme méritant le même sort, ou du moins il serait logique d'attribuer les échecs du Comintem à leur activité néfaste. Mais non. Car, en premier lieu, cela impliquerait qu'une organisation présidée par les Russes pouvait se tromper, et l'on n'admet jamais que le Comintem comme tel ait commis une erreur ; en second lieu, cela impliquerait que Lénine, qui prit part aux quatre premiers congrès, était incapable de distinguer entre loyalisme et trahison ; et enfin cela priverait le Comintem de la plupart de ses plus fameuses déclarations publiques - plate-forme et programme rédigés par Boukharine, manifestes des premier, deuxième et cinquième congrès rédigés par Trotski *, thèses sur la bolchévisation rédigées par Zinoviev, thèses sur le front •uni rédigées par Radek. Cela détruirait toute la mystique du Parti infaillible, si les hommes qui décident en son nom sont humains, faillibles et même traîtres. Des sept membres du Politburo après la mort de Lénine·, six - aux yeux du septième - s'avérèrent ennemis de la révolution et la seule punition possible de leurs méfaits était la mort. Mais leur travail ne pouvait être condamné, car le Politburo lui-même doit être infaillible, indépendamment de la qualité de ses membres. • Les manifestes des troisième et quatrième Congrès ont été de même écrits par Trotski ( N.d.l.R.J. J,

• JANE DEGRAS Le moyen d'éviter des dilemmes embarrassants de ce genre a été suggéré par Partiinaïa Jizn (1956, n° 4, p. 44) : Les publications de documents et de recherches sont souvent considérablement appauvries parce qu'elles ne comprennent pas de nombreux documents officiels du Parti et du gouvernement qui provenaient de la direction collective et qui expriment correctement la politique du Parti et du gouvernement, mais sont signés par des gens qui furent révoqués plus tard de la direction... Pourquoi ne pas les publier comme produit collectif, sans aucune signature, avec la seule indication de l'organisation dont ils émanaient ? LE SILENCE sur ceux qui, en fait, dirigeaient l'I.C. est la caractéristique la plus générale des articles. Un certain M. Hermann Matern 4 , qui écrit sur la fondation du parti communiste allemand, dit qu'à son premier congrès un comité central de douze membres fut élu et il cite quelques nol)ls, mais pas Frolich, Levi, Meyer et Thalheimer, et il omet de dire que Radek y assistait comme T représentant du P.C. russe. Le congrès de Halle· au cours duquel Zinoviev, dans un discours de quatre heures, rallia la majorité des socialistes indépendants (donnant ainsi quelque 300.000 membres de plus au P.C. allemand qui n'en comptait pas tout à fait 40.000 ), fait l'objet d'une ligne et demie - Zinoviev n'étant naturellement pas mentionné, - bien qu'à l'époque ce fût une nouvelle à la page une dans toute la presse. Ne sont pas nommés non plus ceux qui dirigeaient le P.C. allemand à l'époque du fiasco de 1923. Brandler et Thalheimer ne sont même pas accusés d'erreur, car «le Parti» n'en commit pas, il «manquait de maturité» ; la crise qui secoua le P.C. allemand après ce triste échec fut une des plus graves de son histoire et eut des répercussions dans toute l'Internationale, mais dans l'article de M. Matem la dispute est escamotée en quelques phrases qui, par une confusion de temps délibérée, font croire que Maslow et Ruth Fischer furent les «opportunistes» responsables de la faiblesse du P.C. allemand, alors qu'en fait ils étaient les dirigeants agréés par Moscou après qu'on eut fait de Radek, Brandler et Thalheimer des boucs émissaires pour les événements de 1923. Clara Zetkin (dont le prestige était si grand qu'elle fut élue à !'Exécutif à titre individuel et dont les Souvenirssur Lénine furent à un moment donné un livre communiste à succès) n'obtient pas un regard dans l'histoire de M. Matem, bien qu'elle fasse toujours partie du panthéon soviétique - mais c'est qu'elle défendit Paul Levi qui accusa le P.C. allemand d'irresponsabilité 4. Novaia i Noveïchaia Istoriia, 1959, n° 2 • Biblioteca Gino Bianco 7 lors de « l'action de mars » 1921, et plus tard Brandler et Thalheimer, déclarant que c'est l'ensemble de !'Exécutif qui devrait assumer la responsabilité de leurs actions. Un autre article de M. Tsitovitch sur Lénine au troisième Congrès du Comintern 5 ne fait aucune allusion à la défense de Levi par Clara Zetkin ni à l'accusation formulée par celle-ci contre !'Exécutif comme étant largement à blâmer « pour les mots d'ordre erronés et l'attitude politique fautive du Comité central [du P.C. allemand]». Dans ses « Rencontres mémorables » lamentablement peu mémorables, M. Gallacher 6 mentionne bien Brandler, Thalheimer et Zetkin. Il se souvient même avoir rencontré Smeral, mais non, apparemment, Zinoviev, Radek et Trotski. Un autre article anglais, celui de M. Pollitt 7, est non moins maigre ; ses mémoires peuvent virtuellement être réduits à une liste des principales résolutions et thèses adoptées aux congrès et autres réunions du Comintern. Gallacher est suivi dans le même numéro par M. Gopner qui écrit sur le deuxième Congrès. A en croire M. Gopner, Lénine représentait seul le P.C. soviétique. Mais en fait, parmi les documents du congrès il y a des thèses sur le rôle du parti communiste dans la révolution prolétarienne rédigées et préfacées par Zinoviev ; des thèses sur· 1e travail dans les syndicats, présentées par Radek ; des thèses sur les partis communistes et le parlement, rédigées par Trotski et Boukharine. Le manifeste du congrès fut écrit par Trotski et présenté par lui comme discours J de clôture. Ces hommes ne sont pas seuls absents ; la guerre avec la Pologne n'est pas mentionnée, bien qu'il existât de nombreux témoignages qui rappellent comment les délégués suivaient sur la grande carte accrochée dans la salle du congrès les mouvements des armées soviétique et polonaise. Sans doute M. Gopner juge-t-il peu politique de suggérer que la Russie soviétique n'était rien moins que bienveillante à l'égard de la Pologne - encore que Lénine, selon Clara Zetkin, ait dit : «Les Polonais voyaient dans l'Armée rouge des ennemis et non des frères et des libérateurs 8 • » Le troisième Congrès est évoqué par la publication (posthume) de quelques souvenirs du communiste bulgare Kolarov, donnés << sous une forme abrégée » 9 • Ils concernent principalement les critiques de Lénine contre Bela Kun pour son attaque contre l'« opportunisme» du 5. Voprossy lstorii, 1957, n° I. 6. Novaia i Noveïchaia Istoriia, 1959, n° 2. 7. Voprossy lstorii, 1959, n° 3. 8. K. Zetkin : Reminiscences of Lenin, Londres 1929, p. 20. 9. Voprossy Istorii K.P.S.S., 1960, n° 2. «Abréviation» est un des crimes sinistres dont sont accusés les écrivains non communistes qui utilisent des documents communistes. Aucune raison n'est donnée pour les coupures faites dans le texte de Kolarov.

8 P.C. français. Kun, réhabilité officiellemen! au xx.e Congrès du P.C. de l'URSS, peut maintenant être mentionné, mais qui donc étaient les Français anonymes ? Loriot était là, mais son nom est anathème ; !'Exécutif constitué après le troisième Congrès avait pour représentant du P.C. français Boris Souvarine, et comment peut-on dire, explicitement, que Lénine défendit Loriot et Souvarine ? Lénine au quatrième Congrès est le sujet, dans le même périodique, des souvenirs d'un certain Runge. Il raconte que Lénine lui conseilla de profiter alors de la présence des dirigeants communistes pour obtenir leur collaboration régulière à Inprekorr, bulletin du Comintern lancé l'année précédente. (Si un conseil aussi élémentaire était nécessaire, M. Runge devait être bien peu malin.) Qui feuillettera Inprekorr, écrit-il, « verra que les articles de base étaient toujours écrits par les camarades dirigeants de nos partis. Nous n'en nommerons que quelques-uns. » Pour le parti allemand, il cite Thaelmann, Pieck « et autres » ; pour le français, Cachin, Thorez, Sémard, Berlioz « et autres»; pour l'espagnol, Diaz, Ibarruri « et autres ». Il est intéressant de consulter les premières années d' Inprekorr pour voir qui y collaborait. Pendant les quatre premières années (1921-24), il n'y eut aucun article de Berlioz, Diaz, Gramsci, Ibarruri, Longo, Thaelmann et Thorez ; il y en eut 6 de Cachin, 2 de Pieck, 3 de Sémard et I de Togliatti. En revanche, fréquents furent ceux de collaborateurs dont les noms sont interdits aujourd'hui : 18 de Brandler, 21 de Thalheimer et 22 de Frolich, 18 de Victor Serge, autant de Treint, et 23 d'Andrès Nin. (Notre collection d'Inprekorr n'est pas tout à fait complète, mais les numéros qui manquent ne changeraient guère le tableau.) A ce propos, M. Runge ne dit pas que lorsque Inprekorr publia pour la première fois un article de Staline (en janvier 1923), il dut expliquer à ses lecteurs qui était ce monsieur - voilà pour le meilleur• disciple de Lénine **. ** Le M. Runge mentionné par Jane Degras est évidemment un imposteur : personne ne l'a jamais connu à Jnprekorr où il a été peut-être un obscur employé subalterne, mais n'a pu jouer aucun rôle; et Lénine ne s'est jamais occupé ainsi de ce bulletin dont la direction pratique incombait à Julius Alpari, sous l'autorité du Comité exécutif de l'I. C., de sa section de presse ( otdiel petchati) ou de son secrétariat. D'autre part, il est faux que les leaders du mouvement communiste aient pu apporter à 11:prekorr. une c?_llabor~tion régulière et originale, pour la simple raison qu Ils étaient trop absorbés par maints travaux et n'avaient pas le temps d'écrire de tous côtés. Les articles signés et les documents collectifs provenant du P.C. de l'URSS et du Comité exécutif de l'I.C., traduits du russe étaient emp_~tés . à la presse soviétique; ce fut et c'est encore le prmcipal mtérêt du bulletin en question. Il en allait de même quant à nombre d'articles et de documents qui paraissaient simultanément, ou presque, dans Inprekorr et dans la presse communiste allemande. Mais non pas quant aux textes d'autres sources. Il importe de noter que les édi- -- LE CONTRAT SOCIAL PERSONNE, bien entendu, ne demande et encore moins n'explique · comment des personnages infâmes purent duper l'infaillible Lénine et, pendant des années, le non moins infaillible Staline, ni pourquoi les plus éminents serviteurs de la révolution, parvenus aux plus hauts postes que le pays pût offrir, jugèrent . avantageux de défaire l'œuvre à laquelle ils avaient consacré leur vie. Ces récents articles ne vont pas jusqu'à dire « hyène fasciste» pour étayer les accusations contre Trotski, Zinoviev, Kamenev, etc.., mais M. Rouban, dans un article sur l'opposition trotskiste-zinoviéviste 10 , affirme que Trotski et ses alliés Zinoviev et Kamenev entrèrent au Parti « avec une lourde charge de menchévisme ». Lénine était manifestement incapable de reconnaître le 1nenchévisme même chez ses plus .proches compagnons ; ou s'il le reconnaissait, il n'y voyait pas d'obstacle à l'exercice par eux des plus hautes fonctions - Trotski comme commissaire aux Affaires étrangères et, plus tard, à la Guerre; Zinoviev comme président de l'Internationale communiste et chef du Parti à Léningrad ; Kamenev comme chef du Parti à Moscou. M. Rouban s'étend assez longuement sur la quatorzième conférence du Parti (avril 1925); jonglant avec les dates et les événements et décla~ rant que l'opposition était contre l'industrialisation, il donne un tableau absolument faux des disputes qui divisèrent les dirigeants après la mort de Lénine. Il écrit qu'en 1925 la Russie entrait dans une nouvelle phase d'industrialisation socialiste. Il n'en fut évidemment rien; cela arriva plus de deux ans plus tard, au xve Congrès à la fin de 1927, et la politique d'industrialisation n'entra pas en vigueur avant la fin de l'année suivante. La conférence de 1925 élargit en fait les limites de l'agriculture et du commerce privés; c'est cette politique de conciliation et d'encouragement aux paysans aisés (liquidés plus tard comme koulaks) qui provoqua l'opposition de Kamenev et le poussa ainsi que Zinoviev à rompre ,avec Staline puis, l'année suivante, à se joindre à Trotski. M. Rouban ne mentionne pas les années 1923-25 pendant lesquelles Staline coopéra avec Zinoviev tions, en trois langues, ne sont pas concordantes. L'édition française, faite par Robert Petit et Victor Serge, diffère beaucoup de l'allemande. Faute d'obtenir de Paris les articles demandés aux dirigeants du Parti, malgré des appels réitérés, il fallait du remplissage journalistique pour paraître à temps : Victor Serge, surtout, y pourvoyait d'une plume intarissable (sa contribution fut trois fois plus abondante que Jane Degras ne la signale, mais sous une autre signature et d'autres initiales). Plus les militants assumaient de responsabilités, moins il leur était loisible d'écrire spécialement ·pour Inprekorr. Les articles de Brandler, Thalheimer, Frô- . lich paraissaient dans plusieurs journaux. Treint et Nin ont beaucoup écrit alors qu'ils se trouvaient disponibles. Titre du bulletin en français : La Correspondance Internationale, publiée successivement à Berlin, Vienne et Paris. Inprekorr. t:st l'abréviation du titre en allemand (N.d.l.R.). 10. Voprossy Istorii K.P.S.S., 1958, n° 5.

JANE DEGRAS et Kamenev pour discréditer Trotski ; il ne dit pas davantage que, peu avant le XIVe Congrès (décembre 1925), Zinoviev et Kamenev eurent le plein appui de Kroupskaïa ; que le principal grief de l'opposition de Léningrad était l'abandon dans lequel on laissait l'industrie; que les partisans de Kamenev furent révoqués de leurs postes ; que Kroupskaïa protesta contre la croissance du « culte de Lénine», invitant à discuter les problèmes au lieu de citer les écrits de son défunt mari ; que Trotski garda le silence tout au long du Congrès où la majorité ne se distingua que par la grossièreté, le cynisme et un comportement de voyous. Malgré tout, il faut rendre justice à M. Rouban. L'article sur le Comintern dans la 2e édition de la Grande Encyclopédie Soviétique ( vol. 22, mis sous presse en septembre 1953, c'est-à-dire six mois après la mort de Staline), disait de Trotski, Zinoviev, Boukharine et leurs partisans qu'ils étaient « à la solde des services de renseignements impérialistes comme assassins, espions et diversionnistes ». Selon M. Rouban, ils « se joignirent à la contre-révolution intérieure et extérieure et devinrent une force antisoviétique ». Il les accuse de « haine contre le Parti et les soviets », mais ne juge pas nécessaire d'expliquer l'origine de cette haine. Et par moments son cœur pourtant vaillant défaille. En écrivant sur la septième réunion plénière de !'Exécutif (décembre 1926), il consacre une phrase au débat et à la résolution sur la question chinoise - qui fut alors la question la plus âprement débattue. L'opposition, dit-il, « profita des échecs momentanés de la révolution chinoise pour attaquer le Comintern ». Un historien de ce calibre aurait pu aisément suggérer que Staline voulut la rupture du P.C. chinois avec Tchang Kaï-chek tandis que Trotski préconisait l'alliance avec Tchang, laissant entendre ainsi l'exact opposé de la vérité, comme il le fait ailleurs dans son article. UN LONG ARTICLE de M. Kisliakov dans Voprossy Istorii (1959, n° 12) concerne « la lutte du P.C. allemand pour établir un front antifasciste commun pendant les premières années de la dictature fasciste». (Personne ne semble avoir eu le courage d'écrire sur la tactique du P.C. allemand avant l'arrivée des nazis au pouvoir.) Les fascistes furent appelés au pouvoir, dit M. Kisliakov, par les milieux agressifs de l'impérialisme allemand avec l'appui des milieux dirigeants américains, anglais et français, et ils Y-urent le faire grâce à la politique des socialistes (S.P.D.) qui avait divisé et désarmé la classe ouvrière. En dix occasions, dit-il, entre juillet 1932 et le 30 janvier 1933 (date à laquelle Biblioteca Gino Bianco 9 Hitler devint chancelier), le P.C. allemand proposa une grève générale au S.P.D. qui fit la sourde oreille. Il proposa même une grève générale le 1er mars 1933, mais le S.P.D. refusa derechef, car «il craignait la révolution plus que la dictature fasciste». (Plus tôt, quand le S.P.D. et les syndicats discutaient l'éventualité d'une grève générale, le Comintern l'avait traitée de « mot d'ordre démagogique » et de «manœuvres abominables et visqueuses » ; cf. Communist International, 15 mars 1932, p. 15r.) Pour prouver que le S.P.D. était «prêt à collaborer avec Hitler », M. Kisliakov va droit à la source : la Pravda. Le même journal lui fournit l'information que, «sur les instructions de Gœring, les dirigeants du S.P.D. (...) visitèrent nombre de pays européens, ayant accepté la honteuse mission de réhabiliter les atrocités fascistes devant l'opinion mondiale». Sur la politique du P.C. allemand pendant les dix années écoulées entre le putsch de Hitler en 1923 et son avènement à la chancellerie, nous n'apprenons pas grand-chose sinon qu'il y eut des «erreurs». L'auteur cite Pieck Pendant les deux ans qui précédèrent la dictature de Hitler, il y eut de sérieuses erreurs, tant statégiques que tactiques, dans la conduite de notre politique (...) dans l'appréciation de la situation et du rapport des forces de classes ainsi que dans l'orientation de notre principale attaque. Le lecteur (mais non M. Kisliakov ni d'ailleurs M. Pieck) pourrait demander : si l'appréciation de la situation était fausse, si le P.C. allemand fut incapable de comprendre ce qui se passait en Allemagne, s'il s'engageait dans la mauvaise direction, qu'y eut-il d'autre que des erreurs dans sa politique ? Que faisaient ses dirigeants qui se prétendaient armés d'une théorie scientifique pour une analyse et des prévisions correctes ? Et ne pourrait-on pas les considérer comme au moins aussi responsables que les infortunés dirigeants du S.P.D. qui, après tout, ne se targuaient pas d'avoir un aussi merveilleux outillage scientifique ? Cependant Thaelmann finit par comprendre, un peu tard il est vrai. A la réunion du Comité central du P.C., le .7 février 1933, nous dit-on, il «mit devant les communistes comme leur première tâche la création d'un front commun, l'organisation d'une lutte de masse contre le fascisme». (M. Korsounski attribue la formulation de cette «première tâche» au camarade Ulbricht 11 .) Mais si le P.C. allemand ne se préoccupait pas avant tout d'organiser la lutte contre le fascisme avant l'arrivée de Hitler au pouvoir, que faisait-il donc? Cette question n'intéresse pas M. Kisliakov, mais il n'est guère difficile de trouver la réponse. II. Voprossy lstorii K.P.S.S., 1960, n° 1, p. 96.

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