36 des ordres qu'il pouvait donner ou ~e ses propr~s désirs. A cet égard, elle se montrait plus doctrinaire que Lénine. Elle critiqua beaucoup plus violemment la politique ~tid~mocratiqll:e ,de Lén!,ne ~t. de Trotski, qw avaient suppnme toute vie politique libre et instauré non pas une dictature des masses, mais une dictature sur les masses. Elle déclarait sans équivoque : C'est un fait notoire incontestable que précisément, sans une liberté illimitée de la presse, sans une vie d'associations et de réunions affranchie d'entraves, il est tout à fait impossible de concevoir la domination de grandes masses populaires 12 • Et elle prédisait que... ...en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie soit de plus en plus paralysée dans les soviets mêmes. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie est le seul élément qui reste actif. C'est une loi à laquelle nul ne se soustrait... La vie publique entre peu à peu en sommeil ; quelques douzaines de chefs de parti, d'une énergie inépuisable et d'un idéalisme sans bornes, dirigent et gouvernent; parmi eux, la direction est en réalité aux mains d'une douzaine d'hommes à cerveau éminent, et une élite de la classe ouvrière est de temps à autre convoquée à des réunions pour applaudir aux discours des chefs, voter à l'unanimité les résolutions qu'on lui présente - c'est donc, au fond, un gouvernement de coterie - une dictature, il est vrai, mais non pas la dictature du prolétariat, non : la dictature d'une poignée de politiciens, c'està-dire une dictature au sens bourgeois 13 • R. Luxembourg n'avait nullement adhéré à la « démocratie bourgeoise», elle n'était pas non plus opposée à la dictature. Elle s'en tenait à la plate-forme adoptée par Marx en 1848 : la dictature des grandes masses populaires signifiait pour elle la même chose que la démocratie révolutionnaire, une dictature contre la petite minorité des capitalistes et des propriétaires fonciers, et non pas contre le peuple : Oui, oui, dictature ! Mais cette dictature consiste dans la manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des mainmises énergiques et résolues sur les droits acquis et les conditions économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut se réaliser. Mais cette dictature doit être l'œuvre de la classe et non d'une petite minorité dirigeant au nom de la classe : autrement dit, elle doit provenir, au fur et à mesure, de la participation active des masses, rester sous leur influence immédiate, être soumise au contrôle du public tout entier, être un 'produit de l'éducation politique croissante des masses populaires 14 • Les masses doivent participer activement à la vie politique et à la formation de l'ordre nouveau. « Autrement, le socialisme est décrété, octroyé, 12. La Révolution russe, p. 38. · 13. Ibid., p. 42. 14. Ibid., p. 46. LE CONTRAT SOCIAL du haut du tapis vert du bureau d'une douzaine d'intellectuels 15 • » · . Et les masses ne peuvent faire leur éducation politique et acquérir de l'expérience sans liberté politique : c'est là que R. Luxembourg prit cons-.· cience du gouffre qui séparait son socialisme . libertaire du socialisme totalitaire : La liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres d'un parti - fussent-ils aussi nombreux qu'on voudra - n'est pas la liberté. La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement 16 • Ce qui prouve son génie politique, c'est qu'elle écrivit ces mots quelques mois seulement après le début de la dictature bolchévique. La brochure ne fut publiée que quelques années après la mort de R. Luxembourg ·par son disciple Paul Levi (son successeur à la tête du parti communiste allemand) lorsqu'il eut rompu - avec Moscou. LA RÉVOLUTION allemande de novembre 1918 ouvrit à R. Luxembourg les portes de la prison. Elle déploya au cours des dernières semaines de sa vie une activité fiévreuse, exhortant les masses à l'action révolutionnaire et exprimant son mépris pour les dirigeants modérés de la social-démocratie qui s'étaient soudainement trouvés au pouvoir. Elle donna de nombreux articles au journal communiste Die Rote Fahne, qu'elle publiait avec Karl Liebknecht. Contrairement à la majorité des communistes, elle crut nécessaire de participer aux élections à l'Assemblée nationale prévues pour janvier 1919 ; mais elle le fit pour des raisons tout autres que celles de la plupart des socialistes qui avaient foi dans la démocratie parlementaire et non dans la révolution. Le parlement était pour elle une plateforme révolutionnaire : Nous voici au milieu de la révolution et l'Assemblée nationale est une forteresse contre-révolutionnaire. Il est donc essentiel d'y mettre le siège et de la réduire. Il faut mobiliser les masses contre l'Assemblée et les appeler à la bataille : il faut pour cela utiliser les élections et la plate-forme de l'Assemblée. Il faut participer aux élections, non pour voter des · lois en compagnie de la bourgeoisie et de ses mercenaires, mais pour chasser du temple les bourgeois et leurs séides, pour prendre d'assaut la citadelle de la contre-révolution et avant tout lever victorieusement l'étendard de la révolution prolétarienne. Il faudrait pour cela- une majorité à l'Assemblée ? Seuls peuvent le croire ceux qui· rendent hommage au crétinisme parlementaire, ceux qui veulent faire. dépendre la révolution et le socialisme de majorités au parlement. Ce n'est pas la majorité à l'intérieur du -parlement qui décide du sort de l'Assemblée, mais les masses de travailleurs à l'extérieur, dans les usines et dans la rue ... 15. Ibid., p. 41. 16. -Ibid., p. 39.
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